Créé le: 23.09.2018
1348 0 0
La robe verte

Animal! 2018

a a a

© 2018-2024 Elise Thrall

Le miroir.La salle de bains.Les éléphants.L’herbe.La robe verte.
Reprendre la lecture

 

 

(La masse musclée traverse les végétaux sans bruit.

Sa trompe arrache les brassées d’herbe et les balance dans sa bouche déjà pleine, dégoulinante d’eau.

 

La manne juteuse déborde, fines coulées vert-mâché entre les défenses blanches.

 

La pointe de la termitière abandonnée rougit le soir dans la savane timide, quand la poussière du jour se pose, lorsque les pachydermes restent immobiles sur la berge boueuse.)

La femme se regarde dans le miroir de la salle de bains. La lumière blafarde de son cafard rentre par la fenêtre sur sa droite.

 

Elle observe avec précision, se distançant de toute émotion. Elle ne sort que dans une heure. Elle aura le temps d’enfiler sa robe et les sandales plus tard. Pour le moment elle est confortable. Scientifiquement, elle constate le confort. Son pantalon acheté 5$ à Angkor Wat ne la serre nulle part. Le tissu est agréable au contact de sa peau. Les rangées d’éléphants ivoire sur fond noir se suivent d’une cuisse à l’autre en rangées bien parallèles.

 

« Tiens » se dit-elle, le tissu a bien tenu. S’il avait lâché à certains endroits, les éléphants seraient de travers. » Elle pense aussi que la taille du pantalon est juste. C’est étonnant car il n’y avait qu’une taille unisexe.

 

Elle observe ses pieds. Des tongs bleu-marine. Elle enlève celle du pied gauche. Oui, ce sont des Havaianas. La sole est bleu-marine mais les courroies plastiques sont légèrement patinées, ce qui donne un bleu plus clair. Elle ne voit pas vraiment l’intérêt de cette  remarque.

 

Elle se demande si les éléphants voudraient des chaussures.

 

Ses pieds à elle ont une couleur chair à peu près normale. Parfois ils blanchissent. Ils semblent morts ou peut-être pas morts mais ils ressemblent à des pieds que l’on trouverait dans la morgue mais sans l’étiquette.

Elle se reproche la déviation funèbre de sa pensée. Elle veut juste rajouter que parfois ses pieds peuvent être rouges. Non, plutôt rouge-bleu, presque violet. Après analyse, elle qualifie ses ongles de parfait et puis elle se reprend, efface le mot parfait de la page de son cerveau et le remplace par soigné.

 

Elle pense aux ongles des éléphants. Elle a un trou. Ont-ils des ongles ?

 

Elle porte un pull noir synthétique ; le bout des deux manches est décousu. Elle constate qu’elle n’est pas grosse. Le pull est large. Elle ne voit pas son ventre. D’ailleurs pour être scientifique, il faudrait qu’elle ait une base de posture à partir de laquelle elle pourrait voir la chair qui dépasse ou les parties qui sont en deçà de la base d’une personne normale qui serait alors représentée au feutre noir gras dans un tableau quadrillé.

 

Ses mains. Elle coche « rouge ». Mais ce n’est pas un questionnaire à choix multiple. Elle ajoute «bronzées-rouges », description plus précise. Sa main s’appuie sur le robinet qu’elle tourne sans s’en rendre compte, faisant couler l’eau froide qu’elle regarde les yeux figés. Sous ses paupières, le soleil rouge, délavé à l’infini, s’enfonce dans l’eau bleutée de la rivière. Les éléphants ont donné le signal.

Ils descendent la berge en file indienne, procession ecclésiastique imprimant le rythme liturgique au soleil. L’eau s’écarte de chaque côté dans un ballet symétrique. Les sillages noirs, souples danseurs longilignes, s’allongent jusqu’à mourir dans la nuit étoilée.

 

D’un geste brusque, elle regarde sa montre. C’est bon, elle ne sort que dans une heure.

 

Elle sait qu’elle ne veut pas parler de son propre cou avec son surplus de chair. Si elle veut être scientifique, il faudrait parler du cou isolé et puis, dans une deuxième phase, il faudrait l’intégrer dans la silhouette générale.

 

La femme se dit que l’éléphant n’a pas de cou.

 

Elle revient vers son cou à elle. Il donne l’impression de sortir projeté vers l’avant plutôt que vers le haut. Les muscles supérieurs de son dos encadrent le cou qui s’enfonce dedans. Elle relève la tête mais n’obtient que l’extension des muscles ou tendons sous son menton. Il va falloir dessiner un tableau quadrillé pour mieux comprendre ce qui se passe.

 

Du côté gauche, le coton du T-shirt et le tissu noir synthétique du pullover noir touchent la peau à la base de son cou alors qu’à droite, symétriquement, il y a une béance d’environ cinq centimètres entre le bas du cou et les tissus. Défaut qui pourrait être rédhibitoire. Elle est tordue, une épaule plus haute que l’autre.

 

Elle se dandine pour essayer de rééquilibrer son image.

 

Une petite chaîne en or avec une étoile au milieu entoure (de travers aussi) son cou. De temps en temps, l’étoile brille en attrapant la lumière. Elle sait que ce soir, l’étoile sera probablement à l’arrière, dans son dos, à cause de cette épaule plus haute.

Elle voit bien les gens qui ont envie de lui dire que l’étoile n’est pas au milieu.

 

Le téléphone sonne. Elle ne répond pas. Elle regarde la ligne sombre sous son œil droit et attrape avec sa main le tube transparent couleur chair avec son bouchon noir mat. Elle le dévisse, se penche en avant vers le miroir et tire trois traits sous ses yeux pour couvrir ces poches sombres. Elle sourit. Elle les laisse ainsi un instant avant de faire fondre cette pâte dans sa peau par de petites touches de ses doigts.

 

Ses cheveux la gênent. Elle les relève.

La femme a l’impression que quelqu’un lui parle et la pensée lui vient qu’elle aimerait se couvrir entièrement de boue toute la journée. Elle pourrait ensuite, au soleil couchant, se doucher dehors en se massant pour mélanger la boue à l’eau et au passage sentir les grains traverser ses doigts. Mon dieu, que sa peau serait douce et propre. Elle sentirait alors par tous ses pores l’air suave de la nuit.

 

Elle observe la dissymétrie de ses yeux. Le morceau ou si l’on veut l’excédent de paupière à droite tombe à l’extérieur de l’œil. De ce fait, l’œil reste rond. De face c’est un œil vivant. De profil, la virgule formée par cet excès de chair rejoint la ride formée par le surplus de paupière inférieure tiré vers le bas par Newton qui rejoint elle-même une magnifique courbe sombre qui pourrait être le miroir de son sourcil mais qui malheureusement dévie en son milieu directement vers ses pieds.

De son doigt tremblant, elle cache cette longue poche sombre qui descend en entamant sa joue. Elle constate qu’ainsi son regard remonte vers son œil. C’est une constatation dont, en somme, elle ne sait quoi faire. Elle pense vaguement à une concoction d’herbe ou à du concombre.

 

Tout ceci n’existe pas du côté gauche. La paupière gauche semble boursouflée. Elle rapproche son visage du miroir. Elle découvre des cils qui pointent raides vers l’avant au lieu de se recourber. Intriguée, elle constate que la paupière appuie et s’étend sur les cils qui désormais ne peuvent plus qu’aller vers l’avant. On aperçoit à peine les pointes claires sous les amas de paupières.

 

Elle ne peut évidemment pas mettre de mascara dans ces conditions.

Elle a envie de se mettre toute nue. Ce serait plus simple. Et puis la boue pour le reste. Plus de moustiques. Elle qui, en temps normal, a souvent peur de la salade de mesclun parce que si on fait bien attention lorsque l’on l’achète, elle exhale toujours un peu une odeur d’eau stagnante, elle se prélasse maintenant dans cette boue animale qui sent la glaise.

 

La femme observe ses lèvres et pense aux rides des éléphants. Elle se dit que ces rides doivent avoir une raison scientifique. Est-ce que les plis ainsi formés protègent 50% de la peau de l’éléphant du dessèchement ? La femme attrape le pot de crème hydratante. Elle est calme aujourd’hui. Ses gestessont méticuleux. N’oublier aucun endroit, aucun pli de peau.

Elle frotte pendant un bon moment ses coudes pour faire pénétrer la crème. D’ailleurs, il pénètre jusqu’où ce produit ? Tout d’un coup, elle décide qu’elle n’en mettra pas sur son ventre pour protéger ses entrailles même si de nombreuses études scientifiques démontrent que cette crème « n’hydrate que les couches supérieures ». Évidemment si cela devait hydrater plus loin, on pourrait l’étaler sur le ventre et nos intestins et peut-être même notre dos seraient alors protégés de toute sécheresse. Et s’ils se trompaient les pharmaciens ? Et si en fait, les humains étaient en train de couvrir de crème solaire «50 résistante à l’eau » leurs intestins ?

 

Elle s’assied sur le rebord de la baignoire pour reprendre ses esprits. Les yeux fermés, elle respire, essayant d’éloigner la panique. Ses pensées apocalyptiques s’apaisent.

 

Dans sa bouche, elle sent le goût de l’herbe du mois d’avril, craquante d’eau après la saison des pluies. L’odeur fraîche et grisante de l’herbe juteuse qui vient d’être arrachée, remonte dans ses narines comme du basilic balafré. Assise sous le fade baobab bafoué, le parfum mélangé au soleil la grise. L’éléphant est heureux. Il lui dit que l’herbe jaune de la saison sèche a un petit goût de banane bâtarde. Elle a une envie folle de se rouler dans l’herbe sèche et de toucher la terre, la poussière.

 

Le rouge à lèvres fait ressortir ses lèvres. Elle aime bien son sourire et ses dents blanches. De nouveau, pour être scientifique, il faudrait des échantillons de comparaison. Le blanc n’est jamais blanc à côté du blanc. Elle ouvre l’armoire pour voir si elle trouve les gouttières et le gel de blanchiment. Elle hésite. Elles ont l’air blanches ses dents mais peut-être sont-elles grises ? Elle a une bouffée de chaleur. La transpiration dégouline sous les rangées d’éléphants de son pantalon.

 

Ils transpirent les éléphants ?

Elle est fatiguée mais elle doit s’habiller. Et si elle se démaquillait ? Elle n’en peut plus. Elle voudrait mourir pour s’unir à la terre et au ciel. Elle pense aux éléphants dans l’eau de la rivière quand la nuit tombe. Elle se couche sur son lit dans la chambre où l’on ne respire pas. L’absurdité de sa vie la tue. Elle s’endort. Elle est un éléphant qui barrit. On l’entend au-delà de la savane, au-delà du continent. Sa joie est sauvage. Oublier, oublier qu’elle est humaine. Elle s’étonne dans son rêve. On dirait qu’elle a envie de vivre. Peut-être devrait-elle appeler son psy ?

 

Elle n’a dormi que quelques minutes.

 

Elle choisit la robe verte. Au moment où elle laisse tomber son pantalon d’Angkor Wat sur ses chevilles, elle voit son reflet dans la fenêtre. Est-elle ainsi maintenant ? Un instant de distraction et son corps se déforme. Elle rejette vite ses épaules en arrière mais l’épaisseur de sa taille ne disparaît pas. Elle rentre son ventre mais rien ne rentre. Elle cambre son bas du dos mais rien ne sort. Elle a une bouffée de chaleur. Elle s’assied sur le lit. La transpiration pique sa peau et coule dans ses yeux. Tout son corps est irrité. Son regard se porte sur les éléphants ivoire regroupés autour de ses chevilles. Qu’est-ce qu’elle fait seule dans cette chambre ? Où est son troupeau ? Un chef, une mère, des sœurs, des tantes, des cousins.

 

D’un geste vif de son pied elle catapulte les éléphants à l’autre bout de la chambre. Alors qu’elle attrape sa robe dans l’armoire, elle aperçoit son ventre qui déborde de sa culotte. Mais comment a-t-elle pu choisir cette culotte ? Elle a presque envie de ne pas en mettre. Ce serait son secret, un retour à la nature. Et puis le soutien-gorge. Mon Dieu, que de tortures ! Elle ne mettra rien, juste la robe, verte comme l’herbe dans laquelle elle va se rouler tout à l’heure pour gratter son dos qui la démange. D’abord la boue puis l’herbe puis le bain dans la rivière et la douche avec les autres.

 

Elle secoue sa tête. La terre poussiéreuse mêlée aux brins de paille s’étale sur son crâne. Elle doit avoir l’air ridicule mais elle se sent bien à cet instant, sur ce bout de plage au bord de la rivière profonde. La fraîcheur de l’eau dégouline sur son nez.

 

Vite, un coup de brosse, un sourire au miroir. Elle attrape son sac et ses clés, claque la porte de son appartement et pousse le bouton de l’ascenseur. Au bout de cinq minutes, elle s’énerve et dévale les escaliers.

 

Un café. Il lui faut un café. A la cafétéria, la dame derrière le buffet l’ignore. Elle abandonne. De toute façon, le café tache les dents. Dans la salle de conférence, tout le monde s’affaire. La femme à la robe verte boit sa bouteille d’eau, contente d’avoir déjà absorbé 5 décilitres même si elle n’a pas soif. C’est une question de survie paraît-il, même si cela gonfle son ventre et lui donne tout le temps envie d’uriner. Elle court vers les toilettes juste pour être sûre qu’elle n’aura pas la pression de ce liquide dans le bas du ventre durant la conférence et puis elle s’arrête au distributeur de boissons. Elle reprend une bouteille d’eau.

 

Elle a la nausée, elle s’appuie à une colonne et ferme les yeux. La pluie chaude tombe avec joie sur son dos et inonde ses cheveux. Après la forte chaleur, cette eau du ciel signifie la vie. L’orage va nettoyer la boue qui a trop séché sur son dos et qui commençait à se craqueler, laissant ainsi pénétrer les petits insectes si irritants. Les odeurs envahissent ses narines et caressent les poils de tout son corps qui frémissent de ce contact.

 

Deux petits coups sur le micro, la salle se pose, une voix annonce le programme.

 

« Mesdames et Messieurs, c’est avec un plaisir non dissimulé que nous donnons maintenant la parole à l’éminent chercheur qui a reçu le Prix Nobel en 2005. Sa découverte sur l’importance des émotions a bouleversé profondément le regard de la société sur la part de l’instinct dans toute prise de décision. Aujourd’hui, le sujet sera développé autour des traders. Comment améliorer leurs performances ?

“Mesdames et Messieurs…le Professeur Martha Hilke. »

 

Un applaudissement, la femme avec la robe verte sourit et se dirige vers la chaire. Elle connaît son discours par cœur. Un instant elle pense qu’elle n’a pas de culotte et que peut-être ses collègues pourraient s’apercevoir qu’elle ne porte pas de soutien-gorge.

 

« Mesdames et Messieurs, mes éminents collègues, la forte pluie avec ses grosses gouttes chaudes nous réunit aujourd’hui sous ces arbres succulents. C’est donc sous ce renouveau cyclique éternel que je vous souhaite la bienvenue. Nous pourrons tous nous rouler dans la boue ensuite… » Elle fait une petite pause pour permettre au public de rire. Puis elle reprend :

 

« Nous allons donc aborder l’animal aujourd’hui. Mes recherches devant le miroir m’ont amenées à la conclusion que je vais développer ci-après.”

 

Elle regarde droit dans la salle obscure.

 

“L’inversion a été progressive. Les penseurs, les scientifiques, les philosophes, les économistes ne l’ont pas vu venir. Plus tard ils diront que ce fût une dégénération subtile et impalpable, prouvant ainsi par leur aveuglement, que la destruction de cette espèce n’était pas prête de s’arrêter. En fait la dégénérescence de cette race était grossièrement apparente dès la première apparition de la bête.

Tous les synonymes de « bestial » s’appliquent maintenant à Homo Sapiens : animal, animalesque, bête, brutal, brute, féroce, glouton, goujat, grossier, lubrique, sauvage, sous-humain.

 

Une mutation désastreuse, une erreur de la nature, un gène incontrôlable lancé sur la voie de l’autodestruction.”

 

Elle fait une pause dans le silence suspendu.

La salle est paralysée; deux, trois personnes se lèvent en regardant les autres pour savoir comment réagir. Le Professeur Hilke déboutonne sa robe verte, enlève ses sandales à talons et entièrement nue, redescend vers la salle. Elle utilise son bras comme une trompe, l’allongeant le long de son nez pour pousser  un cri primitif qui sort du fond de ses entrailles.

 

 

FIN

 

 

Commentaires (0)

Cette histoire ne comporte aucun commentaire.

Laisser un commentaire

Vous devez vous connecter pour laisser un commentaire