Créé le: 25.02.2022
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La physique des lambeaux

Nouvelle, Philosophie

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© 2022-2025 a Jean Cérien

Ce que je ne sais pas

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Dois-je vous le dire ?  je ne comprends pas grand chose à ce sujet. Comment vous le dire ? j’espère qu’il vous fera rire, ou réfléchir, ou changer d’avis… Je ne devrais pas vous le dire, mais ce texte  n'est pas encore fini.
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Autant vous le dire, je n’ai jamais fait d’étude. J’ai quitté l’école à 13 ans, mais je ne suivais plus les leçons depuis longtemps déjà. J’ai été très heureux de trouver une place dans une agence étatique, même s’il s’agissait d’un travail de ‘petites mains’. Dois-je vous le dire? La réalité ne se passe pas vraiment comme dans les séries télévisées : ce ne sont pas les experts qui passent des heures à reconstruire les pages mises en lambeaux dans les destructeurs de documents; ce sont des petites mains comme moi. Je ne vous cache pas que je n’aurais jamais dû être amené à écrire ma biographie; quel intérêt peut-on porter à un reconstructeur de documents passant sa vie à recoller des bouts de pages auxquelles il ne comprend pas grand chose. Imaginez ! la plupart du temps j’assemble des livres de comptes pour que les totaux soient justes. Mon travail s’arrête là. J’étais très fier de mon travail, d’abord beaucoup de mes voisins n’ont pas de travail et moi j’en avais un. En plus c’était dans une agence du gouvernement qui est très réputée; les policiers du quartier me laissaient tranquille et même mon propriétaire. J’avais connaissance de beaucoup de secrets que je ne pouvais révéler et je me faisais toujours un plaisir de laisser entendre qu’il y avait quelque chose d’incroyable, mais dont je ne pouvais parler. Quel pouvoir ce silence exerçait sur les autres ! Mon silence était un vaste espace sans pièces ni couloirs auquel les autres n’avaient pas accès et où je pouvais me réfugier à tout instant. Quel plaisir de pouvoir dire : ‘je ne peux pas parler, je n’en ai pas le droit’. Quelle échappée belle pour cacher mon ignorance et mes années d’études manquantes.

Ma vie personnelle

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Comment vous le dire? J’ai fait appel à un écrivain public -vous l’aviez deviné, ces belles phrases ne sont pas de moi ! Un jour, j’ai fait une grosse erreur qui a fait rire tous les experts et mêmes les secrétaires. Je n’ai toujours pas compris pourquoi ils m’ont dit d’écrire cette histoire et pendant longtemps je croyais que c’était pour se moquer de moi. Je vais vous le dire, je ne crois pas que mon histoire soit intéressante, mais depuis que j’ai été congédié, je n’ai pas grand chose à faire. Autant passer mes soirées avec mon voisin qui est écrivain public; nous réfléchissons beaucoup ensemble et surtout nous rions bien ! Dois-je vous le dire? J’ai ajouté quelques anecdotes de ma vie dans ce texte, je ne pouvais juste écrire sur un sujet auquel je ne comprends rien! Alors j’en ai profité pour vous parler un peu de moi. J’ai pris les plus belles anecdotes de vie, y compris celles que je taisais quand je travaillais. Mais rassurez-vous, j’ai modifié les noms, les phrases, les lieux et même parfois l’histoire car nous ne sommes pas toujours d’accord mon écrivain et moi. Parfois je veux écrire ce que j’ai vécu et lui me suggère, il dit ‘suggère’ mais il m’impose en me battant à coups de phrases sur la tête (note de l’écrivain : je lui suggère des modifications afin d’amener un peu de poésie ou de compréhension; bien sûr j’argumente, mais je n’impose jamais). Enfin quand nous ne trouvons pas d’accord, il écrit mon texte et je lui laisse mettre entre parenthèse sa vision, ou parfois le contraire (sinon mon écrivain me dit qu’il ne veut plus écrire pour moi). Je vais vous raconter l’erreur qui a fait rire tout le monde; en fait ce n’est pas un seul jour qu’ils ont ri, mais pendant plusieurs mois d’affilées, jusqu’à ce que je sois congédié !

Là où je me suis trompé

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Un jour, un énorme tas de feuilles à réassembler arriva; personne ne voulait le prendre, ce tas. Il était trop gros et il n’y avait pas vraiment de chiffres, donc nous savions tous par avance que ce serait bien plus difficile. Comment savoir si le texte est juste quand il n’y a pas d’addition à vérifier. Je n’ai jamais traîné au bureau et une fois de plus, j’avais fini mon tas le premier. J’espérais vraiment qu’un autre sac arrive et qu’il me récompense d’être terminé premier. Dois-je vous le dire? (Je me fais gronder quand j’utilise ces phrases, mais je ne peux m’empêcher de lui demander de les écrire, car c’est tout moi ça !) Non, pour une fois, je ne vais pas vous dire ce que j’ai dit quand je me suis retrouvé à la tête de cette poubelle géante -un container plein à ras bord de petits papiers à recoller. J’en avais pour des semaines et des semaines !Autant vous le dire, des semaines et des semaines sans la prime de fin de travail. Quel guigne ! Ce fut des semaines et des semaines de réflexions, d’échanges avec les experts qui partaient toujours en riant de la salle de collage ; c’était une révolution car d’habitude ils venaient nous demander de vérifier un travail, d’aller plus vite ou de prendre leur travail en urgence, contrairement aux règles. Depuis que j’avais débuté l’assemblage des pièces du container, ils repartaient tous heureux, le sourire aux lèvres, après avoir discuté seulement quelques minutes avec moi ! Comment vous le dire, enfin je vous l’ai déjà dit, je ne comprenais rien à ce que j’assemblais, mais je faisais de mon mieux et réfléchissais beaucoup pour donner un sens à tous ces bouts de papiers broyés. Sans chiffre pour vérifier le travail, comment être certain du résultat ?

Le travail inutile quel que soit le chemin

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Je ne le savais pas, mais j’étais en train de reconstituer plusieurs œuvres majeures à la fois. Personne ne me disait qu’il s’agissait de plusieurs livres et même si je me doutais qu’il n’y avait pas seulement un écrivain, comment distinguer entre eux? Laissez-moi vous dire, mais ne riez pas de grâce, non seulement les livres étaient encore disponibles en librairie, mais les trois auteurs avaient écrit dans des langues différentes et à des époques différentes ! Mes exemplaires en lambeaux ne le montraient pas, eux. En fait, j’ai passé des semaines et des semaines de travail pour amuser les experts qui se demandaient à quel résultat j’arriverais ! Et le résultat fut mon congé pour improductivité ! Comment vous le dire, en fait toutes les petites mains furent congédiées après cela, car on trouva qu’un ordinateur n’aurait jamais pu faire cette erreur, non seulement il aurait reconnu les livres très vite, mais il aurait été incapable de produire le méli-mélo que j’avais créé. Je me demande encore ce que j’aurais dû faire pour ne pas arriver à cette situation. Si je n’avais pas pris le container en charge, un autre l’aurait pris et nous aurions eu le même résultat : mes collègues n’étaient pas plus au fait que moi des livres officiels. J’aurais fait un autre travail pour le même chemin ou j’aurais fait un autre travail pour le même résultat? De toute façon le passé ne se refait pas et je ne pourrais pas prouver ce qui aurait pu se passer autrement. Tout le monde sait que rien de rien n’arrive deux fois exactement de la même façon. Le chemin que j’ai pris est celui que j’ai pris ; comment prouver qu’il aurait pu être différent, si je ne peux pas essayer plusieurs chemins, revenir en arrière, essayer d’autres voies, revenir et repartir pour m’assurer de résultats différents ou identiques (il veut dire similaire, évidemment).

La connaissance que personne ne connait

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Je débutai mes premiers lambeaux très bravement, persuadé que je tenais le bon bout. Pensez donc, j’avais des phrases tirées du container de petits papiers qui semblaient pouvoir s’assembler par la déchirure (la découpe du papier au milieu d’une lettre) et le sens de la phrase ! Dois-je vous le dire ? il s’agissait de la phrase suivante : ‘d’aller des choses les plus connaissables pour nous et les plus claires pour nous à celles qui sont plus claires en soi et plus connaissables ; car ce ne sont pas les mêmes choses qui sont connaissables pour nous et…’. Il manquait la fin, mais tout ce texte représentait presque dix petits papiers que je pouvais reconstituer. Comment vous le dire ? j’étais très fier de mon résultat jusqu’à l’arrivée du premier expert qui me demanda ce que je faisais devant cet immense container de confettis. Je lui montrai le résultat rapide de mon travail et je souriais jusqu’aux dents de satisfaction devant ce bon début quand il me désarma par sa simple question : ‘pour qui, si ce n’est pour celui qui connaît ?’Autant vous le dire, je n’avais pas la réponse à tant d’érudition (je voulais mettre science mais mon écrivain me dit qu’il ne s’agit pas de science). Qui pouvait être opposé à ‘nous’ ? Quelqu’un d’autre que les humains pouvait-il connaître ? Qui était ce ‘nous’ ? Il y aurait des choses claires et connaissables sans personne pour les connaître ? ou étaient-elles connues de Dieu seul ? D’une multitude de Dieux ? Un autre expert rentra et je lui demandai : pouvons-nous connaître ce que Dieu connaît ? Sa réponse fut brève : si Dieu connait tout, alors il connait ce que nous connaissons et ce que nous ne connaissons pas. Ce que nous connaissons nous le connaissons sans l’intervention de Dieu. Donc Dieu connaît ce que nous ne connaissons pas. Sinon Dieu ne connait pas tout.

le choc du Big Bang : un Univers d’onde

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Je ne devrais pas vous le dire, mais un jour, un expert arriva plié en deux de rire. Il n’arrivait pas à se rattraper. Un collègue lui demanda ce qui le faisait rire, mais l’expert rit de plus belle. Inexplicablement, le collègue se mit à rire. Après quelques minutes toute la salle riait. Nous ne savions pas pourquoi mais le rire avait contaminé chacun, comme une onde suite à un choc sur un plan d’eau. Après une grande brassée de minutes et une envolée de tas de confettis, nous avions enfin retrouvé notre calme quand le collègue redemanda ce qui l’avait fait rire. En un éclair, la salle fut de nouveau pliée en deux, les larmes aux yeux, de rire. Après plusieurs essais, l’expert voyant la situation, s’éclipsa pour la journée. Il revint le lendemain et nous échangeâmes quelques paroles sensées. Je me souviens encore de la réponse qu’il avait donnée à la question de savoir ce qui l’avait fait rire. Lors d’une discussion à la pause café entre experts, ils avaient abordé la question de la nature de l’Univers. Pourquoi existe-t-il et de quoi est-il fait ? La discussion était peu sérieuse et lorsque quelqu’un dit que l’Univers était fait d’un Bang, on enchaîna sur l’onde du Bang et ils arrivèrent tous à affirmer que l’Univers n’était rien d’autre que l’onde de choc du Bang initial. Nous ne comprenions pas ce qu’il y avait de drôle à cette explication. C’est alors que notre expert nous décrivit l’image suivante : Imaginez un grand Bang dans ce container de confettis -dit-il en montrant mon container- l’Univers actuel est comme l’ensemble de ces confettis suite à une explosion les disséminant dans toute la pièce, voire au delà. Nous avions bien ri la veille, mais l’Univers comme simple onde de choc du Big Bang, cela nous laissait songeur.

Un particulier bien particulier

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Je vais vous le dire, aujourd’hui encore nous avons beaucoup discuté avec mon écrivain, et nous n’avons pas la solution : il ne s’agit pas d’aller de ce que nous connaissons le mieux à ce que nous connaissons le moins bien, ni de mettre en ordre selon la simplicité avec laquelle il est possible de connaître quelque chose. Il s’agit d’aller des choses que nous pouvons connaître à celles que nous ne pouvons pas connaître. Il serait plus aisé de dire : qui se connaissent toutes seules si cela avait un sens. J’ai donc demandé à un autre expert : « qui peut connaître ce que nous ne connaissons pas ? » Il relut le papier et m’indiqua que ce n’est pas quelqu’un d’autre qui connaît les choses, mais le fait que la connaissance est intégrée dans la chose : nous connaissons facilement à travers la perception des choses dont la connaissance n’appartient pas à ce qui est perçu ; nous connaissons plus difficilement à travers la conception des objets dont la connaissance appartient à l’objet, comme un mot. Le mot porte en lui-même son sens. J’étais très fier de pouvoir lui répondre du tac au tac : mais où est-ce qu’il le porte ? Un mot dans un livre n’a pas quelque part son sens, en plus du mot écrit ! Considère simplement que le texte dit qu’il faut aller du particulier au général, me répondit-il. Cela sera bien suffisant pour toi. Mais comment puis-je connaître le particulier si je ne connais pas le général : comment savoir qu’il s’agit d’une chaise si je ne connais pas le mot chaise ? Parce que quand tu t’assieds dessus, tu n’as pas besoin en plus de la nommer ‘chaise’. Mais si je m’assieds sur un caillou, alors c’est une chaise ? Il quitta là en riant, arguant qu’il avait à faire et je restai sans réponse sur le sujet.

Les restes de Dieu : un universel très local

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Si Dieu le sait, ai-je besoin de le savoir, du moment que je crois qu’il existe ? C’est là qu’un autre expert m’expliqua longuement que d’inclure les connaissances de Dieu n’était pas scientifique. Donc selon la science, il y a ce que nous connaissons et pour lequel nous n’avons pas besoin de Dieu et ce que nous ne connaissons pas et que nous pouvons laisser à Dieu pour autant que nous ne cherchions pas à le connaître. Mais alors, répliqua mon voisin qui avait pris part à l’échange, nous laissons à Dieu de moins moins de connaissance ! Je complétai en ajoutant que nous ne laissons à Dieu que ce que nous ne voulons pas connaître. L’expert m’assura en effet que pour un scientifique croyant, les connaissances que nous partagions avec Dieu étaient dites scientifiques, celles que nous ne voulions plus lui laisser étaient des théories hypothétiques et celles dont nous ne voulions pas nous occuper pouvait être appelées Connaissance Divine. Pour revenir sur mon sujet, je lui demandai donc si ce qui est connaissable en soi -sans qu’il y ait un sujet qui connaisse- est ce que Dieu connaît et que nous ne voulons pas connaître ? Il mit fin à l’échange en me rappelant que pour un athée, un polythéiste ou un bouddhiste, définir Dieu comme celui qui connaît ce que nous ne voulons pas essayer de connaître n’avait pas de sens et que pour un croyant c’était simplement parjurer Dieu. Donc cette proposition n’avait aucun avenir. Je proposai à mon écrivain de clore le chapitre par ces mots : la connaissance est un échange entre des sujets qui s’approprient des savoirs qui n’appartiennent à personne et qui ne leur appartiendront pas non plus, qu’ils soient connus ou inconnus.

Arrêt sur image

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Pour ne rien vous cacher, je dois vous dire que mon écrivain m’encourage à en rester là. Persuadé que j’ai déjà perdu l’ensemble de mes lecteurs potentiels, il me propose de terminer mon texte par une petite histoire. Je vais donc vous raconter une petite histoire qu’un expert me conta un jour à une pause, puis je reprendrai mon collage, même si je devais finir par écrire un livre illisible ! Un jour un sage arriva dans un village. Deux amis, un boucher et un boulanger allèrent le consulter pour rire. Le sage dit au boulanger : la prochaine fois que je te verrai, tu seras sur la bonne voie. Il dit au boucher : toi tu finiras par avoir du sang sur ton couteau. Les deux amis rentrèrent en riant : un boucher avec du sang sur son couteau, voilà qui est banal ! Le boulanger changea ses habitudes et finit par ne plus tricher en rendant la monnaie, ne plus passer les nuits dehors et fonda une famille heureuse. Dix ans plus tard, le boucher proposa au boulanger d’aller revoir le sage qui était de nouveau de passage avec l’intention secrète de faire revenir son ami dans ses anciennes habitudes. Son changement de vie lui avait causé une perte importante dans ses plaisirs de vie nocturne. Le sage demanda au boulanger : « es-tu content avec ta vie de famille ? » Celui-ci fut aussi surpris que la première fois par la capacité de divination de ce sage, comment savait-il qu’il avait une famille ? Puis se tournant vers le boucher il lui dit : tu n’as pas changé, le sang n’est pas loin de ton couteau. Le boucher fut pris d’un accès de rage et enfonça son couteau de boucher dans le cœur du sage. Je fus perturbé par cette histoire, s’il était si sage, pourquoi ne pas avoir évité le couteau et s’il n’était pas sage comment avait-il su pour le couteau ? Quel savoir le sage avait-il et quel savoir le sage n’avait-il pas ? Comment faire la part entre le savoir général et le savoir particulier ? Qu’est-ce qui était plus connaissable pour lui et qu’est-ce qui était plus connaissable en soi ?

Cause toujours des causes, il n’en restera rien

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Plusieurs jours passèrent et j’avais enfin réussi à mettre ensemble d’autres bouts de confettis. J’avais constitué la phrase suivante : “L’émergence d’une nature propre à partir de causes et conditions est illogique ; si elle émergeait à partir de causes et conditions, cette nature serait fabriquée. Une nature propre n’est pas fabriquée et ne dépend pas d’autre chose.” Comment vous le dire ? je n’avais réussi à assembler ces phrases qu’à partir des déchirures. Elles représentaient le sommet de mon incompréhension et j’étais persuadé que je m’étais trompé jusqu’à l’arrivée du premier expert qui m’indiqua qu’elles étaient fort intéressantes et certainement sur le bon chemin. Je réfléchis et demandai un peu plus tard : est-ce qu’une nature propre est ce que savent les choses sans que personne ne le sache ? Il resta pantois et me demanda ce que je voulais dire. Les choses qui sont connaissables en soi, qui n’ont pas besoin de quelqu’un pour les connaître, sont-elles celles qui ont une nature propre ? Il me proposa alors de réfléchir ensemble : si une chose est telle qu’elle est complètement différente des autres, alors elle a une nature propre, non ? Oui, c’est bien ce que j’avais compris. Une chose qui a une nature propre est bien née, non ? Évidemment, dis-je. Avant de naître, elle n’était pas différente des autres, est-ce exact ? Oui elle n’existait pas. Mais comment est-elle passée de non différente à différente ? Elle est devenue différente hasardai-je. Mais comment une chose peut-elle être non différente d’elle-même, puis différente d’elle-même ? Que doit-elle faire pour devenir autre qu’elle même ? Là je séchai, médusé.

Les mots disent-ils ce que nous voulons qu’ils disent ?

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Je voulais comprendre ce tour de passe-passe. Prenons un épi de blé. Le grain de blé fait bien partie de l’épi ? Oui me répondit l’expert, mais tu as déjà séparé le grain de l’épi car tu veux dire ensuite qu’ils sont séparables. En fait il s’agit d’un tout. Mais s’il s’agit d’un tout quand le grain est dans l’épi, répliquai-je; au moment où il tombe, il n’est plus l’épi, donc l’épi a créé le grain. Même tombé, le grain est toujours un morceau de l’épi ; tu considères sa séparation comme plus importante que leur nature. Qu’est-ce qui fait qu’il changerait de nature en se séparant ?Que veux tu dire par nature ? C’est du blé. On pourrait dire que sa nature est d’être un grain de blé, différent de l’épi qui le porte. Et avant que l’épi ait son grain, sa nature c’est quoi, d’être épi, d’être blé ? J’explosai face à cette manière de voir archaïque : ils ont le même ADN, non ?Imperturbablement, il me dit alors sa nature c’est son ADN ? Mais le mot blé existait bien avant de connaître l’ADN et nous parlons du blé sans penser à son ADN, non ?En fait tu veux parler de notre usage des mots ? Pourquoi on a un mot pour l’épi et un autre pour le grain ?Il s’agit de savoir si les mots qui désignent quelque chose que chacun peut percevoir peuvent être appris, traduis ou compris uniquement grâce à la chose qu’ils désignent. Cette chose a-t-elle une identité suffisante pour garantir la signification du mot ?Bien sûr puisque le mot parle justement de cette chose : un grain de blé est un grain de blé, non ?Un grain de blé montre aussi la manière dans laquelle nous utilisons le blé.

L’embrouille de l’être qui veut être un autre

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Essaye avec chaise, table, rayonnage… Je n’essayai pas car j’étais perdu et un peu irrité d’avoir perdu tant de temps pour ces questions sans réponse, voire sans question ! Je repris mon travail et essayai de dégager d’autres phrases. Malheureusement, je n’y arrivais pas et les confettis que je tirais étaient célibataires. Je rêvais d’une agence matrimoniale pour les marier. À propos, je dois vous raconter l’histoire des mariages de mon cousin. Il avait épousé une des deux sœurs jumelles qu’il avait connues dans son enfance. Comme elles étaient vraiment jumelles, il avait eu beaucoup de mal à reconnaître celle qui l’aimait. Elles avaient fini par ne plus lui jouer des vilains tours quand il avait été question de mariage. Mais le jour du mariage, la mariée n’arrivait pas à ajuster sa robe très sophistiquée et devant le maire, le marié était seul. La sœur jumelle eut l’idée d’emprunter la robe de mariée de sa mère et joua la remplaçante en imitant la signature de la mariée. Excepté la famille de la mariée, personne n’en sut rien jusqu’au jour où lors d’une des rares et brèves disputes conjugales, le pot-au-rose fut éventé. Mon frère devînt blême et se demanda pendant longtemps s’il ne fallait pas refaire la signature pour que le mariage fût légal. Il finit par décider de divorcer et de se remarier. Mais une fois le divorce prononcé, son épouse refusa de se remarier. Sa sœur, toujours célibataire, sauta sur l’occasion. Le mariage fut célébré; les sœurs échangèrent leur rôle une nouvelle fois. Il avait appris sa leçon et ne proposa donc pas de se remarier lorsqu’il en fut informé. La mariée divorça car c’était pour être certaine qu’il n’aimait plus sa sœur, qu’elle avait voulu changer les rôles, persuadée qu’il proposerait un divorce-remariage qu’elle trouvait si romantique ! Aujourd’hui encore, il me demande souvent : « qu’est-ce qu’un mariage ? »

du landau aux lambeaux

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Voilà plusieurs jours que je ne trouvais plus rien, ne comprenais plus rien et désespérais pour de bon de ne jamais arriver au bout quand, un matin, un expert me dit :  ‘une chose ne peut pas naître d’elle même, d’une autre, des deux, ni de l’une ni de l’autre.’ Cherche ces mots dans ton landau, tu devrais les trouver. Depuis longtemps mes collègues avaient appelé mon container le landau car il y naissait plein d’idées, de phrases sans sens et des querelles byzantines sur les théories des genres angéliques. Je repris mes lambeaux de papier, sans trop faire attention à cette prédiction douteuse : comment pouvait-il savoir ce que je trouverais, tout expert qu’il était ?Après quelques jours et malgré moi, les mots en question étaient apparus les uns à côtés des autres, formant des phrases un peu différentes, mais d’un phrasé similaire :‘naître d’elle-même : il n’y a pas naissance. Naître d’une autre : soit c’est cette chose, soit c’en est une autre. Naître d’elle-même et d’une autre : soit la nouvelle chose est un amalgame des deux, soit les deux n’en étaient en fait qu’une Naître ni d’elle-même ni d’une autre : s’il n’y a pas naissance, comment la chose peut-elle être ?’ Je ne devrais pas vous le dire, mais ce qui m’étonnait dans tous ces mots, c’est qu’il me semblait évident mais qu’en fait je n’y comprenais rien. Ne sachant si j’avais inventé ou si ces phrases étaient réellement dans le texte à reconstruire, je n’osai les montrer aux experts.

Le double jeu dans l’ombre de la lumière

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Dois-je vous le dire ? Mon écrivain de voisin est parti ce matin pour un voyage – une commande m’a-t-il dit, mais ce serait bien la première. J’ai donc décidé de publier mon texte tel quel. Nous le continuerons dès qu’il reviendra !

Peut-être que quelqu’un m’écrira et me dira quels sont les textes qui étaient dans mon landau. Mon voisin avait deviné, je crois, il m’avait parlé de Cantique, je ne crois pas que c’était le Cantique des Cantiques car il n’est pas porté sur les sentiments.

Ce devait être un cantique plus froid, ceux pour l’hiver des cœurs.

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