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Et si les obsèques étaient interdits? 
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La mort est une grossièreté

La mort est enfin abolie. Je suis commissaire aux fraudes funéraires et militant de la première heure en faveur de l’abolition. Les cérémonies sont désormais proscrites. La mort n’est plus qu’une grossièreté.

– “Alouette 16. Un groupe, rue 223, déploie un simulacre,” annonce la centrale de recouvrement.

Si demain l’un d’entre nous s’en va, c’est qu’il est parti en voyage. Personne ne manifestera de vaines superstitions en son absence. Le passé est comme un vieux quignon de pain. Cette loi nouvelle conjure les adieux. Hélas, il y a toujours des citoyens qui renâclent et bâtissent leurs propres malheurs.

Je donne ma position à la centrale. Dès que ces sinistres aperçoivent ma combinaison jaune et mon chapeau à plumes, ils s’éclipsent.

– “La mort n’existe plus. Pourquoi s’attacher à elle ?”

Je leur distribue une brochure rédigée par la commission, illustrée d’une bande dessinée. Ils me dévisagent avec des mines de capucins. Il faut du temps pour changer les habitudes.

– “Le voyage n’est-il pas synonyme de liberté ? Tout homme détient désormais le droit irrévocable de disparaître. »

Et hop ! Tout le monde se disperse. Je ramasse les icônes qui traînent sur les lieux de l’interpellation pour les placer dans la remorque. Adieu traces mortifères ! La loi nous débarrasse de nos entraves et célèbre la résurrection de l’instant. Je suis fier de mon métier. Son absence assimilée, la mort devient caduque, démodée. Elle se réduit à une araignée qu’il suffit d’emporter comme dans un évier ou d’écraser, insecte écartelé.

– “Le groupe, malgré les avertissements d’usage, continue ses singeries. Bonne incursion.”

J’accélère. Plus tardent les interventions, plus l’araignée tisse sa toile.

Je vivais avec une femme, elle était mon hirondelle. Elle est partie. L’araignée la croquait de l’intérieur. La commission a signé pour moi le registre des départs. Il ne faut laisser aucune prise à l’araignée. Même avec l’absence de mon hirondelle. Je ne me plains pas. Chaque fois, qu’un oiseau vient piailler sous ma fenêtre, je me dis que c’est elle ! Je pose sur la fenêtre un sticker rose pour marquer sa venue. Mais c’est une manière ancestrale, un refuge de l’esprit archaïque. J’aurai bientôt étouffé tous ces affleurements du vieil esprit. Je ne fais pas de rituel. Je garde l’image de mon hirondelle et rien ne me dit qu’elle ne reviendra pas. La sirène retentit une seconde fois.

Mon Alouette se faufile dans les rues inextricables. Enfin arrivé sur place, j’ouvre le toit de ma capsule. Je déploie mon uniforme jaune prolongé de mes épaulettes. La musique ponctue ma sortie et je pose le pied sur le tarmac, exactement à la dernière mesure. Photo !

– « Allons, Messieurs Dames. Je suis l’Alouette, la police des fraudes funéraires. Ces manifestations sont interdites. La mort n’est qu’une illusion. Reprenez votre chemin. »

Je suis fier de ma tâche. Autour de moi, je découvre une foule macabre. Regards abasourdis et visages glabres sont typiques de ces manifestations. Je reconnais l’apparat habituel : moustiquaires sur le front des femmes, bas noirs, cravates sombres à nœud plat et chants languissants. Toutes ces élucubrations incitent l’araignée à danser.

– « Les parangons de la propagande affirment que le meurtre va devenir monnaie courante. Ne les écoutez pas! Les statistiques ne démontrent pas plus d’assassinats qu’auparavant, il existe seulement des voyages. »

Personne ne bouge. Moi, lorsque mon hirondelle est partie, je n’ai pas fait tant d’histoires, et je ne m’en porte pas plus mal. Ces naïfs garderont la trace de cette dévoreuse par petites touches. L’emphase de la mort écrase la vie.

Personne ne se disperse. Je siffle dans ma flûte de papier.

– « Qui est le responsable ? » Demandé-je.

En face de moi, des visages comme ébauchés à la craie sur un tableau noir. À l’époque ancienne, la vie s’arrêtait après une disparition. On construisait des pyramides, des mausolées : plaies rageuses dans le ciel propices aux enjambées de l’araignée. En inclinant à la noirceur, la peur irrépressible fait son travail. La posture de la gravité n’a pas de relief. La célébration de la mort incline au mimétisme : ces visages arborent tous un rictus blême. Je brandis mon dépliant par-dessus les têtes. Sa couverture sans appel, célèbre d’un trait rouge l’interdiction des croix mortuaires.

– “Je peux témoigner de mon expérience lors du départ de mon hirondelle. Hommes de peu de confiance dans notre gouvernement, la justice, avant de vous condamner, prends acte de votre désarroi. Rien ne sert de vous arrêter sur le passé.”

Ils s’écartent. Je m’engouffre dans l’escalier. Je suis un représentant de la bonne fée de la loi. Des gouttes d’eau suintent dans un tunnel insalubre qui descend dans les profondeurs. Une odeur d’encens frelaté remonte par l’escalier. Ils ne m’impressionnent pas. Le courage est une des vertus essentielles des commissaires. La perspective de mort nous abandonne.

Peu à peu, l’encens cède la place à une odeur de réclusion. Je n’ai pas peur du voyage. Je montre l’exemple. Je vais leur donner une leçon à ces réfractaires. L’escalier glisse, recouvert d’une morgue crasseuse. Au bout de ce couloir, suinte la lumière. Je ne capte plus de signaux de la centrale. J’entre dans une salle aux néons bleus.

– “Mesdames et messieurs, la justice se montre clémente avec les repentis, car son application prévoit vos réticences. Qui veut ouvrir le débat ? Commissaire patenté, je suis habilité à monter une cellule psychologique. ”

Un repaire de réfractaires. Sur le mur habité d’un silence sépulcral, je découvre un alignement d’icônes vitrifiées. Aucun visage, seuls des noms sous des portraits de nature arrêtée. Sarah : un hêtre en hiver; Kevin : un roseau penché par la brise ; Charles : un banc délaissé. Fantômes surannés!

– « La loi interdit le souvenir, » dis-je, avec une arrogance amplifiée par l’écho.

Sur l’autel, vers lequel ces momies m’entraînent, trône une coupe, cliché d’anciennes conjurations. À boire juste avant… Une absence indéterminée. « Vous êtes hors la loi ! » Harangué-je une dernière fois, la réverbération me renvoyant l’inanité de ma répétition.

Sur une des images, au récent encadrement, mon Alouette 16, amas de ferrailles, se fige pour l’éternité. Juste le temps, avant l’empoignade, de coller un sticker. Je ne suis plus qu’une hirondelle rose. Personne n’aura jamais vu une hirondelle rose.

FIN

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