Créé le: 20.09.2017
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La fin justifie les moyens

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© 2017-2024 Sylvie Baumer-Montandon

Ce jour-là, sa promenade au marché avait bien commencé puisqu’il avait réussi à obtenir sa dose de douceur, les caramels de la mère Bongard. Mais que peuvent faire deux-cents grammes de bonbons contre des tonnes de rancoeurs et de frustrations? Pour résoudre cette  équation improbable, il est prêt à franchir la ligne rouge.
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La fin justifie les moyens

 

Au stand de Madame Ziegler, les légumes tirent la gueule, tout comme la maraîchère. Elle promène un regard désenchanté sur les passants qui, justement, passent! Elle n’est plus en odeur de sainteté, Madame Ziegler, depuis que les médias l’ont traînée dans la boue. Pour elle, qui, du matin au soir est confrontée à la boue des champs, c’est d’une ironie féroce que de s’y faire traîner. Et cela, tout simplement, parce qu’ elle a engagé une douzaine de travailleurs clandestins, mal payés, à ce qu’il paraît! Résultat, le chaland boude et achète des produits plus « vertueux », chez Madame Amy qui ronronne de plaisir en récoltant cette clientèle inespérée.

 

Par chance, je n’ai pas à choisir entre vice et vertu ( je vis seul et mange très peu de légumes) et je passe mon chemin. Mon chariot de courses couine sur les pavés inégaux, marquant le rythme de mes déambulations.

 

Je presse le pas et les couinements s’intensifient, puis cessent lorsque j’arrive au stand des caramels. J’en achète deux-cents grammes et laisse rapidement la place aux amateurs de sucreries qui se pressent contre moi, peu soucieux de préserver mon espace vital. Loin de susciter mon agacement, leur impatience irrévérencieuse les lie à moi : nous faisons partie de la même famille, la famille des gosses gourmands. MMM!…C’est la douceur de l’enfance, les caramels de la mère Bongard.

– Salut, Lucien! Je te prends en plein péché de gourmandise, ils sont bons ces caramels?

– Salut, Edgar! Meilleur, ce serait trop! t’en veux?

– Non!… tu vois, mon diabète!

– Alors, je ne saurais trop te conseiller le rayon légumes! Salut!

 

Je ne peux pas les supporter, ces gens précautionneux qui se comportent comme des vieux et qui ont des réponses de vieux. Allez, salut, Edgar, va t’éclater avec tes épinards!

 

J’achète un pain au levain cuit au four et me réjouis de craquer la croûte torsadée en sarment. Il ne manque plus que le fromage pour un royal repas de célibataire.

 

Oui, je suis célibataire et ravi de l’ être! L’amour, pour moi, c’est fini, N- I  NI! Je ne partagerai plus mon pain ni quoi que ce soit avec une femme, fût-elle Monica Bellucci!

 

Et ce n’est pas Ted Robert avec ses refrains sirupeux qui vont me faire changer d’avis. La voix de l’artiste, deux stands plus loin, s’entête à délivrer un message d’amour, qui rime forcément avec toujours.

 

«…  Le soleil est dans nos yeux

C’est la fête aux amoureux… »

Les souvenirs ont la vie dure et je me prends à siffloter la chanson comme du temps où Ted était le roi du bal, et moi, le prince de la piste de danse.

 

L’odeur entêtante des épices fait taire mon sifflet et les couinements de mon chariot. Devant les tréteaux tremblants, j’observe les sacs de jute joliment disposés desquels jaillissent les couleurs. L’ocre, l’amarante et le pourpre côtoient les dégradés de cannelle et d’orange dans un carrousel de sensations rétiniennes inoubliables. Le vendeur surgit de son camion, dreadlocks , vêtements amples aussi colorés que ses produits, visage agrémenté d’une barbiche mal définie. «  Bonjour, quelque chose vous ferait plaisir? »

 

Si je le lui disais, il quitterait cet air de connivence amicale et me jetterait, au mieux, un regard chargé de mépris , au pire son barda de fumeur de joints à la figure. Je tourne les talons, lui laissant, en guise de réponse, le grincements de mon chariot.

 

Ce qui me ferait plaisir, voyez-vous, c’est que ma fille Géraldine ouvre enfin les yeux et reconnaisse la monumentale erreur qu’elle a faite en tombant amoureuse d’Ahmed.  Ahmed et ses dreadlocks, Ahmed et sa nonchalance, Ahmed et sa recherche d’emploi sélective, Ahmed et ses fumettes qui l’entrainent forcément dans des combines fumeuses.

Mon Dieu, si vous existez, dessillez les yeux de ma bien-aimée fille afin qu’elle jauge son compagnon selon sa véritable valeur. Là où elle voit de la douceur, qu’elle décèle la veulerie! Là où elle voit la « cool attitude », qu’elle soupçonne la paresse; là où elle voit de la décontraction vestimentaire, qu’elle déplore le laisser-aller. Et là où elle voit le papa de son enfant, qu’elle voie un simple géniteur. Ainsi soit-il !

 

Comme en écho, mes dernières paroles résonnent dans l’allée. Dieu, cet être sourd et muet m’aurait-il entendu? Je regarde en l’air, puis plus bas: au bord du chemin, un groupe de témoins de Jéhovah se relève après une prière silencieuse. Leurs « ainsi-soit-il » s’éparpillent encore dans la foule en mouvement. D’un signe de tête, je refuse la brochure qui m’est proposée et m’éloigne, agacé. Je trouverai tout seul la solution à mes problèmes!

 

Tiens! un attroupement! un camelot vante les qualités incomparables d’ un robot ménager dont forcément « personne ne peut se passer! » Les ménagères et parfois leurs maris observent, subjugués, la démonstration d’une préparation qu’ils goûtent en commentant la texture, « légère, onctueuse exceptionnelle…» Les caddies, les landaus, les sacs et même une trottinette  abandonnés sur le sol obstruent le passage. Je m’arrête, irrité, peu enclin à découvrir les mystères du robot magique. Je laisse errer mon regard sur l’agglomération chaotique et soudain, je prends ma décision. Je m’en vais,

et au plus vite !

 

Quelques manoeuvres et manipulations avec mon chariot, et me voilà sorti de l’encombrement. Je hâte le pas, tandis que derrière moi, la foule reprend ses vaines discussions. Et soudain, un cri, rauque, désespéré, animal. Sans cesser d’avancer, je tourne la tête et jette un regard à la scène. Au milieu des badauds, je l’aperçois, les mains ouvertes, les paumes tournées vers le ciel dans un geste d’impuissance. Il montre une poussette vide à sa femme et lui dit: « Puisque je te dis qu’il était là il y a deux minutes ! »

 

Le drame attire les badauds comme le miel les guêpes et bientôt le stand du « robot magique » est investi de curieux qui s’agitent et courent en tous sens. Les ordres et les conseils fusent, l’homme et la femmes se tordent les mains et l’on entends le bruit de leur dispute jusqu’au frontière du marché où mes pas me portent.

 

Je suis las de cette foule et il me tarde d’arriver chez moi. Je passe encore à la pharmacie, contrarié d’avoir à monter et descendre trois escaliers avec mon chariot, qui donne des signes de fatigue.Lorsque j’arrive dans mon univers, je ferme la porte et me jette sur mon canapé. Je suis en nage, j’ai mal à la tête et les muscles de mes bras sont douloureux. Je reprends mon souffle et ouvre mon chariot. Délicatement, j’extrais le précieux paquet et le dépose sur le divan. Il est tout chaud

il ouvre de grands yeux égarés. Je lui caresse la joue, les cheveux si fins puis je  lui murmure à l’oreille. «  Salut, bonhomme, on va vivre quelques jours ensemble, mais chut…. » Le petit paquet s’agite et fait de drôles de bruits avec sa langue, des bruits de chat mal réveillé. Je lui prépare son lait et lui donne le biberon qu’il boit avec félicité. Je le regarde, encore et encore! Mon petit-fils!

 

Je n’ai pas prémédité cette action, elle m’a été soufflée par les événements. Ces gens subjugués par la démonstration du camelot, ce landau sur le côté dans lequel j’ai reconnu Alexis, la présence d’ Ahmed et ses dreadlocks quelques mètres plus loin, déconnecté de son enfant, mon envie de lui nuire… Un dicton populaire s’impose à mon esprit: «  L’occasion fait le larron. » Oui, je suis un larron, un larron qui a kidnappé son petit-fils au nez et à la barbe du père et d’une centaine de badauds… Pour couronner mes réflexions, un deuxième dicton s’impose à moi:  “La fin justifie les moyens.”

 

Le bébé a fini son lait, il s’agite et sanglote doucement. Je le prends dans mes bras et le berce. Il éructe, vomit sur ma veste. L’espace de quelques secondes,  je mesure la folie de mon geste, je voudrais reculer le temps d’une heure et me retrouver au marché, là où j’errais sans autre objectif que de remplir mon chariot de produits de consommation.

«  La fin justifie les moyens, la fin justifie les moyens », cette phrase, je la répète tel un mantra tout en accomplissant les gestes pour nettoyer ma veste et changer l’enfant. Par chance, Alexis est un petit être facile, qui ne demande encore rien d’autre que de manger, de dormir et d’être au sec.

 

Midi. je n’ai pas faim et les caramels de la mère Bongard traînent sur la table. Sur la gauche de mon grand lit, Alexis dort, repu. Je m’installe à côté de lui, profitant de cette pause pour imaginer la suite de mon action.

 

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Cela fait trois jours qu’Alexis habite avec moi. Trois jours que je suis cloîtré entre quatre murs, attendant la fin…

 

Hier, Géraldine m’a téléphoné. Malgré nos différends et la rupture de nos relations, elle avait envie de renouer pour crier sa peine à son papa. Elle pleurait, elle hurlait qu’elle ne pouvait pas vivre sans son enfant, et que si seulement Ahmed avait été plus vigilant … Je l’ai rassurée et l’ai soutenue comme un père normal, un père qui veut le bien de sa fille. Je lui ai affirmé que la police allait lui retrouver son enfant et que ce cauchemar allait prendre fin. Je lui ai dit: «Je te le promets! » Elle ne m’a pas cru, et pourtant, elle aurait dû.

La conversation avec Géraldine m’a bouleversé plus que de raison et je me sens épuisé. Après une nuit sans sommeil, je me traîne, pour effectuer les obligations quotidiennes. M’occuper d’Alexis est une tâche que jusqu’ici j’ai effectuée avec plaisir, et pourtant, aujourd’hui elle m’apparaît comme une charge trop lourde, aussi lourde que ma culpabilité. Il est temps de se libérer de ce fardeau…

 

Ce matin, je joue mon va-tout. Je saurai enfin si véritablement, « La fin justifie les moyens. » Mon chariot couine sur le trottoir désert et je me hâte en jetant des regards sournois aux rares passants que je croise. Quelle poisse! Madame Durand surgit d’un détour du trottoir et me lance un « Bonjour Monsieur Martin, vous êtes bien matinal pour aller faire les courses! » Je lui sors une réplique toute faite pour m’en débarrasser, style : » Y a pas d’heure pour les braves! » et nous nous éloignons l’un de l’autre, elle avec son parapluie à la main, moi avec mon précieux chariot.

 

Lorsque j’arrive chez Géraldine, je jette un coup d’ oeil à ma montre – huit heures trente – je m’ empare de la clé cachée sous la courge factice et ouvre la porte avec précaution. Géraldine et Ahmed ont rendez-vous à huit heures au poste de police et ne seront pas de retour avant neuf heures, je dispose donc de quelques minutes.

 

J’extrais Alexis de mon chariot, le déshabille et le dépose dans son lit vide. Il ouvre à peine les yeux

et se rendort. Quelle innocence! Je l’embrasse une dernière fois en caressant sa joue tellement lisse.

 

Ouf, la partie la plus délicate est accomplie! Je respire avec force, comme si jusque là j’avais vécu en apnée. Je traverse la chaussée et entre dans le supermarché qui fait face à la demeure de ma fille. Je m’assieds sur un tabouret un peu à l’écart de la fenêtre et j’observe le va-et-vient de la rue. Deux enfants qui sautillent en se rendant à l’école, un jogger suant et suintant, une retraitée promenant son petit chien… L’inquiétude m’étreint: et s’ils revenaient tard, trop tard? Je m’approche de la fenêtre, comme si ce geste pouvait les faire arriver … Enfin je les vois, qui marchent sur le trottoir, tristes et désunis. Ils montent les escaliers lentement. Géraldine introduit la clé dans la serrure et engage un combat contre la porte qu’elle ne parvient pas à ouvrir. Ahmed veut l’aider, elle le repousse rageusement.

 

La fin arrive. Je rentre chez moi en traînant mon chariot qui ne couine presque plus. Bientôt, tout rentrera dans l’ordre. J’ ouvre la porte du vestibule, range mon chariot et attends. Bientôt je saurai…

 

Enfin, le téléphone sonne. Je respire abondamment avant de répondre. Géraldine, ma petite Géraldine crie et pleure, mais de bonheur, cette fois! Je fais l’étonné,  je m’exclame et je lui dis . «  Je suis tellement heureux! Tu vois, je te l’avais bien dit que tu le retrouverais! »

Lorsque Géraldine et moi avons fini de répéter les mots «incroyable! fabuleux! inimaginable! pas possible! le plus beau jour de ma vie!…» nous nous disons au revoir avec tendresse, comme au temps où elle était ma petite fille chérie.

 

«  Au revoir, papa, je t’aime! «

« Au revoir, ma princesse, je t’aime aussi! je suis tellement heureux! »

«  A demain, papa! »

« A demain… au fait, comment va Ahmed? »

« Papa… cette épreuve a été si difficile…Ecoute, papa, je n’y arrive plus, je vais quitter Ahmed. Ma confiance en lui a été détruite, ce jour-là.

 

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Je vous l’ai dit: la fin justifie les moyens.

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