Créé le: 30.09.2019
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La flûte

Trésors 2019

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© 2019-2024 Antoniov

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d'après, Objet: MEG Inv. ETHMU K000134 Flûte à encoche taillée dans un fémur humain Surinam Milieu du 18e siècle ? Os Don d'Ami Butini, colon genevois au Suriname, à la Bibliothèque publique en 1759
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La flûte

 

Il est vieux, Boni, il n’a de foyer ni de famille, possède peu, à part son embarcation creusée dans un arbre, et une flûte. Dont il sait en jouer depuis toujours d’après ses souvenirs. Celle-ci a été sa vie et sera sa perte bien qu’il ne soit pas encore au courant. Il marche devant, derrière lui Yami, enfant métis noir-amérindien comme lui-même (il faut être métis et mâle pour jouer de la flûte, allez savoir pourquoi). Enfant d’une douzaine d’années, très éveillé, attentif à tout, de tout instant. Faut dire que la jungle ne rend peu attentifs que ceux qui vont vite mourir.

 

Yami a été choisi par le vieux pour le seconder et surtout pour le succéder. Ou alors c’est le jeune qui a choisi le vieux comme vie qui vient après. Dans tous les cas le choix des deux a été fortement encouragé par les villageois qui tremblent rien que de penser à la possibilité de perdre le seul joueur de flûte qu’ils connaissent, qui éloigne le jaguar mauvais, ce dieux descendu sur terre qui a souvent faim. Flutiste comme cet autre sorti de l’imagination d’un écrivain, Hamelin, Boni ne cherche pas de rats pour les guider et les noyer, mais un jaguar ici ou là, à la demande des villageois, pour le repousser.

 

Pour le moment il marche, depuis longtemps. Mal aux pieds, aux chevilles, aux genoux, et ailleurs, il est vieux. Faim au ventre, soif aux lèvres, faut qu’il trouve des chrétiens quelque part, ou des indiens, ou des métis. Il ne se plaint pas trop, il constate. Sa vie est, a été, tout de même belle, il

joue de la flûte et il en joue bien, c’est son métier. Ou alors il est chasseur des jaguars, drôle de chasse que celle-là. Il se demande parfois si c’est la même bête à chaque fois, qu’il éloigne de ses sons. En fait il ne l’a que très rarement vue, et de loin.

 

Il a du quitter sa pirogue, le village qui le demande est situé à l’intérieur, à l’écart de la rivière. Il reconnaît à peine le chemin, ces villageois étant devenus plus chasseurs que pêcheurs et n’aimant guère le contact ni avec les blancs ni avec les noirs, vivent et restent dans la jungle profonde plutôt que de s’exposer dans les bras d’eau. Il n’y a que, très de temps en temps l’un ou l’autre indien, resté amateur de poisson, qui prend ce chemin pour faire ses emplettes. Chemin presque invisible tant la nature travaille sans cesse à l’occulter, nos deux musiciens se sont perdus plusieurs fois.

 

Nous sommes en 1730, dans une des Guyanes, celle néerlandaise qu’on appellera plus tard Suriname, du nom de la rivière qui la traverse. Région sauvage pour les hommes et les femmes, et pour tous les autres, mais ces derniers aiment ça, surtout ceux qui tiennent la baguette avec les dents comme le jaguar. Quelques blancs, quelques noirs, quelques métis et beaucoup d’autochtones peu visibles peuplent ce territoire quatre fois plus grand que la Suisse.

 

Les blancs, eux, aimant être visibles par-dessus tout, commencent cette année à construire un palais, le palais présidentiel, qui aura surement un président et ses serviteurs. Loin de la jungle (chasse gardée habitée tout de même par des indigènes depuis 4700 ans) et pas loin de la mer,

leur cordon de vie.

Ces européens, puissants et sans foi ni loi, autres que la conquête de l’autre, ne chôment jamais. Comme si avant de mourir ils voulaient vivre deux fois à la place d’une.

 

Et ils savent y faire: plutôt que de faire ils font faire. Et pour faire bien rien que d’aller chercher des bras au sud de l’Europe, en Afrique. Dans ces temps lointains, curieusement, on pouvait utiliser le bras de l’autre pour se faire plaisir, sans lui demander. Les deux bras d’ailleurs. Nourris, logés (c’est bien des grands mots que ceux-là), ceux qu’on appelle communément des préposés au travail sans salaire, semblaient par leur longues journées pouvoir résoudre tout problème dans la recherche d’accumulation de richesse.

 

Ces noirs connaissant un peu, ou souvent, très bien la différence entre le bien et le mal, trouvaient tout de même que le mal était blanc, d’office. On les appelle bushinengues (noirs des forêts). Parce que, à la moindre occasion ils faisaient le choix de la jungle et ses bêtes plutôt que la bête blanche dont le bras a tendance à s’allonger d’un fouet, d’un bâton, d’un couteau (on dit qu’à leur naissance les blancs sont innocents et dépourvus d’appendice malfaisant). On dit.

Petit à petit, une fois échappés, ils se sont installés dans des villages de quelques cases au bord des rivières. Et n’hésitaient pas à attaquer les propriétés des blancs si besoin, ramenant du coup d’autres esclaves, hommes et femmes, qui récupéraient du coup leur liberté, au prix de leur survie dans la jungle

Boni et Yami finissent par retrouver leur chemin mais Boni a perdu un de ses souliers, ce qui n’est pas très heureux: l’on y trouve souvent près des villages, sur les chemins, des pointes en bois dur (maripa) disposées dans la terre comme des chevaux de frise pour empêcher le passage. Et malheureusement il s’est blessé sur une des ces pointes. Ces chemins sont toujours très étroits. Jules Crevaux, médecin de première classe de la marine française, dans ses textes de 1878 disait:

« je remarque que les noirs civilises marchent les pieds en dehors, tandis que les nègres Youcas et Bonis ont les pieds presque parallèles comme les sauvages de l’Amérique du Sud. Cette différence provient sans doute de la difficulté de progression dans la forêt : l’étroitesse des passages force souvent le marcheur à mettre le pied gauche sur la piste qu’il a frayée du pied droit ».

 

Le village est en vue, pas plus d’une vingtaine de cases, Boni va annoncer sa présence. A vrai dire, pas un seul des habitants n’ignore que nos deux voyageurs sont arrivés: les oiseaux, leurs mouvements et cris ont depuis longtemps avisé chaque indien de la présence des marcheurs sur leur chemin.

 

La cheffe de ce village s’appelle Ayouba. Chez certains indiens la femme n’a pas seulement le respect des hommes mais aussi toutes les manettes ou presque: elle s’occupe de fabriquer les poteries, de semer, de récolter, et surtout de gérer les ressources. L’homme doit, lui, construire la

hutte où ils vont vivre, et bien sûr, assurer la chasse et la pêche. L’homme étant homme, il a le droit d’avoir plusieurs femmes, tant qu’il peut s’en occuper (ce qui n’empêche pas la femme d’avoir plusieurs hommes, mais ceci est une autre histoire). On dit justement qu’Ayouba ne connaissait pas la disette d’homme, elle était d’ailleurs considérée par certains comme une des dernières amazones. Ce sont surement les espagnols à la base de cette croyance, donnant même ce nom à un des fleuves.

 

Ayouba est une femme à part, même une humaine à part: elle ne se mouille jamais, même sous la pluie, laisse l’assemblée décider, l’aidant un peu, comme par inadvertance. Grande, lente dans ses gestes mais rapide dans ses idées, posée, avec un instinct de survie jamais pris en défaut, le village lui fait confiance. Elle parle peu et bien, dit oui sans problème et fait non si besoin y est. Elle écoute Boni qu’elle connaît bien, et lui demande de se reposer avant de mettre en place une stratégie d’éloignement du jaguar qui embête les uns et les autres. A tel point qu’ils ne sortent qu’à plusieurs à chaque fois que le besoin se fait sentir de reprendre la chasse, leur chasse, pas celle de ce jaguar tueur qu’il n’ont jamais pu approcher d’assez près.

 

Je fais une parenthèse pour essayer de raconter le pourquoi du comment de cette histoire de flûte et de jaguar. La flûte déjà est particulière. Faite dans un os, mais pas n’importe quel os: un fémur. Mai pas dans n’importe quel fémur, un fémur humain et par dessus d’un fémur de métis. Pourquoi de métis? je ne peux pas aider le lecteur aussi loin, je n’y étais pas quand cela s’est décidé, la

question restera ouverte. Par contre, je sais que quand elle est fabriquée avec un tibia humain c’est pour honorer la mémoire de l’ancêtre à qui appartenait cet os, et (mais c’est incertain) parce que ses harmoniques sont justement ceux qu’il faut pour éloigner les bêtes.

Mais alors me direz-vous, qu’est-ce que cette histoire à dormir debout? Et vous aurez raison de me le dire mais je ne peux pas vous aider plus que ça. Dans tous les cas il faut un métis pour jouer de la flûte, la chose est connue des tous mais je prends quatre lignes pour la rappeler: cette flûte a un bec un peu particulier, les sons étant modulés que par les lèvres du joueur, et il faut que celles-ci soient larges et charnues pour bien moduler. Les noirs en ont mais c’est des étrangers, les lèvres des indiens sont souvent trop fines, les lèvres des métis par contre remplissent presque toujours toutes les exigences du bon son au bon moment.

 

La flûte dont on parle (parfois appelée pinquillo, parfois kena) possède 3 orifices pour les doigts. Elle est toujours jouée par des hommes, est utilisée habituellement pour des rites liés à la pluie, à la fertilité des animaux, au carnaval, seule ou en groupe. Mais aussi, et cela tout le monde est au courant, on sait que les sociétés pastorales, comme celles de la Grèce antique ou du Croissant fertile, ont souvent développé un art de la flûte, parce que les harmoniques du son de la flûte sont réputées éloigner les prédateurs des troupeaux, notamment les grands félins, qui les détestent, et qui sont désagréables, là où l’homme n’entend que la richesse du timbre musical. Ceci était aussi connu de ce côté de l’océan, depuis des millénaires. Voilà qui est dit.

Il y a un autre élément important à connaître. Les Indiens Oyampys enterrent leurs morts dans un trou très profond mais n’ayant pas plus d’un mètre de longueur. Le cadavre est place verticalement, les jambes, les bras et la tête fléchis comme le foetus dans le sein maternel. Quelquefois ils le laissent se décomposer dans le bois, et ce n’est qu’au bout d’une année qu’ils ensevelissent les os dans un grand pot d’argile (JULES CREVAUX). Et c’est justement le propriétaire de ce fémur, qui a été posé au sol dans un bois, dont le fémur est aujourd’hui manié adroitement par Boni. Inutile de faire remarquer que le mot français jaguar vient du mot oyampys yauar. (d’après JULES, aussi)

 

Nous étions donc dans ce village de l’intérieur, avec Boni qui va se reposer d’une marche longue et éreintante et laver et essayer de soigner son pied qui commence à gonfler. On lui a prêté une case (en fait un toit de feuilles sur quatre troncs verticaux) et il s’est endormi comme une pierre. Yami lui, jeune et solide, fait connaissance avec les villageois, c’est la première fois qu’il met ses pieds ici.

 

Comme par hasard, c’est Alicolé qui a conduit Boni à la case prêtée, un indien un peu jaloux et envieux de la vie des autres, de leurs femmes, de leurs cases, même de leurs dessins sur la peau. Une femme qui le maltraite, pas doué pour pêcher mais à l’aise pour couper (on peut dire qu’il est le boucher du village, quoique ce serait un peu exagéré, il ne fait que dépecer les animaux

chassés par d’autres, lui n’est pas très adroit des flèches), pas aimé de tous et encore moins de toutes. Il ne peut pas avoir d’autres femmes et il aimerait tant, mais il n’arrive pas à avoir assez de ressources pour les nourrir. Amateur d’intrigues, toujours à l’affût, toujours l’oreille bien tendue.

 

Comme il aimerait jouer de la flûte! et ainsi, il le pense, s’attirer les grâces des femmes, des hommes, de la cheffe. Il est têtu, et rapide pour envisager le pire, les sales coups, mais une case lui manque dans le domaine de la réflexion. Il peut anticiper mais pas tout, peut préparer mais de la façon la plus brouillonne qui soit, et surtout il n’arrive pas à se voir tel qu’il est.

 

Alors une idée, une manoeuvre commence à prendre dans son cerveau: s’approprier de la flûte du flutiste et jouer à sa place. Eloigner le jaguar et devenir du coup le plus fort, le plus beau, le plus désiré des hommes du village. D’ailleurs tout est tellement facile d’après la situation: Boni est fatigué, blessé et endormi, il ne va jamais se réveiller et l’entendre prendre la flûte, qui est d’ailleurs posée à côté de lui (le vol est interdit comme le premier des pêchés chez ces non-chrétiens), Yami est en vadrouille avec d’autres enfants du village, les femmes sont occupées à leurs multiples activités, et les hommes ronflent, profitant d’une pause bien méritée en ce milieu d’après-midi. Et, pas inintéressant, les cases n’ont pas de murs.

 

De l’idée à l’objet il n’y a qu’un pas. Voici qu’il est l’heureux propriétaire d’une flûte. Pas seulement, mais de LA flûte, celle qui va le sauver à vie. Il ne traîne pas au village. Sot comme il est il se croit

indestructible, il a la flûte, l’idée, et le jaguar n’est pas loin. Il suffit d’en jouer et les jeux sont faits.

 

Malgré son optimisme, celui des incultes et des bêtes et méchants, il hésite. De quel côté aller trouver le jaguar? S’il joue au village il va réveiller les dormeurs avant d’éloigner le fauve. Et s’il s’éloigne pour jouer, de quel côté? Et une fois le jaguar parti comment les autres sauront qu’il a sauvé les villageois? Et d’ailleurs? où est-ce qu’il est cet animal? Comme il est sot il n’a peur de rien. Il se dit, cette fois à raison, qu’en s’éloignant du village la bête va pour il ne sait pas quel moyen, le savoir, donc qu’elle va le suivre à la trace. Alors c’est décidé, il sort, prend n’emporte quel chemin et la flûte aux lèvres, l’oreille bien déployée, le souffle prêt, au moindre bruit de l’animal il soufflera dans le bec. Et l’affaire est dans le sac. Les autres le croiront forcément, sur parole. D’ailleurs il n’aura rien volé, puisqu’il ne fera que d’utiliser l’instrument. Il est content, même plus, il est heureux.

 

Et il avait raison, le jaguar rodait. Ne voulant pas entrer dans le village, à tout hasard, on sait jamais ce que ces bi-pattes ont pu lui préparer. Alors la danse commence, l’un suit l’autre, qui lui attend d’entendre. Mais il n’entend que trop tard, et quand l’un est près l’autre à l’écoute commence à souffler dans le tube. Sauf que, il vient de comprendre, il ne sait pas jouer de la flûte, et même qu’il n’aurait jamais pu apprendre, ses lèvres sont fines, trop fines. D’ailleurs il est trop tard, la bête est dans sa gorge, aucun son n’en sort. Quelle histoire! Bien plus grave que prévu, plus d’Alicolé, mais de même, plus de flûte. Dans son geste, le fauve à gravement, mortellement,

blessé l’homme et légèrement endommagé la flûte, qui ne pourra plus jamais émettre les mêmes harmoniques qui éloignent les carnassiers.

 

La sieste passée, les hommes sortent du village, à quatre, chasser quelque chose pour le repas du soir, surtout qu’il faut fêter l’arrivée du flutiste. Et comme par hasard, ils retrouvent dans leur chemin pas loin du village, les restes d’un homme qui n’est plus, la flûte à côté. D’abord ils pensent que c’est Boni qui a péri, mais les dessins sur sa peau ne sont pas les siens, ils reconnaissent ceux d’Alicolé. Une tristesse certaine se dégage de leur visage en rentrant, il n’était pas aimé mais pas non plus haï.

 

Tout le village est devant la porte d’Ayouba, ils attendent tous des solutions aux problèmes dont ils envisagent qu’ils viennent d’hériter. C’est si bon de ne rien dire, ne rien faire, s’asseoir et attendre que quelqu’un trouve!

La cheffe et Boni d’un coup d’oeil, d’une même pensée, ont mesurée l’étendue des dégâts. Bien que pas joueuse de flûte, Ayouba a compris que le fauve avait gagné, la partie entière. Bien pire: Boni ne se sent pas très bien, nous dirions qu’il se sent mal, son pied ne cesse de gonfler. Peut-être une bête a sali la pointe qui l’a blessé.

 

Ayouba connaît la chose, elle a déjà vécue cette situation, cette blessure dans le pied d’un autre. Et elle sait, sait que la seule chose à faire est de couper, d’amputer la totalité de la jambe, et vite.

Boni est fiévreux, il regarde la cheffe et semble y lire comme on voit les poissons dans la rivière quand on est calme et silencieux: comme dans de l’eau claire.

La cheffe pose discrètement ses doigts sur le haut de sa cuisse, signale par ce geste où faudrait-il couper, mais ne demande rien, ne propose pas. C’est à Boni de décider. Lui réfléchit à toute vitesse, il sait que le temps lui est compté, qu’il ne peut pas tergiverser, ou regarder ailleurs, ou attendre. Oui, sa vie a été belle, oui il est vieux et fatigué, mais il se rend compte de comment il aime cette vie. Il n’est pas sot comme celui qui vient d’essayer sa flûte, bien au contraire. Il serait un excellent joueur d’échecs. Il sait aussi que le garçon n’est pas encore prêt, qu’il doit encore lui enseigner des gestes, des sons, des silences. Il sait que sa flûte a bien de chances de ne plus sonner juste, bien que tout soit possible.

Alors il prend deux décisions, en même temps. Oui, il faut couper, vite, et le garçon aura une nouvelle flûte. Taillée dans son fémur une fois nettoyé et séché.

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