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Dans cet étrange vaudeville auquel elle participe à son corps défendant, Milena ne sait plus très bien si sa place est dans la salle, sur scène ou en coulisse. Ce qui est sûr, c'est que son mari tient le premier rôle, même si ça fait mal de l'admettre.
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La dépendance affective, Milena ne connaît pas. Quand son mari lui déclare qu’il s’ennuie avec elle, la solution lui vient immédiatement aux lèvres : « ben, on n’a qu’à se séparer ! » Et quand il fond en larmes, pris au dépourvu par la simplicité et la froideur de la réponse, elle lâche un soupir résigné. Dur quand même d’être le pilier du couple, la cuisinière, l’infirmière, l’intendante, la psy et la maman de substitution d’un grand garçon de trente-huit ans qui n’a quitté ses parents que pour se mettre en ménage, tout ce petit monde sans lequel son mari ne serait qu’une ombre de mari, un ectoplasme, un bambin perdu dans un univers dont il n’a pas les clés. Elle secoue la tête avec une indulgence excédée, c’est pesant parfois d’être si indispensable.

Pareil quand sa mère lui reprochait de traîner entre ses jambes. Toute petite déjà, Milena avait la réponse : « ok, je me casse. » Et sitôt dit, sitôt fait, elle disparaissait quelques heures, des heures que sa mère était bien incapable de mettre à profit, toute accaparée qu’elle était par la quête de l’enfant qu’elle finissait par retrouver tranquillement assise derrière un buisson, si absorbée par son dessin qu’il l’avait rendue sourde à tous les appels. Et quand son angoisse se muait en colère, la gamine rétorquait crânement qu’elle n’avait fait qu’obéir.

La dépendance affective dont elle pâtit, c’est celle de son mari. C’est qu’il ne peut rien entreprendre sans elle, même un film, il a besoin de le commenter, une promenade ne fait sens à ses yeux qui si elle est partagée et que mangerait-il le pauvre, qui n’a jamais rien su cuisiner ? Sans compter qu’il lui faut bien un témoin à ses victoires de formule Un au circuit qui tourne en boucle sur sa play-station ! Alors quand il propose de fonder une famille, elle recadre aussitôt : un enfant pour l’instant, ça lui suffit amplement et cet enfant, c’est lui. Même si, au fond, pouponner ne lui déplairait pas tant que ça et qu’elle espère surtout par sa remarque le faire un peu grandir.

Parfois sa psy à elle s’étonne qu’une personne aussi peu dépendante n’ait que son mari à la bouche. Cette réflexion a le don d’exaspérer Milena. Les psys, faut vraiment tout leur expliquer. Si ce mari s’immisce dans chacune de ses phrases, n’est-ce pas plutôt la preuve qu’il est trop omniprésent dans sa vie ? Si collant qu’elle n’a pas une parcelle d’instant sans lui ? À lui seul, il est quasiment la somme de ses interactions, son cercle social et sa famille. N’est-il pas naturel de parler de ce qui nous étouffe ?

Quinze ans qu’ils se connaissent dans les moindres détails. Elle pourrait finir presque chacune de ses phrase, prédire ses envies, décrypter la plus légère mimique. Elle sait immédiatement si un livre lui plaît, si quelqu’un lui revient et avec quel soin il évite la rhubarbe, par hantise des calculs rénaux, ayant vu son père se tordre de douleur. Elle voit quand quelque chose l’a contrarié, traduit ses gestes quand il ne trouve pas les mots. La seule chose qu’elle n’arrive pas à se souvenir, c’est s’il est arrivé une fois, jadis, qu’il la surprenne.

Un mari si prévisible qu’elle a immédiatement compris qu’il plaisantait lorsqu’il lui a annoncé son intention de la quitter. Pour une autre en plus, qu’il aurait rencontrée où, lui qui ne s’était jamais aventuré au-delà de la buanderie sans elle à ses côtés ?

Cette rencontre dans les sous-sols de l’immeuble, elle a mis long à y croire. Jusqu’à ce qu’il ne reste plus le moindre de ses T-shirts dans l’armoire, elle s’est questionnée sur le sens de cette mise en scène. Elle a compris que c’était sérieux à l’instant où la porte s’est refermée. Le temps que l’incrédulité se mue en stupeur, la stupeur en colère, la colère en chagrin, son mari s’était déjà installé chez la voisine.

Et comme leurs soirées se déroulent essentiellement sur le balcon, Milena assiste depuis lors à leurs conversations depuis son lit situé juste au-dessus. Sa chambre à coucher devient ainsi la pièce radiophonique. Comme si elle avait pris un abonnement au théâtre, une scène par soir, avec le mari qu’elle visualise si bien, un mari toujours en pleine lumière, et la voisine hors champ, dont elle ne connaît que la voix. Et ça lui va, de pouvoir imaginer son visage à sa guise, le dessiner comme elle l’entend.

Pour l’instant, c’est toujours la même pièce, toujours le même acte. Sidérant de noter à quelle vitesse le mari semble l’avoir oubliée, dans tous ces dialogues, il n’est jamais question de Milena. Parfois, elle songe à se rappeler à lui par un son, un toussotement, une fausse conversation téléphonique. Mais ce serait briser les codes. Au théâtre, les spectateurs n’interviennent pas. Peut-être que cela inciterait ses voisins, car il faut bien maintenant l’inclure dans ce pluriel, à se retrancher au salon, la privant de la suite du scénario, mettant en quelque sorte fin à son abonnement et au lien ténu qu’il lui permet de maintenir. L’idée d’avoir à se passer de ce vaudeville, d’en rater ne serait-ce qu’un seul épisode, lui devient peu à peu insupportable. Car au fond, ces deux voix représentent son unique compagnie.

Étrangement pour quelqu’un de si peu dépendant, Milena passe maintenant ses soirées suspendue à leurs lèvres et se surprend parfois à retenir quelques larmes quand elle entend dans la bouche de son mari les répliques qu’il lui servait au début. Preuve que le spectacle l’émeut, même si les mots sonnent un peu faux. On sent à certaines inflexions que les comédiens sont des débutants. Et quand ses joues s’humidifient, Milena se répète que ce n’est qu’un divertissement qui prendra fin avec le tomber du rideau.

De temps en temps, elle s’interroge sur l’accueil à réserver à son mari, lorsqu’il reviendra de son escapade penaud et marri avec un r de plus, quémander son pardon et la supplier de le laisser réintégrer leurs habitudes. Elle s’invente différentes réactions avec des hésitations plus ou moins longues, se complaît à le laisser mariner dans ses regrets, finit toujours par céder à son insistance.

En attendant, elle se projette dans le rôle de cette inconnue, un rôle sur mesure dont elle pourrait écrire les répliques, même si elle n’est jamais allée jusqu’à s’imaginer mère de famille. Et qu’à la place de la voisine, elle se soucierait quand même, de temps en temps, de cette femme qu’elle a privée de mari, elle se demanderait ce qu’elle vit et s’interrogerait sur la place que la légitime occupe encore dans le cœur de ce nouveau compagnon qui, par lâcheté sans doute ou peur de s’effondrer, ne daigne jamais évoquer son passé.

Et c’est carrément insultant quand on y pense de le voir afficher une telle aisance à tourner la page, à zapper quinze ans de sa vie comme si ça n’avait été qu’une parenthèse, alors qu’elle-même convoque son mari à chaque phrase, comme l’a désobligeamment fait remarquer sa psy. Quelle connasse celle-là ! Et dire qu’elle la paie pour proférer des commentaires pareillement à côté de la plaque ! Même si c’est faire trop d’honneur à ce mari si quelconque que de l’emmener, ne serait-ce qu’en pensée, à ses consultations, c’est à Milena qu’il appartient de le relever et pas à cette thérapeute à deux balles. D’ailleurs elle n’a aucune raison de poursuivre ces séances maintenant que la si pesante dépendance affective de ce mari semble, provisoirement du moins, en voie de rémission. Penser à annuler les prochains rendez-vous.

Le scénario s’enlise un peu. Beaucoup de redites, la situation semble figée et les personnages en boucle autour de cette idée de procréer qui devient franchement exaspérante. Peut-être que Milena pourrait quand même précipiter un peu le dénouement par une intervention, une édition de scène comme on dit dans le théâtre d’impro. Mais aborder la voisine, c’est prendre le risque de la trouver moche. Ce qui ouvrirait un abîme d’interrogations sur ce que son mari a bien pu lui trouver. Et des nuits blanches en perspective. Pire encore, c’est prendre le risque de la trouver jolie.

Il est sans doute plus prudent de s’imposer au souvenir du mari, puisque celui-ci joue à l’amnésique. Mais quel prétexte avancer qui ne trahirait pas le fait qu’il lui manque parfois quand même un peu ? Laisser tomber un sous-vêtement sur leur balcon et aller le rechercher quand la voisine s’absente, en prétendant avoir mis la lessive à sécher au soleil ? Elle risque d’attendre longtemps, ces deux-là sont si fusionnels !

Cette lune de miel a quelque chose d’affligeant à la longue. Jamais un mot plus haut que l’autre, des dialogues sirupeux cruellement dénués de sel et de piment. À se demander si Milena ne pourrait pas, une fois ou l’autre, sauter un épisode. Ce qui la retient, c’est la crainte que la situation évolue justement ce soir-là. Manquer l’information charnière, l’inévitable point de bascule nécessaire à la compréhension de tout ce qui suivra. Alors elle s’accroche à son fastidieux rôle d’auditrice d’un premier acte qui n’en finit pas de s’étaler.

Le coup de théâtre la prend de court. Elle ne s’attendait pas à les croiser au bas de l’immeuble, à sortir pile à l’instant où ils rentrent, dans une configuration qui oblige son mari à lui tenir la porte. Il a le bras posé sur l’épaule de l’autre et la serre contre lui comme il serrait Milena autrefois, même pas l’air mal à l’aise, rien dans son attitude ne trahit le fait qu’il connaît Milena, la scène se déroule en quelques secondes et le regard de Milena est tellement happé par le mari que l’intruse a déjà tourné la tête quand elle songe à la dévisager, tout ce qu’elle a le temps d’apercevoir, c’est un ventre proéminent qui lui tord les boyaux. Et réveille son instinct maternel en même temps que son indignation. Cette salope n’a pas eu comme elle la décence d’attendre que son mari soit adulte.

 

Celui-ci lui revient trois mois plus tard. Père, veuf et effondré. Tellement qu’il a pris vingt ans. Passé sans transition d’adolescent à vieillard. La voisine s’est écroulée la veille, après le repas. Elle n’a même pas eu le temps de remercier pour le cake à la rhubarbe trouvé sur son pallier. Aux urgences, ils n’ont pu que constater le décès. Rarement avait-on vu calculs rénaux si foudroyants. Milena le laisse tout de suite entrer. Tant pis pour ses résolutions, il fait trop pitié, la paternité ne lui réussit pas. Et puis ça lui permettra d’aller jeter tout de suite le reste du cake. De toute façon, elle n’est plus à un écart près, elle qui s’était aussi interdit toute intervention dans le scénario.

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