Créé le: 30.08.2022
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La plage de la Papesse

FictionDestinée 2022

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© 2022-2024 Leah G.

Qu'est-ce qui fait basculer une vie? Antoine n'a jamais pu oublier cette journée d'été.
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Que serait devenue ma vie si je n’avais pas levé les yeux ce jour-là? Si mon regard n’était pas tombé sur elle cet après-midi de juillet? Si mes parents avaient choisi une autre destination de vacances? Si ma mère n’avait pas insisté pour se baigner à la plage de la Papesse?

La Papesse n’est pourtant pas la plus belle plage de la région. Et de loin. Située à quelques pas du centre-ville, surplombée par de hauts immeubles, c’est une plage urbaine avant tout appréciée des résidants. Les touristes lui préfèrent habituellement les longues étendues dorées ou les petites criques accessibles en voiture. Maman l’avait repérée parce qu’elle n’était pas loin de l’appartement que mes parents avaient loué.

— Pour changer Edith, ce sera plus simple, avait-elle affirmé.

Edith, c’est ma petite sœur. De ces vacances au bord de l’océan, elle ne garde aucun souvenir. Parfois, je l’envie. Puis les images reviennent et je m’en veux d’avoir pensé à les effacer de ma mémoire.

Ma mère portait un maillot de bain rouge cet été-là. Un une-pièce très rouge, très échancré. Sa manière à elle de dire à Papa «regarde-moi». Mais depuis quelques temps, mes parents ne parlaient plus le même langage. Il n’y avait qu’à voir la façon dont mon père scrutait les baigneuses. «Regardez-moi», suppliaient ses yeux cachés derrière des lunettes de soleil. Tout accaparée par ses sceaux de plastique, Edith n’avait pas conscience de ce qui se jouait autour d’elle. Moi non plus, à vrai dire. C’est seulement des années plus tard, quand Maman a mis son maillot trop rouge et toutes ses affaires dans une grande valise, que j’ai compris.

Le soleil ne tapait pas particulièrement fort ce jour-là. C’est sans doute pour ça que j’ai pu laisser traîner mon regard sur la façade de l’hôtel de la Papesse aussi longtemps sans ciller. Donnant directement sur la plage, c’était un bâtiment à la fois très beau et très laid. Il ressemblait à celui dans lequel ma famille et moi logions, haut et gris. Des ornements de pierre ornaient les rebords des fenêtres et les balcons. La peinture dorée qui les recouvrait commençait à s’écailler.

J’avais passé une heure dans l’eau à me demander quand j’allais en sortir. Je ne nageais pas particulièrement bien. Et jouer ne m’amusait plus vraiment. Papa avait bien essayé de me faire quelques passes avec une balle en plastique. Mais j’avais arrêté de la lui renvoyer. Je crois que ça l’a un peu déçu. Sur les rochers qui enchâssaient la plage, un groupe d’enfants de mon âge étaient assis. Les garçons se targuaient d’oser plonger depuis n’importe où. Les filles gloussaient dans leur bikini.

Que serait devenue ma vie si je n’avais pas levé les yeux une fois de retour sur ma serviette? Je n’aurais pas vu la porte du balcon du premier étage s’ouvrir et sa fine silhouette se glisser par l’interstice. Je n’aurais pas vu son beau visage se dresser. Je n’aurais pas vu sa pommette violacée, ni ses yeux sombres et tristes se plonger dans l’océan. Je n’aurais pas senti sa peine se loger dans mon cœur, sa peur dans toutes les cellules de mon corps. Cet après-midi-là, je ne suis pas retourné à l’eau, pas plus que les suivants.

A l’époque, on ne parlait pas de violences conjugales comme aujourd’hui. D’autant plus quand, comme moi, on avait 13 ans. Je ne saurais expliquer comment j’ai su. Je crois que c’est l’effroi que j’ai lu dans ses yeux. Moi, même à cette distance, je parlais son langage.
Dès cet instant, une seule chose importait. Que cette femme soit en vie. Encore un jour, encore un après-midi, encore un peu.

Mes parents virent le cours de leurs vacances transformé. Chaque jour, je me réveillais aux aurores et tournais en rond jusqu’à ce que toute la famille soit debout. Puis, je tannais mes parents pour que l’on se rende le plus vite possible à la Papesse.

Papa et Maman ne comprenaient pas pourquoi je restais allongé sur ma serviette toute la journée. Pourquoi je refusais de me baigner ou d’aider Édith dans la construction d’un château de sable.

— Profite de la mer, Antoine! C’est idiot de passer son temps à ne rien faire, répétait Papa.

Mais il se trompait, je ne faisais pas rien, je veillais. Quand enfin l’inconnue prenait place sur son balcon, je sentais mon cœur se gonfler d’une joie douloureuse. Elle était si belle là-haut dans ses tenues claires. Elle était si triste. Parfois, elle lisait, un journal, une revue. Mais la plupart du temps, elle ne faisait rien.

Elle restait là, à scruter l’océan, caressant parfois sa joue meurtrie de ses doigts blancs. Je le voyais, elle aimait suivre le vol des goélands. Peut-être espérait-elle se transformer en l’un d’eux pour prendre son envol et quitter ce balcon? Ou alors, rêvait-elle qu’un navire s’arrête au large de la Papesse et qu’un marin vienne la chercher et l’emporte avec elle? Un marin qui aurait eu un peu ma tête en plus vieux. En plus grand. En plus fort.

Combien de fois ai-je imaginé me lever, partir de la plage, me rendre à la réception de l’hôtel, passer le comptoir et grimper jusqu’au premier étage. J’aurais trouvé sa chambre, aurais ouvert la porte. Elle aurait été là, son regard plein de terreur, sa joue amochée comme une insulte à sa beauté. Je l’aurais regardée, elle m’aurait regardé et puis nous serions enfuis. Sans rien emporter, sans rien se dire. La suite se perdait dans les brumes de mon imagination. Que sait-on vraiment quand on a 13 ans? Mais Papa et Maman ne m’auraient pas laissé y aller.

Le seul jour où j’ai esquissé un mouvement vers la promenade qui longeait la Papesse, mon père m’est tombé dessus.

— Va nous chercher des glaces, Antoine. Ça t’occupera, m’avait-il lancé en me tendant un billet.

Sous ses lunettes sombres, ses yeux avaient glissé sur moi avant de dériver sur les fesses rebondies d’une touriste. Jamais le goût du chocolat ne m’a semblé aussi amer.

Un après-midi, j’ai bien cru que l’inconnue m’avait vu, là, allongé dans le sable. Pour une fois, son regard n’était pas tourné vers le large. Il s’était attardé sur la plage. Le buste dressé, je retenais ma respiration. Allait-elle me faire un signe? Devais-je lui adresser un geste ? Mais très vite, elle est retournée à sa contemplation des vagues. Si elle m’avait repéré, elle n’en laissa rien paraître.

Un jour, le balcon resta désespérément vide. L’estomac noué, je continuais ma veille. Peut-être avait-elle simplement eu une insolation? Elle allait ressortir une fois le mal de tête passé. Une fois, Maman avait été malade presque une semaine. Je ne pouvais pas fléchir.

Les jours passèrent mais l’inconnue ne se remontra pas. Je l’imaginais, tantôt étendue sur le sol de sa chambre d’hôtel dans une mare de sang, tantôt accoudée à un autre balcon, sous un autre soleil, mais les yeux plongés dans la même mer intérieure.

Je cessai de m’alimenter. Déjà taciturne, je devins mutique. Papa et Maman s’inquiétèrent. Heureusement, Edith était un bébé plutôt turbulent. Rapidement, ils détournèrent son attention de moi pour s’occuper d’elle.

— Un vrai ado, ai-je entendu mon père glisser un soir à ma mère.

Pour une fois, elle semblait d’accord avec lui. Puis, alors que la fin des vacances approchait, nous sommes passés devant l’hôtel de la Papesse. Papa voulait voir de plus près les belles voitures dans lesquelles arrivaient les clients. Des bolides qui ressemblaient beaucoup aux miniatures que mon père aimait m’offrir quand j’étais plus petit. L’une d’elles s’est arrêtée à quelques centimètres de ma famille et moi, un modèle imposant, noir. Sur le siège arrière, j’ai distingué une silhouette.

Ces jambes trop blanches drapées dans une robe bleu clair, ce bras négligemment replié sur le rebord de la fenêtre, ce port de tête royal; je sentis mon cœur se soulever. Cela ne pouvait être qu’elle ! Tout ce temps, elle avait été là, sûrement retenue de force. Si près et pourtant si loin. Et puis, avant que je n’aie pu ne serait-ce qu’envisager une action, la voiture a démarré. Que pouvais-je faire? Lui courir après?

Que serait devenue ma vie si je n’avais pas levé les yeux ce jour-là? Le retour de vacances fut atroce. Alors que la voiture s’éloignait de la côte, j’eus le sentiment d’abandonner l’inconnue à son sort. A la rentrée, ma culpabilité n’avait pas faibli. Ce fut le trimestre le plus morose de toute ma scolarité. «Élève absent.» «Manque de motivation.» «Antoine doit absolument se ressaisir s’il ne veut pas redoubler.» Les remarques écrites dans mon bulletin ne laissaient pas place au doute. Si mon corps avait repris le chemin de l’école, mon esprit n’avait pas quitté la Papesse.

Et puis un jour, ma classe reçut la visite d’un policier. Une matinée de prévention comme tant d’autres. Encore aujourd’hui, je suis incapable de me remémorer le contenu de l’intervention. La seule chose dont je me souviens, c’est sa réponse à la question posée par Justine, une fillette de ma classe.

— Vous faites ça tous les jours, Monsieur? Expliquer des choses à des enfants comme nous?

Le policier avait souri:
— Non, pas tout le temps. La plupart de mes journées, je les passe à aider celles et ceux qui en ont besoin.

Ses paroles avaient aiguisé l’attention de mes petits camarades et l’agent se sentit obligé d’en dire un peu plus:
— Avec mon équipe, on s’occupe surtout des personnes, des femmes et des enfants à qui on a fait du mal. A l’école, au sport, au travail, à la maison…
— Et ils vont mieux ensuite? avait demandé un écolier.
— Pas toujours, mais quelquefois, oui, avait soufflé le brave homme.

A ces mots, mon esprit ensablé s’était ébroué. C’était la réponse que j’attendais, c’était la voie que je devais suivre. J’allais devenir policier. J’allais pouvoir sauver mon inconnue.

Papa n’en revenait pas, ni Maman d’ailleurs quand j’allais la voir un week-end sur deux. Sans être médiocre, je n’avais jamais été un élève brillant. Mais dès ce moment, mes notes ont pris l’ascenseur pour ne jamais redescendre. Jusqu’alors, je passais mes après-midis à jouer aux jeux vidéo. Après cette rencontre, je les dévouais à la lecture de livres consacrés à la criminologie. Je dévorais roman policier sur roman policier.

Après l’école, j’enchaînais sans plus de difficulté avec un baccalauréat scientifique. L’école de police ne fut pas une sinécure. Mais à chaque instant de doute, mon objectif se rappelait à moi. J’ai ainsi gravi les échelons telle une fusée jusqu’à atteindre mon Graal personnel: la brigade des mœurs.

Lors de mes entretiens d’évaluation, mes supérieurs soulignent toujours ma détermination, voire mon obstination à venir en aide aux victimes qui nous contactent. Ils aiment aussi mentionner mon empathie pour ces femmes et ces enfants meurtris.

— Attention à ne pas tomber dans le syndrome du sauveur, Antoine, m’avait soufflé un commissaire après une affaire particulièrement sordide.

L’interrogatoire d’un mari violent avait failli tourner au massacre:

— Je n’aimerais pas que tu te mues en bourreau.

Ce n’est que des années plus tard que j’ai pensé au sien de bourreau. Jamais il n’est venu sur le balcon de l’hôtel de la Papesse. Pourtant, au fil des ans, mon esprit a construit une image de plus en plus précise de cet homme honni. Au point où parfois, en faisant mes courses, je me convaincs que c’est lui dans la file d’attente. Cet individu massif, au regard dur et aux jointures de mains écorchées, cela ne peut être que lui…

Je n’ai jamais su ce que cette femme était devenue. Jamais su son nom ou pu glaner la moindre information sur son identité. Bien sûr, je suis retourné à la Papesse en espérant qu’elle serait à nouveau là, accoudée à la rambarde. Tous les ans dès mon premier salaire à vrai dire. Jamais je ne l’ai revue. J’ai même demandé à pouvoir consulter les registres de l’hôtel afin d’en apprendre davantage. Mais il y a trente ans, l’informatique n’en était qu’à ses balbutiements, les données étaient saisies uniquement à la main. Et puis, dans la vraie vie, être policier ce n’est pas comme dans les films. On ne peut pas débarquer n’importe où et fouiller comme bon nous semble.

Mais je ne désespère pas. Un jour peut-être, ce sera elle au bout du fil, appelant à l’aide, demandant dans un murmure qu’on vienne à son secours. Alors j’irai la chercher, morte ou vive…

Ma collègue Sandra passe derrière ma chaise en quatrième vitesse et se rue sur le combiné. Plongé dans mes pensées, je n’ai pas entendu la sonnerie du téléphone retentir dans le bureau. Devant moi, ma tasse de café a dessiné d’affreux cercles marron sur le rapport que j’étais en train de terminer. Un détail a suffi pour me ramener à la Papesse. Comme toujours.

Je me retourne vers Sandra. Une concentration absolue se lit sur son visage. Sa mâchoire s’est légèrement crispée. L’affaire semble sérieuse. Je sens mon pouls s’emballer.

Et si c’était pour aujourd’hui?

Arcane: la Papesse

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