Créé le: 18.09.2017
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La poussette vide

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© 2017-2024 Isabelle DGG

Je crois que mon père a tout vu et qu’il a laissé faire. Pas parce qu’il ne m’aimait pas. Parce qu’il n’a pas osé. Il est comme ça, mon père, il ne veut pas déranger.
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Je crois que mon père a tout vu et qu’il a laissé faire. Pas parce qu’il ne m’aimait pas. Parce qu’il n’a pas osé. Il est comme ça, mon père. Il ne veut pas déranger. Et puis, au marché, trop de gens aurait assisté à la scène. Il n’aurait pas supporté leurs cancans. Moi, je me dis qu’il a eu bien raison, sinon j’aurais fini comme lui. Et ça, je le voulais pas. Aujourd’hui, j’ai pris quelques centimètres et je ne regrette pas la tournure des événements.

Au moment où ça s’est passé, je n’ai pas encore une grande expérience de la vie mais j’en sais bien assez. « Les chiens ne font pas des chats », elle a dit Mamie Suzette quand elle m’a vu donner sans rechigner mon camion pompier au petit voisin qui me l’arrachait des mains. Ça m’a fichu un coup quand j’ai compris ce qu’elle voulait dire. Moi, j’ai pas envie de devenir comme mon père. Le camion, je l’avais laissé à ce crétin parce qu’il était cassé. C’est moi qui l’avais zigouillé. J’aime pas les pompiers. Mais en entendant Mamie parler de cette histoire de chats et de chiens, je me suis  demandé si c’était possible que je devienne une mauviette. Alors, j’ai mené mon enquête. Je me suis rendu dans le salon. A quatre pattes. Je sais marcher depuis longtemps. Je le fais en cachette. Mais je préfère leur faire croire que non. Sinon, c’en serait fini de la poussette. Je l’ai entendu, ma mère. Terminée la fête! En avant marche on va bouffer le monde! Et moi, j’aime les balades en poussette. M’asseoir et ne rien faire. Juste lécher ma sucette. Regarder les autres s’occuper du monde. Bref, je vais au salon parce que c’est là que mes parents ils rangent les albums photos. Je veux voir. Je cherche et j’ai peur.  Je trouve enfin l’album qui m’intéresse. La famille de mon père. Une couverture mauve et mièvre. Ça commençait mal. Je découvre les photos de mariage et je me dis qu’il y a un trucage. Sinon, je suis foutu.

C’est héréditaire, j’ai de la verveine dans les veines et des tripes de poule mouillée. Tous les hommes de la famille ont la même mine endeuillée, les épaules affaissées, le regard qui dit pardon d’exister. Pauvres pantins flétris comme des chiffes molles. On les remarque à peine sur leurs propres photos de mariage. Les épouses ont le monopole. On ne voit qu’elles. On dirait que même les photographes ils n’ont pas vu les maris. Coincés dans le bord de la photo, il leur manque un bras, celui que l’épouse ne retient pas de sa poigne de maîtresse de maison essaie de se faire la malle. Pour une fois qu’ils tentaient de sortir du cadre. Ils semblent tous pareils, le courage défectueux. La photo de mes parents est la pire, mon père est flou, presque transparent. C’est comme si que ça empirait de génération en génération. Je ne suis pas vraiment surpris, mais ça m’a secoué quand-même. Ben merde ! Comme tous les hommes de ma famille, j’allais devenir un poltron silencieux. Et l’idée que peut-être je ressemblerais à ma mère n’était même pas rassurante.

Ma mère, on peut pas dire qu’elle soit vraiment méchante. C’est juste qu’elle n’est pas heureuse. Alors elle ne voit pas pourquoi les autres le seraient. Je peux comprendre. Et plus elle rend malheureux les gens qu’elle croise, meilleure est sa moyenne. Elle remonte dans le classement du bonheur. Mais moi je crois qu’elle restera toujours en queue de peloton, à cause qu’elle est partie en retard et qu’elle a pris la mauvaise direction. De ce que j’ai pu entendre de son enfance, c’était pas la grosse rigolade. Ils partaient jamais en vacances et ses parents, ils buvaient pas de la limonade. Elle n’avait même pas de camion pompier à zigouiller. Ils étaient trop pauvres.  C’est pour ça qu’elle a pas fait d’études. A quoi bon? Les pauvres, ils sont cons. Alors elle a dû travailler à l’abattoir.

Elle le raconte tout le temps, qu’elle passait ses journées avec les carcasses, et que c’était bruyant les bêtes qui crèvent, et que ça puait, et que c’était froid, et que le soir quand elle s’endormait elle voyait défiler les cadavres. C’est pour ça qu’elle ne mange pas de viande, ma mère. Ça lui fait trop penser à la mort. Alors quand elle a rencontré mon père, qui n’est pas une lumière mais qui a tout bien fait comme il faut – lycée, université, droit foncier – ma mère lui a mis le grappin dessus illico pour sortir de son mélo. Le métier convenable et le salaire honorable de mon père ont permis à ma mère de quitter son usine à barbaque. Ils se sont mariés, ils ont acheté une voiture, une maison et ils ont fait un petit – moi – et mon père il était content parce que c’est comme ça qu’on fait tout comme il faut, étude, travail, mariage, voiture, maison, enfant. Sauf que ma mère, elle est toujours pas rayonnante. Elle arrête pas de le dire à mon père, qu’il la rend pas heureuse. Que c’est de sa faute si elle croupit là, à cause qu’il a pas la gagne. Alors mon père, il lui offre des cadeaux, des bijoux, des vacances à la mer. Sauf qu’il pourrait lui payer la terre entière, mon père, il aura jamais les dents assez longues et ma mère elle aura jamais le goût du bonheur. Elle aimerait qu’il écrase tous ces parasites qui lui pourrissent la vie : la cousine qui croule sous les décorations, la caissière qu’on dirait sa mère, le boucher qui sent la bidoche, le facteur témoin de son malheur,  enfin tous ceux qui sont dans son collimateur. Elle sait bien qu’il n’en fera jamais rien et elle continuera d’enguirlander mon père jusqu’à la mort, parce que c’est comme ça la vie. De toute façon, je crois qu’elle aurait pu épouser n’importe qui que ça n’aurait pas été. C’est sa nature. Elle n’est jamais contente et elle le dit. Ça pour parler, elle parle. J’ai vite appris mon vocabulaire avec elle. Elle n’arrête jamais. Pas une minute d’accalmie.

C’est comme si qu’elle faisait un combat contre le silence. Moi, je ne parle pas. Déjà, y’a pas la place. Mais de toute façon, j’ai pas très envie de parler. Ça ne sert à rien. Personne n’écoute. Tout le monde s’en fout. Et ceux qui parlent, le plus souvent ils ne disent rien. Ils parlent fort mais ça sonne creux, c’est tout. Moi, j’ai décidé de me taire. Mon père et ma mère, ça les embête que je ne parle pas à mon âge, déjà que je ne marche pas. Surtout elle,  qui me dit que je dois être un wineur et qui  débite tout ce que je devrai accomplir dans ma vie. Alors ils m’ont emmené au docteur. Quand il m’a mis debout, je suis resté bien droit mais j’ai refusé de marcher. Ensuite, il m’a examiné de partout. Il m’a posé un tas de questions. Il a essayé de me faire parler, de me faire rire. Moi j’ai rien dit, j’ai pas souris, je l’ai fixé droit dans les yeux tout du long. Mais il s’est pas laissé impressionner. Il était malin ce docteur. Il m’a regardé bien dans les yeux aussi. Longtemps. On a fait comme un concours de celui qui cligne en dernier. C’est moi qui ai gagné. Il s’est gratté la barbe, s’est tourné vers mes parents et leur a dit sans sourciller: syndrome du glandeur impertinent. J’ai cru que ma mère allait lui péter les dents. Là, je me suis bien marré. Ma mère, elle m’a jeté dans la poussette et on est partis. Mon père a suivi, la honte jusqu’aux oreilles. Arrivés à la maison, ma mère s’est servi un verre de Porto blanc et mon père s’est planté devant la télévision. Ils m’ont oublié dans la poussette. Mamie Suzette est arrivée et elle m’a demandé ce que je faisais là posté dans l’entrée, si je montais la garde ou quoi. Moi j’ai haussé les épaules sans rien dire mais j’ai pas pu m’empêcher de sourire en pensant à la tête de mes parents chez le docteur. Alors Mamie elle m’a dit «Viens me raconter, mon doudou, je te paie une coupe de sirhum». On faisait ça parfois avec Mamie. 

Elle remplissait deux coupes à champagne de sirop à la passion et elle ajoutait une tombée de rhum. On s’asseyait sur le banc devant la maison et on sirotait notre cocktail en papotant tout bas. Elle était maligne comme le docteur, Mamie Suzette, et j’avais pas eu le cœur de la faire mariner dans mon silence. Je l’aimais bien. Avec elle, c’était chouette de parler. Elle me manque. C’est la seule à qui j’aurais voulu dire au revoir. Mais elle va jamais au marché. Elle disait qu’elle y mettrait les pieds le jour où y’aurait un vendeur de rêves. Alors quand ça s’est passé, j’ai pas pu lui dire adieu.

En tout cas, ce qui est certain, c’est que si ma mère avait été là au moment des faits, les choses seraient bien différentes aujourd’hui. Elle n’aurait pas laissé faire, elle. Elle aurait réagi tout de suite, fait un scandale, appelé la police, demandé à tout le monde de témoigner, hurlé comme un putois. Pas parce qu’elle m’aimait, mais parce que toutes les occasions sont bonnes pour attirer l’attention quand on est malheureux. Même si je ne crois pas que mon père soit très heureux et on ne peut pas dire qu’il cherche à attirer l’attention. C’est plutôt tout le contraire. Moins on le voit, mieux il se porte. C’est pour ça qu’il n’a rien dit, qu’il a fait comme s’il n’avait pas vu. Il n’a pas osé s’imposer, même pas un pardon, excusez-moi, vous ne pouvez pas emmener cet enfant, il a déjà des parents. Non, il a laissé faire et il est reparti avec la poussette vide, l’air de rien, les yeux vissés au sol. J’étais encore là, au milieu de la foule, mes mains dans celles de mes nouveaux parents. Je l’ai vu passer devant moi. Il a dû tenter de rallier la maison et ses murs épais, ses portes et ses fenêtres closes. Là, il aurait pu ranger la poussette vide et se réfugier dans le canapé moelleux qui aurait amorti les cris de sa femme. Surtout, il aurait été à l’abri des curieux. Mais il n’a pas réussi à quitter le marché.

Il n’a pas fait dix mètres que ma mère lui tombait dessus.  Je ne l’ai pas vue venir. Lui non-plus. Elle a regardé la poussette vide, puis mon père. Son regard était dur. J’ai vu mon père se rapetisser, et ma mère « où qu’il est le gamin ? », et mon père de se ratatiner, et ma mère la voix qui grince « alors il est où ? » et mon père qui tente « Il n’est plus dans la poussette ? Il était là il y a deux minutes. » Alors ma mère qui fait son scandale, appelle la police, demande à tout le monde de témoigner, hurle comme un putois. Et tous les yeux qui se tournent vers eux, les gens qui commencent à parler, mon père qui transpire et qui sourit pour faire croire qu’il ne se passe rien et qui répète:

– « Il était là il y a deux minutes, tout va bien. » Son argument ne fait pas mouche.

– « Tout va bien ? » lui crache l’autre. « Notre fils a disparu et tout va bien ? »

– « Puisque je te dis qu’il était là il y a deux minutes ! Il ne peut pas être bien loin, il ne marche pas! »

La bonne blague. Alors tout le monde baisse les yeux et cherche par terre un tout petit qui ne tient pas debout. Et moi je passe et ils ne me voient pas.

C’était drôlement culoté de rester là, parmi la foule. C’est pour ça que je les ai aimés tout de suite mes nouveaux parents. Ils voyaient bien que je trouvais ça amusant et ils ont eu le cran de me laisser apprécier ces derniers instants. Ils sont couillus, elle aurait dit Mamie Suzette.

Mais quand je repense à cette journée, l’image qui me vient en premier c’est le petit pain au lait que mon père m’avait acheté et qu’il n’a pas eu le temps de me donner. J’adore ça, les petits pains au lait, c’est tout mou, tout doux et tout doré. Pendant que mon père était aux petits pains, moi j’étais resté dans la poussette au stand du charcutier, juste à côté. Comme à la maison on ne mangeait jamais de viande à cause que ma mère elle aimait pas ça, mon père et moi on allait goûter des rondelles

de saucisson sur l’étal du charcutier. Il y avait du monde aux petits pains mais moi j’attendais en sentant le petit jésus et le salami. J’étais bien. Et puis y’avait cette dame. Elle aussi, elle mangeait du saucisson et elle m’en donnait comme si que j’étais son fils. Elle me dévorait avec des yeux tout doux comme les petits pains au lait et elle souriait et ça la rendait jolie. Son amoureux est arrivé et il l’a embrassée en la serrant dans ses bras. Elle m’a montré du menton, il s’est tourné vers moi et il m’a souri aussi. Alors j’ai fait pareil et dans un élan, comme si que c’était la chance de ma vie, je me suis levé et je leur ai pris chacun la main. C’était une occasion inespérée de vivre un autre destin, de ne pas finir en homme flou avec un bras en dehors du cadre. Alors qu’on partait tous les trois, jolie famille pleine d’avenir, mon père s’est retourné avec mon petit pain au lait. Il a vu la poussette vide. Il a relevé la tête et regardé autour. Là, il nous a vus tous les trois. Ça a été très bref. Ses yeux se sont posés sur nous, il a eu une brève hésitation, comme si qu’il allait réagir, et puis non. Il avait l’air paniqué. Ça devait batailler ferme dans ses tripes. Il savait très bien ce qu’il était censé faire, courir vers moi, m’arracher des bras de mes ravisseurs. Attirer l’attention. Après avoir pesé le pour et le contre, il a dû se dire qu’il valait mieux laisser courir. A cause du regard des autres, ou parce qu’il savait qu’il n’avait rien de mieux à m’offrir. Et là, je l’ai vu s’apaiser un peu. Moi aussi, je me suis détendu, j’étais sauvé d’un destin que je n’avais pas choisi.

En fin de compte, je ne saurai jamais vraiment si c’est la lâcheté ou la lucidité de mon père qui m’aura délivré. Mais aujourd’hui, je parle, je marche et j’ai quelqu’un à qui ressembler. J’ai grandi et tout ce qui me manque, c’est un petit frère. Je vais proposer à papa et à maman d’aller faire un tour au marché.

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18.02.2022

LA POUSSETTE VIDE de Isabelle DGG a gagné le 1er Prix du concours d'écriture 2017, ex aequo avec LES CODES SECRETS de Jacques Defondval

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