Créé le: 19.08.2022
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La treizième lame

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© 2022-2025 1a Motus

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La baie d'Arcachon, c'est le coup de foudre de son enfance. Malik, c'est le démon de midi et demie. Et ces deux amours la poussent à des décisions radicales...
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Ils sont une bonne trentaine serrés dans une petite salle aux murs blancs quand Béatrice rejoint la réunion à l’Espace Dickens de Lausanne. Plusieurs tête se retournent à son arrivée, des têtes nettement plus jeunes que la sienne, surmontées de dreadlocks ou de chignons, pas vraiment les mêmes codes. Pourtant Béatrice se sent vite à sa place. Elle encaisse les interventions successives comme autant de coups de poing dans le thorax, leurs paroles réveillent une conscience enfouie au plus profond d’elle-même, noyée parmi mille autres préoccupations qui n’auront bientôt plus lieu d’être si on ne se soucie pas de celle-ci en priorité, et soudain les chiffres la terrifient, elle qui, voici à peine plus de vingt ans, a jeté un enfant dans ce monde à l’agonie.

En les écoutant tour à tour, elle prend pleinement la mesure du désastre. Elle en est encore sonnée quand l’animateur lui cède brusquement la parole.

– Je n’ai rien préparé, je suis moins bien informée vous, je venais juste…

– Dans une assemblée citoyenne, chacune et chacun est invité à s’exprimer. Dis-nous ce qui t’amène.

Surprise par le tutoiement, Béatrice prend une grande inspiration. Parler en public ne lui a jamais posé problème, elle qui dirige une équipe de Corporate eCommerce chez Nestlé et donne régulièrement des conférences. Mais il s’agit en l’occurrence d’un sujet plus intime et beaucoup moins maîtrisé : étaler devant des inconnus une angoisse qui l’a saisie aux tripes lorsqu’elle a vu brûler, par écran interposé, les pinèdes de la baie d’Arcachon.

– Les forêts qui sont en train de brûler en Gironde, j’y ai souvent passé mes vacances dans mon enfance. C’est moi qui insistais pour qu’on y retourne, alors que mes parents avaient plutôt envie de découvrir d’autres régions. J’avais eu un vrai coup de foudre pour ces pins immenses et leurs pommes magnifiques, ces sols jonchés d’aiguilles…

Sa voix s’étrangle, elle s’interrompt un instant, tente de se ressaisir.

– J’ai un fils à peine plus jeune que vous. Je l’ai emmené camper là-bas, vers la dune du Pilat quand il avait dix ans. C’est un gamin merveilleux, mais il n’a pas ressenti la même émotion que moi à son âge. Quand j’ai vu tous ces incendies, j’ai juste éprouvé le besoin de me joindre à des gens qui partagent les mêmes sentiments que moi. Parce que dans mon univers professionnel…

Elle s’interrompt à nouveau et l’animateur en profite pour rappeler que les feux de forêt dégagent quantités de particules fines hautement toxiques qui font ensuite le tour de la planète. Elles rendent l’air irrespirable et tuent des milliards d’animaux.

– Je ne m’attendais pas à tomber sur un groupe si…, avoue Béatrice.

– Tu as tout-à-fait ta place parmi nous, assure un jeune en lui tendant un dépliant.

Béatrice y jette un coup d’œil : La sécheresse menace notre sécurité alimentaire et nos réserves d’eau potable. Au dos, un formulaire d’adhésion à Extinction Rébellion. Elle glisse le papier dans son sac à main et se promet d’en faire usage.

 

Elle n’aurait pas pensé qu’une manifestation implique autant de préparatifs. Le parcours, les autorisations de police, la communication, les panneaux, les slogans, la sono. C’est drôle d’être à la fois la doyenne du groupe et la moins expérimentée. Mais Malik l’initie avec une patience et une bienveillance infinie.

– Les boucles de rétroaction, c’est des phénomènes qui se renforcent. La plupart fonctionnent avec un point de bascule à partir duquel l’habitabilité de la planète est remise en question.

Quand il parle, son regard prend une intensité fascinante. Malgré son Master en sciences po, il se contente de petits boulots occasionnels, parce que sa priorité est ailleurs. À quoi me servirait-il de gagner plein de flouze si l’air est devenu irrespirable et l’eau imbuvable ? demande-t-il pragmatique et Béatrice ne peut s’empêcher d’admirer son courage. Tandis qu’elle occupe à elle seule une villa avec vue sur le lac, cet homme de trente-et-un ans partage un quatre-pièce avec deux autres militants et n’hésite pas à le transformer en QG pour la bonne cause. Comme cet après-midi où ils sont en train de sprayer des cartons.

Elle a accumulé assez d’heures supplémentaires pour s’offrir un après-midi de congé, même si ça tombe toujours mal et qu’elle va le payer par un surcroît de stress le lundi, à moins de passer au bureau dimanche expédier quelques mails et résorber un peu la pile de dossiers en souffrance. Après la manif, bien sûr, car il n’est pas question de rater ce moment. Béatrice sent monter en elle une fébrilité qu’elle n’a plus connue depuis des décennies.

Il faut dire que le charisme de Malik a quelque chose d’enivrant. Ce garçon dégage une telle force de conviction et tant d’enthousiasme que c’en est contagieux. Les gens que Béatrice côtoie habituellement sont si mornes, ternes et éteints en comparaison. Surtout dans son milieu professionnel !

Le sentiment de renouer avec la fougue de ses vingt ans se renforce encore le lendemain, lorsqu’ils défilent tous deux en tête du cortège en brandissant leur pancarte et en clamant des slogans sous l’œil des caméras. La circulation ayant été détournée, la route est à eux, comme lors des dimanches sans voiture de sa jeunesse. Dans cette foule bigarrée, un autre monde semble possible, comme un rêve à portée de main. À se demander comment elle a pu passer tant d’années dans un entonnoir.

Après un tel shoot d’adrénaline, l’idée de passer au bureau paraît totalement saugrenue. Quelques militants se retrouvent chez Malik, assis par terre autour d’une table basse, pour un debriefing assorti d’un petit repas vegan. Béatrice ne peut s’empêcher d’admirer la cohérence de cette jeunesse qui applique ses convictions à tous les pans de sa vie. Pour essayer de sauver un monde détruit par sa génération.

Lorsque les derniers invités repartent, elle se résout à contrecœur à prendre congé de Malik.

– T’as été géniale, s’enthousiasme-t-il en lui faisant une longue accolade.

Elle bredouille une banalité pour cacher son trouble et se dirige vers la porte d’entrée. Il la rattrape, lui saisit délicatement le menton, pose ses lèvres sur les siennes. Elle se dégage brusquement.

– Qu’est-ce qu’il y a ? Ne me dis pas que t’en as pas envie ?

– La question n’est pas là, on a presque vingt ans d’écart.

– Alors ça, c’est bien le dernier de mes soucis. Tu es sublime.

Sublime, c’est surtout la nuit de dimanche à lundi qui l’est et Béatrice se demande comment des principes rigides ont pu la priver si longtemps d’un des bonheurs les plus intenses de l’existence. Pourtant la réponse est simple : elle ne connaissait pas Malik.

La douche froide arrive comme prévu le lundi matin. À l’instant même où elle ouvre sa boîte de réception. Une avalanche de messages d’autant plus rébarbative que l’élan n’y est pas. Après le week-end qu’elle vient de passer, comment ne pas se sentir en porte-à-faux dans cette entreprise qui s’emploie notamment à privatiser l’eau potable ? Béatrice n’est pas dupe, elle sait bien que les quelques projets humanitaires ne sont qu’un vernis de respectabilité sur une usine à profit sans foi ni loi.

Avec un soupir de résignation, elle s’attelle néanmoins à la tâche. Un message noté urgent attire son attention. Il émane de la direction des ressources humaines. Elle l’ouvre sans se douter de rien et découvre, incrédule, qu’elle est convoquée à une séance extraordinaire pour faute professionnelle grave. La DRH l’informe par ailleurs qu’un recommandé lui a été adressé. Béatrice décide de ne pas y penser avant de savoir de quoi il retourne, mais la résolution se révèle difficile à mettre en œuvre. Surtout la nuit.

Heureusement qu’il y a aussi sur son téléphone un mot tendre de Malik avec un lien vers le téléjournal du soir qui évoque la manif. Pendant quelques secondes, on les aperçoit même tous les deux et il faut reconnaître qu’ils vont bien ensemble.

La poste étant fermée quand elle rentre du travail et quand elle y part le matin, Béatrice se rend à la convocation sans avoir pu prendre connaissance du courrier annoncé. Ils sont trois à l’attendre : la DRH, le chef de secteur et le sous-directeur général. Une trinité de mauvais augure.

– Vous avez toujours été une collaboratrice consciencieuse et on vous faisait entièrement confiance, commence la DRH sur un ton qui dément l’onctuosité du propos. Qu’est-ce qui vous a donc pris de vous afficher soudain avec un groupuscule d’extrême-gauche ?

– Ça fait longtemps que vous les fréquentez ? s’enquiert de chef de secteur.

Béatrice explique que c’est tout récent, que les incendies…

– Savez-vous au moins où vous avez mis les pieds ? Que ce groupuscule qu’on ne nommera pas n’hésite pas à bafouer les lois, que la plupart sont connus des services de police ? C’est vraiment ça qui manque à votre CV, un casier judiciaire ?

Elle ne sait pas tout d’eux. Seulement qu’elle ne s’était jamais sentie autant à sa place. Qu’elle perçoit chez eux une sincérité qu’elle n’a jamais discernée chez aucun de ses collègues ni supérieurs. Qu’elle croit en leur cause comme elle n’a jamais cru à sa mission. Et que Malik a des paillettes dans les yeux quand il lui fait l’amour.

– Non, vous avez raison, je n’ai pas investigué en profondeur. En ce qui les concerne, j’ai décidé de me fier à mon intuition. Ce dont je suis convaincue par contre, c’est qu’ici, je me débats dans un panier de crabes. Je l’ai su dès le début et je m’en accommode pourtant depuis plus de vingt ans. Tellement abrutie de travail que je n’ai jamais trouvé le temps de prendre du recul. Toujours la tête dans le guidon. Alors je vous remercie de me donner enfin l’occasion de me remettre en question.

– Dans ces circonstances, je crois que l’entretien est clos. Et j’espère que vous avez de bonnes réserves financières, conclut la DRH les lèvres pincées, tandis que les deux autres referment déjà leur dossier.

Béatrice sent un poids s’envoler de sa poitrine.

 

Malik lui effleure délicatement la nuque du bout des lèvres.

– Alors, ça a été chez tes parents ? Tu ne leur as toujours pas parlé de moi ?

– Je t’assure que ça a été bien assez houleux comme ça.

– Pourquoi, c’est quoi le problème ? Mes origines maghrébines ?

– T’es bête. C’est sûr qu’ils ont toujours rêvé de me voir avec un militant engagé, de vingt ans mon cadet, qui travaille quand ça lui chante et qui m’emmène passer la nuit au poste plutôt qu’à l’hôtel. Côté confort, ça soutient pas vraiment la comparaison, mais côté prix, avec les frais de justice et d’avocat, ça fait largement le poids.

– Tu regrettes ?

– Pas une seconde, assure-t-elle en passant la main dans ses cheveux bouclés.

La matinée sur le pont Bessières occupé par quelques centaines de militants avait filé comme un éclair, dans une ambiance bon enfant. Ils avaient chanté et dessiné à la craie des animaux menacés d’extinction, même les policiers chargés de les évacuer avaient le sourire et les rebelles s’étaient accrochés les uns aux autres pour leur compliquer la tâche. Tout s’était passé en douceur, comme une pièce de théâtre improvisée.

– Pourtant, t’as l’air préoccupé.

Touchant de voir comme il se soucie d’elle. Elle tente une explication :

– C’est jamais drôle de se brouiller avec ses parents. Surtout à leur âge. Vu comme je lui suis rentrée dans le cadre, mon père est parti pour ne plus m’adresser la parole pendant au moins deux ans. J’espère juste que ça ne sera pas notre dernier contact.

– Pourquoi, il est aussi treizième lame que toi ?

– Qu’est-ce que c’est que ça ?

– Une carte de tarot. La treizième lame, c’est une lame de fond qui balaie tout sur son passage. Elle fait table rase du passé pour écrire une nouvelle page sans s’encombrer de regrets. Mais parfois, elle peut être trop tranchante et se retourner contre elle-même.

– Parce qu’en plus, tu verses dans l’ésotérisme ?

– Mais non, je tire juste quelques cartes de temps en temps, pour m’amuser.

– Et toi, tu es quoi comme Arcane?

Il se contente d’un sourire mystérieux.

– Mais qu’est-ce que tu lui as dit qui l’a tellement fâché ?

– Déjà, notre apparition au téléjournal, ça n’a pas trop passé. Il m’a demandé ce que je faisais parmi ces petits cons toujours rivés à leur Smartphone qui font la morale aux autres, alors qu’ils n’arrêtent pas de s’échanger des messages et des vidéos.

– Il n’a pas complètement tort sur ce point, concède Malik.

– Je lui ai rétorqué qu’il était mal placé pour leur reprocher quoi que ce soit, lui qui avait passé sa vie à bétonner les rares parcelles encore inexploitées et à sillonner les mers dans d’immenses paquebots de croisière.

– Et notre inculpation ?

– Pas eu le temps de lui en parler. Il risque de l’apprendre par les journaux. Pour ma démission non plus, il n’est pas au courant.

– Heureusement que t’es majeure, conclut Malik en la serrant dans ses bras. Plaisanterie mise à part, t’as un sacré courage. Je suis vachement fier de toi.

 

 

Deux jours plus tard, Paul-Antoine les surprend, lors d’une visite à l’improviste, en train de déjeuner en tête-à-tête dans des tenues qui ne laissent planer aucun doute quant à la nature de leur relation. En invitant Malik à dormir à la maison, Béatrice a délibérément pris ce risque, mais ne s’attendait pas forcément à ce qu’il se concrétise aussi vite. Elle ne peut s’empêcher d’éprouver un certain malaise.

– Ben, à défaut de mes parents, je te présente mon fils et lui, c’est Malik, un jeune homme que j’ai rencontré…

– Oui, je vous ai vu au téléjournal, l’interrompt Paul-Antoine en lui tendant la main avec un sourire engageant.

Sous prétexte d’aller lui tirer un café, Béatrice s’empresse de passer une robe de chambre sur sa nuisette. De la cuisine, elle surprend quelques bribes de discussion et des termes d’une autre génération que Malik s’abstient d’employer avec elle.

– Qu’est-ce qui me vaut le plaisir de ta visite un dimanche matin ? s’enquiert-elle en revenant au salon.

– Ben, je me suis dit que c’était LE moment où j’avais une chance de te trouver à la maison. Et comme j’ai une bonne nouvelle à t’annoncer et que j’avais envie de le faire de vive voix, j’ai tenté ma chance.

Béatrice sourit. Après les moments difficiles qu’elle vient de passer au travail et chez ses parents, ça fait du bien de voir son fils si épanoui.

– Allez, me fait pas languir !

– Eh ben, ça y est, j’ai trouvé du taf. Je commence en septembre et pas n’importe où, je suis embauché chez Novartis !

Un instant de gêne. À peine perceptible. Puis Béatrice s’exclame, le serre dans ses bras :

– Félicitations ! Ça tombe bien, je crois que j’ai une bouteille de champagne au frigo. On va fêter ça dignement. Ton premier poste !

Elle repart à la cuisine, revient avec trois flûtes et la bouteille. Au salon, l’ambiance s’est subitement rafraichie. Les garçons semblent avoir fait le tour de ce qu’ils avaient à se dire. Gênée par leur silence, Béatrice dispose les trois flûtes et s’attaque au bouchon.

– Pas pour moi, déclare Malik en repoussant la sienne. Je ne bois qu’aux bonnes nouvelles.

Béatrice lui jette un regard courroucé. Paul-Antoine lui pose la main sur l’épaule :

– Pas grave, maman, on fêtera ça une autre fois. Je vais vous laisser.

Il est déjà en train de se lever quand Béatrice intervient :

– Il n’en est pas question. C’est lui qui va dégager et cette bouteille, on va se la boire tous les deux. Parce que je suis fière de toi, mon chéri. De ta tolérance. Je suis touchée de la manière dont tu as accueilli ma décision, quand j’ai donné mon congé. Pas un reproche. Ni quand tu m’as vue à la télé dans un mouvement qui va à l’encontre de tes opinions. Et même quand tu découvres que j’ai une aventure avec un garçon à peine plus vieux que toi.

– Tu veux que je te dise ? ajoute-t-elle en se tournant vers Malik qui a tiqué au mot aventure, au fond, mon fils, il est bien plus ouvert d’esprit que toi.

 

 

La colère et le champagne l’aident à contenir sa tristesse jusqu’à ce que les pneus de la voiture de Paul-Antoine crissent sur les graviers de l’allée. Béatrice se recroqueville alors sur le canapé et laisse libre cours à son chagrin. Avec Malik, c’était trop beau pour durer. Deux treizièmes lames ensemble, ça ne pouvait pas marcher.

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