Créé le: 11.08.2022
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La tête en bas
Découvrir l’existence de deux êtres que le hasard ou la destinée unit à travers leur différence et qui les met en marge de la société. Ballade, conte, récit ? Peu importe, pourvu que l’imaginaire chatouille les normes et se joue de l’attendu !
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Les deux hommes étaient debout, dressés dans toute leur longueur, entravés aux pieds, aux mains et au cou par des planches en bois foncé. La même condamnation avait été prononcée la veille par la juge pour ces deux accusés. Une exposition pendant une semaine au pilori. On avait transporté les deux condamnés de leurs cellules respectives sur le place royale, réunis à quelques pas de distance. Ils ne se connaissaient pas, mais avaient entendu parler l’un de l’autre. Leurs légendes extravagantes s’étaient répandues au fil des mois dans toute la région.
Ils avaient chacun un sac en jute sur la tête et portaient la même tunique blanche. Quand le premier rayon du soleil balaya la place, le gardien herculéen qui les avait escortés, puis installés, s’était positionné entre les deux, avant d’ôter les sacs d’un geste ample et théâtral. Il s’exclama aussitôt : « Que les deux pendus purgent leur peine debout pendant sept journées ! Interdiction à quiconque de les approcher sous peine de graves sanctions ! » Malgré l’heure matinale, une multitude de femmes et d’hommes, amassés sur la place, se réjouissaient de ce spectacle. Ils scrutaient avec une curiosité insatiable les fameux pendus, dont les aventures étaient colportées de hameau en hameau.
Le pendu aux cheveux blonds et aux yeux verts avait la bouche grande ouverte. Il tirait la langue aux badauds qui lui faisaient face. Quant au pendu aux cheveux noirs et aux yeux bleus perçants, il pleurait et poussait des soupirs désespérés. Alors que les heures passaient, la place se vidait. Le premier pendu chantait des balades colorées et entraînantes, tandis que le deuxième récitait des poèmes crépusculaires et noyés de nostalgie.
La nuit venue, les pavés de la place étaient détendus, sans plus aucune pression sur eux. Le pendu aux cheveux blonds apostropha le pendu aux cheveux noirs. Aucune parole n’avait jusque-là été échangée entre les deux.
– Toi, ami pendu, je suis ravi de faire ta connaissance !
– Pour ma part, je peine à me réjouir, ami pendu !
– Cet heureux hasard me remplit de joie.
– Ne serait-ce pas plutôt nos funestes destinées qui nous ont réunis ? demanda l’homme aux cheveux noirs.
– Comme nous avons une longue nuit devant nous en parfaite intimité, serais-tu d’accord que nous nous racontions nos existences ? Cela nous évitera de penser à nos douleurs.
– C’est une bonne idée, cela comblera aussi l’angoisse qui naît du silence.
– C’est l’occasion de partager nos émerveillements. Commences-tu, ami pendu ?
– Si tu le souhaites, je m’exécute. C’est une triste ballade que tu vas entendre, mais telle est ma vie. Je suis né un soir d’orage. Un éclair a frappé le sapin à côté de la cabane de mes parents au moment où j’ai quitté les entrailles de ma mère. Dans la cabane, il n’y avait pas de place, tant elle était exiguë, de sorte que l’on m’a pendu par les pieds pour que je m’habitue à ne pas prendre de place. Suspendu dans un recoin obscur, j’étais oublié de mes parents et de mes six frères et sœurs. On ne pensait jamais à me nourrir. Seules les myrtilles sauvages et les mulots cuits en cachette dans les cendres de l’âtre me permettaient de survivre. Quand j’ai grandi, j’ai quitté la cabane familiale dans laquelle on étouffait chaque année un peu plus et je suis parti à l’aventure. Comme je ne savais rien faire, on se moquait partout de moi. Ma maigreur d’épingle alimentait notamment les quolibets. Personne n’était assez fou pour m’engager. Dès que j’étais triste, rejeté par mes semblables, je cherchais un endroit où accrocher mes pieds et je restais pendant des heures la tête à l’envers. Je me sentais protégé, surtout quand j’allais nicher en haut d’un arbre. Je n’avais même plus l’illusion de la communauté que j’avais connue dans mon enfance. Je passais désormais mes journées sans entendre de voix et sans voir la moindre personne. Plus le temps passait, moins j’avais d’envies et de pensées. Mon esprit s’asséchait et mon cœur se fossilisait. Alors que j’oscillais, suspendu dans le clocher d’une église, un homme au pourpoint doré m’a contemplé pendant un moment, puis il m’a interpellé. Je l’ai suivi dans son château, niché sur un pic rocheux, entouré de larges douves. Ce château avait la particularité d’être recouvert entièrement de feuilles d’or. Toutefois, au fil des années, l’éclat doré avait faibli, terni par la poussière, la terre et les pollens. Le seigneur que j’avais suivi fulminait, car il était devenu la risée des environs. En effet, ses prétentions à l’éclat suprême n’avaient duré que quelques lunes. La situation du pic rocheux empêchait toute installation autour des murs. Il avait bien loué les services d’hommes aventureux qui s’étaient proposés pour résoudre son problème. Malheureusement, ils avaient tous fini soit au fond des douves, soit empalés sur des éperons rocheux. Après avoir revêtu la livrée dorée, je me suis tout de suite exécuté. On m’a attaché les pieds et on m’a suspendu dans le vide avec une serpillère à la main. J’ai commencé à frotter les murs avec vigueur. Dès qu’un espace avait retrouvé son éclat, on me faisait descendre d’un mètre. Le seigneur, enchanté, m’a offert de l’or, beaucoup d’or, en remerciement de mes services. Au fil des jours, j’ai perfectionné ma technique. Le balancier était très efficace, surtout lorsque mes assistants, placés en haut des créneaux, s’adaptaient à mon rythme. Quand les parois ont retrouvé leur dorure intense, j’ai débouché les immenses cheminées et j’ai réparé les puits. J’ai eu le sentiment pour la première fois de mon existence d’être utile, ce qui me procurait par moment une amorce de sourire. On me parlait, ce qui était une nouveauté. Cette vie aurait pu durer longtemps je pense, si je n’avais eu le malheur de croiser la beauté de Miranda à travers la fenêtre de sa chambre. La benjamine du Seigneur, assise devant son miroir, brossait ses cascades de cheveux dorés. J’ai aperçu son épaule ivoirine, découverte par la robe dorée. Mon cœur était harponné par la grâce soudain offerte. J’ai prétexté plusieurs fois avoir vu des taches sur la paroi pour revenir vers la fenêtre de ma muse. Ces instants furtifs dont j’ai eu la chance de jouir, je ne les ai oublierai jamais. Une nuit, obsédé par cette chevelure et par cette épaule, j’ai attaché mes pieds et, une fois suspendu, je me suis glissé la tête à l’envers jusqu’à la fenêtre entrouverte. Sans réfléchir, j’ai pénétré dans la chambre de Miranda. Je me suis assis devant son miroir et j’ai commencé à me brosser les cheveux. En même temps, je palpais la robe dorée abandonnée sur le siège où je m’étais installé. Absorbé par ce jeu nouveau, je n’ai pas entendu la porte s’ouvrir. C’est le cri de Miranda qui m’a fait sursauter. Des gardes ont aussitôt surgi dans la chambre et je me suis retrouvé enchaîné dans un cachot. Le seigneur a ordonné que je sois pendu par les pieds, avec les mains attachées, depuis la chambre de Miranda, jusqu’à ce que mort s’ensuive. Pendant sept jours et sept nuits, j’ai vécu dans les airs, sans rien avoir dans mon estomac. On m’a cru mort. J’avais eu l’habitude de jeûner dans mon enfance, de sorte que l’on a rompu la corde qui me maintenait. Mon corps a dévalé la muraille et s’est écrasé dans les douves. Cependant, comme je vivais encore, j’ai pu nager jusqu’au rivage. Dégoûté par les hommes, j’ai repris ma vie de solitaire. On a forgé une légende autour du pendu fou, qui vivait en stylite au sommet d’un immense arbre, la tête en bas. Il y a deux jours, des soldats m’ont capturé sur l’ordre du seigneur, clamant qu’il fallait me mettre à mort. Fort heureusement pour moi, la juge a été raisonnable et elle m’a juste condamné à cette exposition dans une position fort peu agréable. Tu connais désormais ma triste vie de solitude et de relégation.
– Je te remercie, frère pendu. À mon tour de te raconter mon existence. Je suis né lors de la fête du solstice d’été. Alors que ma mère dansait une ronde endiablée, elle a senti les convulsions venir. Elle a juste eu le temps de s’allonger sur une couverture, puis j’ai surgi. Comme on ne voulait pas interrompre les festivités et que ma mère souhaitait profiter du grand feu et des danses, on m’a suspendu par les pieds à un arbre. Je me suis aussitôt endormi, bercé par la musique échevelée qui menait les rondes. J’ai grandi dans une fête perpétuelle, entouré de présences bienveillantes et aimantes. Ma mère était la donneuse de conseils du village. Quand les gens venaient la voir, ils lui exposaient leurs problèmes, puis elle les installait et commençait la cérémonie du thé des cimes. Le rituel prenait des heures. Après la dégustation du breuvage, ma mère donnait des réponses, nées dans son esprit profondément orignal, qui éclairaient ses solliciteurs. J’ai toujours été fidèle à sa manière de procéder quand je suis devenu conseilleur itinérant. J’allais de village en village. Quand j’arrivais, je m’installais sous le plus grand arbre du village, de préférence un chêne. Les gens venaient me questionner. Après avoir écouté leurs demandes, je grimpais dans l’arbre et je me suspendais à une branche robuste. Je méditais pendant des heures, puis je redescendais et donnais mes conseils. La verticalité inversée me permettait de voir les choses sous un jour différent. Je laissais mon esprit vagabonder et explorer toutes les possibilités de réponses. On m’accueillait pour manger. En été, je dormais dans les arbres. En hiver, on me laissait m’accrocher dans les granges. Le reste du temps, je le passais avec les enfants. J’adorais les écouter et découvrir leurs pensées décalées par rapport à celles de leurs parents. Quand j’avais besoin de me ressourcer loin de mes semblables, mais qui me considéraient avec méfiance malgré leur dépendance à ma personne, je grimpais au sommet d’une montagne et je passais des jours suspendus dans le vide. Je faisais le vide dans ma tête, j’oubliais toutes les requêtes. Mon corps parfaitement délassé, je retournais dans les villages où l’on avait tant besoin de moi. Un jour, alors que j’étais enrhumé, j’étais suspendu dans une vieille grange. J’éternuais, ce qui provoquait des soubresauts toujours plus intenses dans tout mon corps. Tout à coup, toute la grange s’est mise à vaciller. La poutre à laquelle j’étais suspendu s’est écroulée. Le reste de la grange a suivi. C’était il y a quatre jours. La juge a estimé que je n’étais pas responsable, mais elle m’a quand même condamné à cette exposition comme réparation morale. C’est ainsi que je me suis retrouvé ici. Voilà, ami pendu, tu as entendu ma belle vie, que j’espère vite retrouver après cette parenthèse à la verticale.
– Je te remercie, frère pendu, dit l’homme aux cheveux noirs et aux yeux bleus.
– Cela fait du bien de penser à ces jours heureux, répondit l’homme aux cheveux blonds et aux yeux verts.
– Pour ma part, je ne suis pas plus mal ici qu’ailleurs. On me nourrit et j’ai enfin l’occasion de parler à l’un de mes semblables.
– Sais-tu que tout pourrait être différent pour toi ?
– Le crois-tu vraiment ? Je suis né sous une mauvaise étoile.
– Cela ne tient qu’à toi. J’ai envie de t’aider.
– Je te remercie, frère pendu.
– Avec plaisir, frère pendu.
Les deux pendus purgèrent leur peine sans se plaindre. Ils passèrent leur temps à deviser et à partager leurs visions de l’existence. Ils s’écoutaient et se faisaient du bien mutuellement. Au terme du septième jour, la juge qui les avait condamnés vint devant eux. Elle défit elle-même les liens qui les entravaient, puis elle s’adressa à eux avec une bienveillance extrêmement délicate :
– Amis pendus, vous voilà libres. La société n’aime pas ceux qui s’écartent de la norme qu’elle a fixée. Elle se protège, car elle a peur de ce qui dépasse son entendement. Soyez heureux et vivez en harmonie !
– Merci, répondirent les deux pendus à l’unisson.
Tous deux décidèrent de ne pas se quitter. Au lieu de continuer à vivre en solitaires leur différence et de rester en marge, ils s’unirent et devinrent les deux pendus, une troupe de saltimbanques itinérante. Leurs numéros gagnèrent vite des admirateurs. Le pendu triste aux cheveux blonds et aux yeux verts livrait combat au pendu joyeux aux cheveux noirs et aux yeux verts. Chaque soir, ils échangeaient leurs rôles. La foule des spectateurs hurlait de rire face aux facéties de ces deux pendus granguignolesques. Mais le clou du spectacle résidait dans le numéro de trapèze qu’ils avaient créé. Le public avait les mains moites quand les deux tourbillonnaient dans les airs, sans filet et sans attaches. Au fil des mois, ils devinrent tellement connus que le cirque royal les engagea. Ils devinrent même les favoris de la reine, qui prenait plaisir à les gâter. Ils rencontrèrent deux jumelles, dont la spécialité était de marcher sur les mains. Et tous les quatre imaginèrent ce qui resta dans les annales le numéro le plus astucieux et impressionnant de l’histoire du cirque royal.
Arcane : le Pendu
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