Chapitre 1

1

En quittant pour la dernière fois son lieu de travail, Mordac pris le chemin habituel et sans surprises qu'il traversait depuis quarante et des poussières. Sur la place du marché, un parfum oublié d'un fruit exotique déclencha la première fissure dans son édifice bien rôdé...
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Cette dernière journée de travail éveilla son attention de manière particulière. Il entendit pour la première fois tout le silence qui l’entourait. Il sentit l’odeur quotidienne qui caractérisait cette pièce et à laquelle il s’était habitué, alors que personne d’autre ne pouvait la supporter. Parfois, il avait l’impression que cette subtile puanteur émanait de lui. Il prit conscience de sa seconde peau, ses gants en latex bleu et sa combinaison blanche. Il franchit pour la dernière fois le glissement feutré de la porte coulissante marquée d’une interdiction d’entrer.

 Il prenait sa retraite à regret avec l’étrange sensation de devoir enfiler un costume devenu trop étroit: sa vie. Tous ce temps qui le séparait de son passé n’avait servi à rien. Demain l’amenait à hier, comme une boucle sans fin, constat qui pouvait se terminer par l’angoisse pour une personne fragile, ce qui n’était pas le cas de Mordac. Il savait mieux que personne camoufler une montée d’émotion sous un rictus cynique, une compétence essentielle pour tutoyer la mort, mot qui rythmait le début et le point final de son histoire.

 

C’était jour de marché lorsqu’il quitta son lieu de travail. D’habitude, Mordac traversait  rapidement et sans état d’âme les étals de couleurs, résistant avec un détachement tout naturel aux senteurs de la campagne et des épices. Cette fois, il prit le temps de s’enfoncer dans la réalité, comme s’il parcourait cette place au ralenti, faisant attention à ne rater aucun détail. Ses pas l’amenèrent vers le Grand-Pont. Soudain, il s’arrêta net. Venant de l’étal exotique, un parfum oublié le saisit à la gorge. Celui du knippa, un fruit rond, de la grosseur d’une mirabelle. Il ferma les yeux pour mieux revivre son souvenir. Enfant, il s’amusait à croquer légèrement la peau entre ses dents pour qu’elle se fende, livrant à sa langue le fruit duveteux au goût délicatement sucré et citronné à la fois. Cette saveur unique fit remonter en lui un flot de souvenirs.

 

La carapace qu’il avait patiemment construite depuis l’accident commença à se craqueler. Le présent le rattrapa et il put machinalement reprendre l’écoulement  mécanique de sa journée en se rendant au café. Les rouages continuaient à tourner, son verre de vin blanc lui redonnait l’illusion de fêter quelque chose et le bruit de fond du café lui apportait le reflet de l’amitié. Comme un baume bienfaisant, le journal populaire lui prouvait que le monde existait. A quel moment rejoindrait-il cette agitation qu’il fuyait méticuleusement ?

En rentrant chez lui, au dernier étage d’un vieil immeuble, son appartement au design lisse le rassura. La baie vitrée s’ouvrait sur le ciel, lui procura cette bouffée de calme nécessaire à sa nuit, phase qu’il préférait entre toutes et qu’il nommait son blackout. Dans cet espace de gris, de blanc, de noir et de métal, un élément attira son attention. Comme une trace de vie sur une surface limpide. Il s’approcha pour constater qu’un canari s’était heurté à la vitre laissant une trace de sang. L’oiseau gisait sur le sol de sa terrasse, les yeux mi-clos. Quelques tremblements plus tard, il était bien mort. Un canari dans ce pays froid. Il devait s’être échappé de sa cage. Mordac s’empressa de nettoyer toute trace de l’incident, mais au moment où il s’apprêtait à ramasser l’oiseau avec ses gants professionnels, il eut un vertige.

 

Sur l’île, il y avait plein de canaris sauvages, en guise de moineaux. Aucune vitre ne barrait leur vol, seulement des branches de caroubiers et de flamboyants. Mordac sentit le vent chaud qui soufflait toujours dans le même sens, d’ouest en est. Tous les jours de l’année, le vent soufflait, ne laissant aucun répit aux arbres luttant pour pousser droit. Puis, dans sa vision, il vit John, son meilleur ami. Ensemble, ils passaient leur temps sur et sous la mer. Tous les sports nautiques voyaient triompher leur jeunesse. Un nuage passa devant le soleil et il se souvint de l’eau écumante derrière le bateau… La tache de sang du canari avait fait place à une mare de sang. Il détestait le sang.

Les détails s’évanouirent, laissant place à un bienfaisante amnésie. Comment était-il arrivé en Europe après son adolescence dans une île de rêve? Il n’en avait aucun souvenir. Les pièces du puzzle manquaient toujours mais les fissures s’agrandissaient, dessinant les contours pouvant accueillir de futures pièces. En l’espace de quelques jours, il lui sembla que son univers s’était volatilisé, laissant la place à un pays gris et froid, à l’image de ce qu’il était devenu. Il aborda ses longues études méthodiques et apaisantes de médecine. Ses professeurs appréciaient sa rigueur et son sérieux. D’un calme surprenant pour son âge, il accomplissait son travail avec assiduité. Taiseux et élégant, les filles rivalisaient de fantasmes à son sujet, car il faut bien dire qu’aucune d’entre elles ne recevait d’autre attention que la courtoisie. Il venait poliment aux fêtes estudiantines puis disparaissait sans un mot. Il devint un médecin légiste apprécié et compétent.

Mordac se servit un verre de whisky on the rocks et se remémora sa carrière qui s’était déroulée dans un inéluctable silence quotidien. Pas d’agitation, aucun bruit à part le cliquetis des instruments contre la surface en métal, des pas feutrés, et des larmes retenues des familles concernées par l’un ou l’autre de ses patients. Il considérait ses macchabées comme des patients qui avaient le bon goût de ne pas crier, ne pas se plaindre et qui n’exigeaient aucune guérison. En cela, il se sentait privilégié. L’environnement du labo correspondait si bien à son état mental, tout de métal et de verre.  L’odeur rassurante du désinfectant le purifiait de toute émotion inutile. Son bonheur se trouvait dans cette simplicité et la répétition de gestes exigeants. Mort d’entre les morts, sa vie s’était déroulée sans accrocs après son exil. Il eut une crispation au niveau du cœur. Pour se distraire, il brancha la radio. Une musique entraînante sentant le sable chaud lui donna un frisson. Encore une fissure.

 

Les semaines qui suivirent ce premier jour de retraite se meublaient de rien, avec la désagréable impression que son cerveau cherchait à combler ce vide d’une autre façon : en fouillant dans les combles. Peut-être qu’il devait entreprendre un voyage. Autre que professionnel. Il se dirigea vers la petite agence de voyage de son quartier et poussa la porte. Une charmante jeune femme l’accueillit d’un sourire et lui posa une série de questions qui le mirent mal à l’aise. Quelle destination ? Combien de temps ? Quel budget ? Combien de personnes ? Agitée comme un colibri, elle lui présenta des prospectus de divers endroits du monde, tout en parlant sans cesse. Tout à coup, une photo retint son intérêt : un arbre penché sur un fond de ciel bleu. Un Dividivi. Il n’existait qu’en un seul endroit du monde : Curaçao, qui signifie cœur en portugais. Le sien de cœur, eut de nouveau une crispation, comme s’il voulait disparaître à l’évocation de ce nom. Le cerveau libéra une pensée : c’est là que tu dois retourner. Prenant enfin la parole face au colibri, il confirma son choix pour le vol le plus proche, juste le temps d’acquérir quelques vêtements adaptés à la température des Antilles.

Le départ ne se passa pas comme prévu. La pièce de puzzle ne voulait décidement pas se mettre en place. Quelques jours auparavant, en regardant les nouvelles, il vit, comme les spectateurs du monde entier, une énorme fumée noire sortant d’un volcan islandais au nom imprononçable. Tous les vols européens étaient annulés. Jamais des circonstances aussi imprévisibles n’avaient contrarié ses plans. Il entendit le son familier du glas, mélodie funèbre qu’il avait choisi pour son portable et qui jetait toujours un froid autour de lui. C’était le colibri de l’agence qui avait eu une idée de génie dans sa petite tête d’oiseau. Puisqu’il avait tout son temps devant lui, elle lui proposa un voyage en bateau. Dix jours de traversée, le confort d’une suite sur un paquebot insubmersible… Le plan lui parut parfait. Il devait prendre le train jusqu’au port de Rotterdam où le Prince Albert l’attendait, un navire de 2500 chambres, quatre ponts, un cinéma et trois piscines. Mordac se mit à aimer les volcans.

Il n’avait jamais fait de croisière et au moment de quitter le rivage de la Hollande, il eut la nette impression de laisser sa vie derrière lui. Le cœur de l’homme mort commença pudiquement à battre.

 

Le trajet passait par Miami, puis le bateau mit le cap sur Puerto Rico pour terminer son voyage sur les Antilles Néerlandaises, populairement nommées les îles ABC : Aruba, Bonaire et Curaçao. Le vent, le soleil et la mer le ranimaient doucement. En s’appuyant au bastingage, son regard fût capté par l’écume des vagues qui glissaient sur la coque du navire. Ce flot régulier le mit dans une sorte de transe hypnotique et l’amena de manière imperceptible vers Linda. Il l’avait complètement oubliée et son visage apparut, ainsi qu’un flot d’images qui défilèrent sur les embruns. Elle avait été son amour de jeunesse, lorsqu’il vivait dans le corps de Vincent. Rien ne pouvait désormais le détourner du chemin qu’il devait faire. Il entendit le bruit des hélices et la mer vira au rouge.

 

Ce jour là, Linda et lui avaient pris le bateau moteur de son père pour se diriger vers Caracas Baai. Linda était une De Broot, une famille hollandaise influente et des amis communs les attendaient pour une journée de ski nautique. Il faisait beau, comme toujours. Linda était belle, comme toujours. Toujours. Une mesure de temps qui lui avait semblé éternelle, rythmant le bonheur de son existence. Il n’avait rien vu venir. Une bouée de plongée aurait dû l’alerter, mais il n’avait d’yeux que pour son amour. Un bruit atroce lui parvint et son moteur cala dans un râle. Le bateau dériva légèrement juste assez pour dévoiler l’écume sanglante. Un autre bateau se trouvait à proximité et il comprit la terreur figée sur le visage de Linda lorsqu’il reconnut le bateau.

A cet instant, le paradis se referma à jamais. Comme une pénitence, Mordac avait exercé pendant plus de quarante ans un métier où le sang ne s’écoulait plus et où le temps s’était arrêté. Impossible de tuer un mort. Ses patients, il leur parlait tout en découvrant leurs secrets. Quelle tragédie les avait amenés jusqu’à lui ? Combien de corps avait-il exploré, raccommodé et nettoyé pour les rendre à nouveau présentables ? Des centaines ? Des milliers ? La seule sensation qui restait de son passé était le fait de se sentir sur une île, comme si l’isolement le ressourçait.

Le Prince Albert accosta à Puerto Rico pour une escale d’un jour qui malheureusement se prolongea. L’atmosphère du bateau avait changé et Mordac se dirigea vers l’accueil pour s’informer de la cause de ce retard. Avec toutes ses excuses, l’hôtesse de bord lui expliqua qu’une avarie de moteur, plus précisément un problème avec l’hélice, obligeait le navire à interrompre son voyage pour une durée indéterminée. L’hôtesse, au badge singulier de Marina, lui expliqua d’une traite qu’il pouvait soit profiter de cette escale forcée pour visiter Puerto Rico – la compagnie organisait des tours guidés pour les passagers –  soit modifier son voyage; que dans ce dernier cas, il pouvait remplir le formulaire pour un remboursement partiel de son billet s’il avait une assurance évidemment… Sa voix se mêla au chuintement des voyageurs. Mordac était contrarié. La durée de la réparation, si elle était faisable, pouvait durer des semaines. Même pas sûr qu’il y ait une possibilité de mettre le bateau en dry-dock pour effectuer les travaux. Un mot resta bloqué dans sa mémoire en rade : hélice.

 

Il ne se passe pas grand-chose sur une île et la nouvelle de l’accident tragique dans lequel fût impliqué Vincent fit le tour de Curaçao à la vitesse du vent. La télévision locale, les journaux, tout le monde en parlait et cette actualité marqua la société Curacienne à jamais. Deux de ses amis étaient partis plonger. L’un d’eux avait manqué d’air et paniqué. En remontant trop vite, il n’avait pas respecté la vitesse, ni les paliers de sécurité. Son binôme essaya de le retenir par les jambes, mais il reçut un coup de palme qui lui arracha son masque. Avant de crever la surface dans un bouillonnement aveuglant de bulles, l’hélice du hors-bord happa la main de Pablo, son bras et davantage.

Les flamands roses en partance pour l’Afrique survolèrent la scène. Chaque année, ils s’arrêtaient sur Curaçao pour s’accoupler dans le lac intérieur près de l’usine de fabrication du Curaçao Bleu, un alcool au nom exotique fabriqué à partir d’oranges amères. Vincent et Linda observaient en riant leurs parades d’amour. Ils se déplaçaient en groupes d’un trépignement cocasse balançant leurs cous gracieux jusqu’à entrer en harmonie avec l’autre paire du couple. Un oiseau bizarre dont la grâce contrastait avec ce bec noir crochu et ses yeux pâles et fixes. Il lui faisait penser à un comptable ou un médecin ayant un corps de danseuse. Une sorte de chimère, comme l’âme de Vincent. Son corps, son amour et sa vie moururent à l’instant où il reconnut le frère de Linda, Pablo, son meilleur ami, qui avait préféré la plongée au ski nautique. Il se souvint vaguement de la suite. L’autre bateau les avait remorqués, la police les avait rejoint. Linda hurlait, pleurait en tenant son frère qui saignait abondamment. Mais il n’oublia pas le regard de sa fiancée qui le transforma en statue de sel. Il ne se rappela pas de son départ. Combien de temps s’était écoulé jusqu’à la séparation définitive avec sa jeunesse ? Est-ce qu’il avait revu Linda ? Ses parents l’avaient-ils accompagné à l’aéroport de…. ? Pablo avait-il survécu et dans quel état ?

 

Mordac opta pour l’annulation de son voyage et réserva une place d’avion pour atteindre sa destination finale, en passant par Miami, car aucune ligne aérienne ne reliait Puerto Rico à Curaçao. La colère, émotion nouvelle, montait en lui comme une déferlante. Il commençait à regretter ce voyage encombré d’obstacles improbables et de souvenirs douloureux. Deux jours plus tard, il prenait le vol 345 de KLM pour Miami. Prenant son mal en patience, il lisait un article du Curaçao Chronicle qui présentait les meilleurs sites de plongée, lorsqu’il fût abordé par une hôtesse. Une passagère était en difficulté et le seul médecin à bord était le Dr Vincent Mordac. Il se retint de demander s’il n’y avait pas d’autres médecins à bord.

Il suivit l’hôtesse vers l’arrière de l’avion où se trouvait une jeune femme que le personnel de la compagnie avait installé au mieux. Très vite, il constata que cette jeune hollandaise, originaire de Curaçao, était sur le point d’accoucher.

Mordac réprima avec difficulté une montée de panique intense et de dégoût. Il ne pouvait imaginer pire situation que d’assister une femme sur le point de donner naissance, intervention à l’exact opposé de toute sa carrière médicale.

Son sens professionnel reprit le contrôle, et c’est en tremblant qu’il accompagna cette naissance avec l’aide de l’hôtesse qui s’improvisa sage-femme. Tout se passa bien et la parturiente accueillit son bébé avec un beau sourire et des larmes. Réalisant ce qu’il venait d’accomplir, Mordac resta assis et fort éprouvé sur le sol. L’hôtesse, qui avait prit le bébé dans ses bras, lança à la jeune femme :

 

– Félicitations Madame de Broot, c’est une jolie fille.

 

La dernière pièce de puzzle se mit en place. En mettant au monde la petite-fille de Linda, Vincent Mordac, mort d’entre les morts, venait de redonner naissance à sa vie.

 

Het einde van al ons zoeken zal zijn

Als we aankomen waar we zijn begonnen

En deze plaats voor het eerst kennen. 

T.S. Eliot

 

And the end of all our exploring

will be to arrive where we started

and know the place for the first time

T.S. Eliot

 

Commentaires (2)

Starben CASE
26.09.2021

La vie me ramène à votre commentaire que je n'ai pas vu tout de suite. C'est émouvant de découvrir mon texte à travers votre regard et de sentir les contrastes, les couleurs et les odeurs autrement. Notre monde est multiple et nous le faisons scintiller par l'écriture en millier de facettes. Merci d'avoir regardé avec moi.

Yveline Delmas
07.05.2020

Une nouvelle très bien écrite, très rythmée, au récit fluide, entre autres pour les allers-retours entre passé et présent. Aucun mot de trop, aucune phrase inutile. Des instants suspendus au suspens. Un récit visuel, énigmatique, initiatique, qui donne à voir des contrastes et des couleurs (rose, gris, rouge, noir, jaune, bleu), qui donne à sentir des odeurs, des parfums, des embruns, qui donne à ressentir des sensations, des émotions, contraires, glaçantes, émouvantes, poétiques, troublantes. Un récit de vie qui ressuscite l'envie de lire et de vivre.

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