Créé le: 04.09.2017
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La colombe au boa rose

AUDIO, Fables, Fantastique, Nouvelle

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© 2017-2024 Suzy Dryden

Lecture audio par Suzy Dryden

Quelque chose a changé...
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D’un battement d’ailes, clair et sec, je m’envole et trace une ligne affirmative dans le ciel endormi. Deux heures du matin. Le jour n’est pas encore levé. Les grandes baies vitrées sales de la prison ne seront bientôt plus qu’un mauvais souvenir. Je plane au dessus des repères familiers de la ville, devine le lac, survole les réverbères encore allumés et la boule dorée métallique du Centre de Recherche Nucléaire.

 

L’air frais du « soir-matin » glace mes oreilles mais rien ne me ralentit. L’appel des hauteurs célestes retentit tel un gong mystérieux. Un son de basse continue qui semble puiser sa force et sa tonalité au plus profond de la terre et me pousse à rejoindre les crêtes du Jura avec ardeur. Au sommet de la Dôle, le vent souffle à plus de 140km/h et incline l’antenne de télévision. La caméra de surveillance renvoie mon reflet et j’aperçois furtivement un drôle de phénomène sous la lumière néon. Je ne suis pas un oiseau ordinaire mais une colombe qui porte, autour du cou, un boa de plumes roses magenta.

 

Les plumes de couleur tressaillent dans la bise et illuminent ma robe immaculée. Alerte, j’ignore cette lumière artificielle et j’avance rapidement. Rien ne peut m’arrêter. Je sais qu’il faut aller très loin et m’apprête à survoler promptement la France pour gagner l’Allemagne au plus vite. Le voyage s’annonce long et éprouvant.

 

Des avions me bloquent la vue quand je rejoins l’Allemagne. Des ailes orange à bas prix jacassent et des gaz noirs étouffants barrent ma route. Les pilotes n’ont aucune idée du vacarme qu’ils génèrent avec leurs immenses réacteurs. J’ai peur d’être aspirée sans pitié dans une toile d’araignée. Je ne m’attarde pas et me recroqueville dans mon tourbillon de plumes… Virevoltante, aérienne et déterminée, j’avance sans hésiter. Le ciel tisse des chemins étonnants que je traverse telle une étoile filante.

 

De temps à autre, des images de la prison me reviennent et des frissons intenses parcourent mon plumage. Rien n’était plus respirable là-bas et l’injustice régnait comme une chape de plomb. Ici, dans ce ciel clair-obscur tout est encore possible. Du bout de mon bec, je regarde sous mes ailes et perçois les stratus, les dégradés de tons de la pollution. Lumières des villes en arc en ciel. Je sens pour la première fois depuis des mois une envie de chanter dans mon cœur d’oiseau.

 

Quelques heures plus tard, au moment où je rejoins l’Allemagne, la morsure du froid commence à me gêner. Il est peut-être temps de faire une pause avant la tombée de la nuit mais à l’instant où je réajuste mon boa rose pour me protéger, je sursaute soudain. Je sens que l’atmosphère a changé.

 

Brusquement, les fenêtres scintillantes des villes et de l’aéroport plongent dans un noir absolu. Les avions pilent vers le bas. Les oiseaux migrateurs qui me talonnaient depuis le petit matin font du sur place. Curieuse, je décide de descendre dans la ville voir ce qui s’y passe. En bas, tout est chaos et cacophonie. Un homme muni d’un porte-voix déclame :

 

– « Plus d’électricité sur la terre. Plus d’internet. Veuillez rester calme. Nous faisons tout notre possible pour restaurer la connexion.».

 

Surprise, effrayée, je me pose dans le cadre d’une fenêtre sans vitres et contemple la scène fracassante. La panne d’électricité a retourné la ville sens dessus dessous. Des voitures carambolent et heurtent des murs ou des poteaux. Une femme désespérée hurle dans un téléphone qui ne répond plus. Un vieillard hagard appelle au secours, des voix d’enfants retentissent comme des klaxons insupportables. Le monde va très mal. Dans l’obscurité, je perçois de tout mon corps, la panique des citadins habitués à allumer leur réveil, leur téléphone, démarrer leur voiture ou répondre à un message sur un réseau social à distribution multiple et instantané. Perplexe, je m’étonne de leur manque de créativité. Comment peut-on être si démuni sans internet, sans électricité ?

 

Soudain, je suis tirée de mes réflexions par une voix d’homme.

 

« Salut l’oiseau ! Dis-donc t’es beau. Comment tu as atterri ici ?». murmure un homme vêtu modestement.

 

Je tourne la tête vers l’homme et saisis tout de suite qu’il est bavard. Ma petite pause germanique risque de se prolonger, mais je suis polie et tends l’oreille avec un air gracieux. Je me rapproche et me pose sur un muret près de l’homme. Ce dernier me regarde fixement et dit :

 

– « Ben, on n’est pas sorti de l’auberge ! T’es au courant pour Trump ? Ça risque de déménager. T’as un avis là-dessus ? Avec cette panne mondiale, va falloir puiser dans la réserve. Ben, bon j’ai l’habitude : je suis un vagabond. On fait avec les moyens du bord… »

 

En l’observant, je me sens légèrement coupable de ne pas répondre mais mon intuition me porte ailleurs. Mon voyage doit continuer. Pour ne pas blesser mon interlocuteur en quête de compagnie, je lui indique que je vais prendre congé et bats des ailes en roucoulant. Entêté, l’homme n’abandonne pas la conversation et m’interpelle :

 

-« Ben tu t’envoles ? Dommage, j’aurais bien fait causette avec toi. Ils s’agitent tous comme des malades ici…C’est fatiguant. Le métro est bloqué et il n’y aura bientôt plus rien à manger. Mais dis-donc, t’as des plumes roses ? T’as trouvé ça où, ma Beauté ? Viens me raconter ton histoire…»

 

Adieu ma mission de paix ! Dans un froufrou, je m’envole et laisse l’homme marmonner tout seul. « Ouf ! Je l’ai échappé belle ! »

 

Mais de nouveau, je me retrouve freinée dans mon élan par un enfant qui cherche sa mère, tel un oisillon tombé du nid. Cette fois-ci, je n’ai pas envie de comprendre, ni de porter assistance à personne en danger. Toute ma vie, j’ai du réconforter, apporter la paix et sauver le monde. Basta così *!

 

Je ferme les yeux pour ne plus voir les ruines et les misères de la ville et je remonte lestement dans l’azur désormais dénué d’avions. Une seule volonté m’anime : celle de voler le plus haut possible vers la clarté. Mon boa me tient bien chaud. En route, vers la suite de mon périple, vers les lieux qui m’appellent loin des turpitudes contemporaines! Cap vers le Nord ! Vive le Danemark où je suis les embruns salés et où je pique à l’Ouest vers la Mer du Nord qui me rapprochera de l’Angleterre.

Quand je gagne la perfide Albion, les paroles d’un air connu me reviennent : « Je sais comment scier tous ces barreaux qui sont là en guise de rideaux *». Portée par un espoir naissant, je trace des courbes joyeuses dans le ciel. Comme la prison me semble loin !

 

En cours de vol, lorsque je prends le temps de me reposer sur un nuage, je sens que j’ai perdu quelques plumes. Est-ce la vision de cette misère humaine ou le froid glacial des hauteurs ? Le voyage dure encore plusieurs jours…Je croise une cigogne, des bergeronnettes, des oies et même une sterne arctique mais ne leur parle pas. Telle une fusée, je trace.

 

Arrivée en Irlande, je me dirige vers un océan bleuté dont la profondeur attire mon regard. L’Atlantique se dresse devant moi, fier, tumultueux, grandiose. Les plumes roses du boa ne tiennent plus très bien tant le vent souffle. Exténuée par mon long périple, je sens la fatigue peser sur mes frêles épaules. Une colombe poids plume. Enroulée dans mon boa, je baisse la tête pour mieux braver les vents impétueux. Je suis uniquement mon instinct de survie et garde les yeux à peine ouverts. J’avance, minuscule petite lumière blanche et rose dans le ciel tourmenté.

Subitement, au milieu de l’océan, j’aperçois un phare rouge éclairé par la pleine lune. L’évidence me saute aux yeux et je braque mes ailes – bâbord toute – pour me diriger vers le monument solidement ancré au milieu des vagues. Ici, il ne faut plus rebrousser chemin. C’est fatal. Si je cesse de battre des ailes, je tomberai d’épuisement d’une traite à la verticale et serai dévorée par les flots de l’océan.

 

D’un ultime battement, j’arrive devant une fenêtre éblouissante. Le contraste est poignant avec les vitres de mon ancienne prison. Les carreaux étincellent des rayons de la lune et ne portent aucune trace de saleté et de poussière. Une toute petite lucarne entrouverte me tend les bras. Ragaillardie, je vole à l’intérieur du phare et atterris sur une table en bois polie par le sel marin.

 

Sur la table, sont posés sagement une feuille blanche et un pot en étain dans lequel trône une plume. Prudente, j’observe et jette un regard autour de moi. Je m’étonne du calme malgré la tempête qui sévit dehors.

 

Je me redresse, respire fort. Avec légèreté, telle une danseuse sur scène, je laisse glisser le boa rose sur la table. Je m’installe confortablement, prends la plume et trace sur la feuille avec ma patte droite la première phrase qui me vient « Quelque chose a changé… ».

 

Suzy Dryden

Ilustration Jean-Pierre Meuer

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