Pierre, Robert, Claire, Lou et l’auteur, s’étaient rencontrés à dix-huit ans au cœur des Seventies pour créer une pièce de théâtre qui avait été jouée à une reprise et dont ils ont tout oublié. Ils cherchent à se revoir aujourd’hui mais qui du corps qui de l’âme n’y parviennent que partiellement.
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Pierre s’adresse à moi, l’auteur :

 

Vous, l’auteur soyez attentif à ce que vous déciderez de notre sort et de nos dires. Ne vous attribuez pas tous les pouvoirs, je vous prie. Souhaitant avoir une chance aussi pour un peu de bonheur et de réussite, je demande à revenir à une existence située. Si je ne suis réel que dans votre souvenir, je n’en persisterai pas moins dans ma volonté d’existence en saisissant toutes les occasions.

 

L’auteur :

 

Je sais qui est Pierre. Je me souviens très bien de lui. Puis cette souvenance se dissipe et il me revient de le faire exister encore alors que je perds pied dans ma propre vie. L’abondance des souvenirs et l’abandon de la légèreté. Regarder autour de soi puis accepter, perdurer ou se faire créateur, de mots, de situations, générateurs de nouvelles idées à partir des anciennes fabriquées. J’étais assis sur une chaise en bois à l’arrière de cette cave médiévale qui nous servait de salle et l’on ne me demandait pas quel rôle je souhaitais tenir ni quel texte j’aurais pu écrire. Pierre était sur scène. Je revois sa silhouette. Il est question d’ombre et de lumière, de corps et d’esprit. Une sensibilité nouvelle émanait de lui, de sa personne, de son histoire devinée. Il fallait le faire pleurer ou parler fort, crier même un désarroi qui révélerait tout son charme. Il était mon ami et mon rival. J’étais son champion et son servile compagnon. J’ai dû le jalouser n’ayant eu alors pour gage que mon avenir immédiat et ce qui vaguement pouvait s’ensuivre. Le tout perçu confusément. Vrai hier. Vrai aujourd’hui.

 

Pierre

 

Que faites -vous auteur avec d’aussi pauvres mots? Je vous estimais et me méfiais de vous. Nous étions tous deux dans l’attente et cette scène qui me fut proposée n’était qu’un endroit de plus où lentement la providence allait nous enrichir en diffusant ce merveilleux que l’on croyait en elle. Il n’en fut rien. Les Seventies n’ont pas tenu leurs promesses. Vous non plus auteur. Qu’allez-vous faire de nous ? Des diverses précarités de nos destins, seule, solide paraît la souffrance. Vous savez qu’on nous attend. Avancez dans votre propos. Soyez concret et faites-nous revivre, ensemble s’il vous plait, un moment de gloire rêvée. Je suis heureux de revoir Claire.

 

Robert, qui ne sait pas s’il doit être ou non présent dans cette scène, s’adresse à Pierre :

 

Tu me joues un tour là … Et je dois entrer dans ce jeu qui consiste à ignorer ma présence. Je ne suis pas fait pour un rôle et pas non plus pour n’être que moi. Où dois-je placer mon corps ? Que dois-je dire ? Claire viendra-t-elle aussi ? J’existerai mieux en sa présence, avec enfin un peu d’aise parmi vous. A qui parles-tu ? A un être imaginaire ou à la personne qui se cache dans ton oreillette. Je reste ou je pars ? Ce partir qui veut dire disparaitre, de la scène et de toutes les galaxies.  Dois-je deviner quelque chose ? Prédire un passé ? Les contrées de l’espace nécessairement nous englobent. Même discours que de tout temps. Nous n’étions pas doués lors ces premiers essais de théâtre au sortir de notre adolescence. Nous ne le sommes toujours pas. J’ai travaillé et je ne sais pas ce qui s’est passé. A qui as-tu parlé ?

 

Pierre, à mon attention …

 

Je ne sais que répondre à Robert, il provoque en moi une sorte de malaise dont je ne sais que penser. Que voulez-vous faire de lui? Le gagnant, le perdant, le citoyen moyen que décrivent les juges ? Il ne sait lui-même que faire de sa personne et s’étonne du fait que je l’ignore. Claire viendra pour moi et pour jouer la comédie. Elle adore ça et répète que nous ne sommes pas là pour nous perdre dans des questionnements sur l’identité ou la réussite. Elle est douée pour saisir sur l’instant les moments de bonheur que nous propose la vie. Vous avez du travail devant vous, du pain sur la planche, si vous entendez la séduire par les mots que vous lui ferez dire. Qui parle quand on parle au théâtre de la vie ? L’acteur, l’auteur, le personnage ou le public absent ? Je vous mets au défi d’en dire plus qu’elle. Ce plus qui vaudrait le mieux. Elle saisit la vie à bras-le-corps et ne se soucie d’aucune de vos préoccupations. Claire a gagné la partie d’avance, cher et misérable auteur.

 

Lou :

 

Merci pour l’invitation. En quelle année sommes-nous ? Celle de nos dix-huit ans ou de nos soixante-huit ans. Peu importe à vrai dire. Je n’aime guère ces rencontres de contemporains ou ces réunions d’anciens du même club. J’envoyais un courriel en réponse pour dire que ces souvenirs ne me font guère de bien. La dernière fois, c’était un message franchement négatif. Inquiétant même quand je me relis. Les cartes postales de nos années d’école étaient plus … ou peut-être pas. Aujourd’hui, le rendez-vous des âmes plus que des corps est fictif et cela me ravi.

 

Robert :

 

Il est vrai que nous étions peu à l’aise lors de ces répétitions à dix-neuf ans. Je trouvais que Pierre avait du talent et le jalousais un peu. J’ai dû trouver le sort injuste à cette époque-là ou peut-être même avant. Au sortir de l’enfance. On ne l’a plus revu, jusqu’à ce jour, dans ce texte de mise en jeu. Qu’est-il advenu de lui, et de nous ? Je trouvais ces images fuyantes et ces images ont fui. Je ne sais à qui m’adresser. Le passé m’a joué des tours et j’en ai fait de même pour chacun de mes jours. Je ne suis qu’une réalité physique et subjective et dois prendre soin de l’une puis de l’autre : Hygiène et équilibre psychique. Aller ainsi au-devant des jours, tous les jours, sans répit ni interruption. Je ne sais toujours pas à qui je m’adresse et ce qu’on attend de moi, ce qui justifierait ma présence ici ou ailleurs. Claire peut-être me fera-t-elle oublier le supplice de l’inconsistance. Elle sait parfaitement s’en préserver par le seul plaisir de vivre. Ai-je un devoir de réponse ? A l’égard de qui ? D’un personnage ou de l’auteur ? Je ne suis là que par le fait de mon existence qui me contraint plus qu’elle ne me ravit. Je voulais bien être amoureux la vie. J’avais en tête, nourrie par le cœur, des paysages, des possibles et des envies. Mais c’était trop, j’étais audacieux et ne saurais nier la paresse ou la lâcheté qui m’ont mené dans cette impasse. Refaire du théâtre alors que je ne faisais qu’avancer, pour bouger, passer d’un lieu à un autre, et me voici revenu en arrière ou poussé vers l’avant, je n’ai pas encore très bien compris cette pièce de jadis où l’on ne m’avait donné aucun rôle. Je m’étais abstenu et assistait aux premières répétitions sur cette chaise à l’arrière de la salle, contre un large pilier de vieille pierre que je n’ai jamais quitté au quotidien de mes souvenirs. Pierre avait été choisi pour être le diseur, créateur de ses mots. Rien ne s’est passé sur scène et il semble que l’on nous invite à recommencer.

 

Lou :

 

Robert ne me voit pas. Nous sommes dans le même lieu pourtant. D’un moment à l’autre, ça devrait venir. Puis repartir. Je ne m’en inquiète pas. On trouve de tout à tous les temps. Je tiens à un fil dans un présent qui me protège et me protègera tant que n’exprimerai aucune plainte. C’est la règle. Je l’ai comprise mais ne sait pas de qui elle vient, d’une certaine naturalité ou d’une tierce autorité.

 

Pierre :

 

Théâtre de l’espérance ? L’espérance des encycliques. Je devrai dire ainsi que je crois à l’espérance en donnant à ce mot la force qu’il semble contenir. Ces siècles d’angoisse et de culture qui font que nous nous accordons un avenir justifié et serein. Claire me répondra que je mens et que je suis fou. Puis elle corrigera le mot fou, observera que l’on en fait un usage abusif. Nous avons besoin d’autrui. Je ne toucherai plus au mot espérance. Tu ne m’aides pas auteur, tu ne sais que faire de moi. J’étais vivant il y a cinquante ans. J’ignore, et toi aussi, si je le suis encore à cette époque-ci, en cet instant précis. Tous les instants d’une vie possible mis les uns avec les autres, en un seul pan, et c’est la souffrance et l’effondrement qui résulteraient de ce réel densifié, dépourvu de tout allégement. Oui, je parle ainsi et ne peux fleurir mon langage avec ces étamines qui auraient permis en le générant un égaiement saisonnier.

 

Lou :

 

Pierre, je suis là, Pierre, accordons-nous un instant de rencontre. Je n’ai plus de corps dans ce récit mais me souviens de qui nous étions de ce qui fut notre matière et de ce que nous faisions. Si tu as existé, tu existeras, et c’est tout ce qui compte. Viens à moi, libère-toi et laisse-le temps décider que nous pouvons jouir ensemble de nos existences qui viendraient se toucher. Elles l’on fait déjà. Dix-huit ans, c’était l’âge de tous les possibles, maintenant, ce qui existe en puissance n’a plus d’âge. Tu m’avais répondu Pierre et je l’avais fait aussi. Femme ou homme, toi ou moi, c’était puissamment vrai et ce devrait l’être encore. Mais je suis peut-être dans l’erreur. Il fallait le vivre alors. Désormais ce n’est pas l’inexistence et ce n’est plus la vie. Ni solitude, ni relation, il faut apprendre encore à se reconnaitre et à décider ensemble de ce tout qui décide de nous.

 

Robert :

 

Personne ne répondra. Je le sais bien maintenant, personne ne répondra. Nos réponses individuelles, au hasard des rencontres et des discussions sont une tentative de réponse plus catégorique et plus essentielle qui échoue à tous les coups. Nous sommes faits pour répondre et nous ne recevons pas l’écho rassurant que nous recherchons. Cette première scène au milieu des Seventies qui devait nous mener à l’œuvre par laquelle nous aurions répondu à nos parents en les réjouissant. Elle ne s’est pas accomplie, nous sommes restés en deçà de nous, sur le carreau. Aujourd’hui, je le sais comme je sais que Claire seule me rassure et m’apaise. Ne lui demandant que cela, je lui en demande trop. Ce qui veille au grain, ce qui triomphe entre nous, c’est la part néantisée du réel. Nous ignorons le tragique et ne faisons que mimer la douleur.

 

Robert et Lou se touchent, ils parlent :

 

Lou, nous sommes définis pour le passé exclusivement. L’avenir d’une relation est dépourvu de sens et de justification. Nous le percevons bien toi et moi en ce moment. Je ne sais plus me taire et ce silence m’oppresse. Qui nous a donné ce rendez-vous embarrassant ?

 

Lou :

 

Claire, je suppose, qui probablement ne viendra pas. Elle nous met à l’épreuve de la surexistence et veut nous faire comprendre que nous ne serons rien de plus que des souvenirs dans l’esprit d’autrui. Je suis là, c’est vrai, et mes sens t’ont perçu tu en a fait autant. Si nous sommes là malgré tout et malgré nous c’est qu’une demande existe.

 

Robert :

 

Peu importe la déception, il nous revient de faire face. Je suis pris au dépourvu dans toute relation et dois avoir perdu ma capacité de rêver, cette stimulation qui fait que nous agissons à l’égard d’autrui. Je devrais croire en moi face à toi et à toi face à moi. Sur la première scène des Seventies quand Pierre tentait l’aventure théâtrale sous nos yeux déjà, je n’y croyais pas. On ne trouve qu’en soi l’antidote au néant. Et tu ne pouvais m’aider ma chère et pauvre Lou. Quel corps ai-je effleuré, à quel moment de sa vie. Flétrissure de quoi ?

 

Lou, s’adressant à l’auteur :

 

Pouvez-vous me soustraire au devoir de lui répondre ? Lorsqu’un homme, acteur, personnage, ne dispose plus que de l’expression « ma pauvre » c’est que le néant à déjà triomphé. Je ne veux pas envisager le monde sous ce vocable. Il correspond certainement à l’une des réalités de la femme que je suis, mais il me reste une bribe de liberté qui est aborder le monde autrement que par la compassion lente d’un homme qui veut être mon ami.

 

Pierre :

 

Ça se passe mal entre eux et vous n’y êtes pour rien auteur, cela ne pouvait que mal se passer. C’est toute la question si souvent débattue de la contingence et de la liberté. Très à la mode dans les Seventies. Je ne l’ai pas examinée plus à fond. Je me suis laissé vivre jusqu’à m’en empêcher. Voyez-vous auteur qui auriez pu être mon ami. L’intelligence n’est qu’une part du réel qui lui-même s’en préserve. Mon intelligence n’a plus existé au-delà de mon corps qui a terminé son existence sans que personne ne s’en aperçoive. Non, ce n’est pas triste et je ne suis pas « un pauvre ».

 

Je vous reconnais dans vos poèmes en prose qui ne me déplaisent pas. Vous n’avez pas changé et vouliez, je m’en souviens, reprendre sans cesse avec moi une discussion philosophique qui ne m’intéressait guère malgré l’intelligence vive dont j’étais pourvu et que vous aviez si bien perçue. J’en suis venu à éprouver pour vous une certaine amitié à l’époque ou plus tard, dans le souvenir exclusivement. « Mon pauvre », vos espoirs en nous se sont évanouis et vous connaissez quelques supplices sur votre chemin qui semble plus long que le mien. Mais tout se joue au millième de seconde, que l’on peut encore diviser par millions. Il est faux de dire que l’âge n’est qu’un chiffre mais juste d’observer que les amas de galaxies ne sont qu’un nombre. Nous voilà situés. C’est l’un des secrets de l’éternité qui possède tant sans en avoir conscience de sa puissance. Vous ne me répondrez peut-être plus auteur, épuisé que vous serez et ne me ferez plus rien dire. Il en sera ainsi terminé de nos rencontres. Nous en sommes là et vous me faite parler. En parlant de moi vous révélez des détails de votre existence. Claire ne viendra pas. Elle a préféré renoncer. Nous ne sommes pas maitres de la parole d’autrui ni même de la nôtre. Le silence n’est pas notre gouverneur non plus, peut-être notre ambassadeur. Cette pièce à créer au cœur de nos dix-huit ans. Vous m’aviez confié le rôle d’acteur et d’auteur. Ce ne fut pas une réussite à vous lire et personne ne me le reprochera. C’était l’empêchement de tous auquel sans cesse nous revenons. En êtes-vous encore, en cette autre tranche de vie, à vous interroger sans succès sur ce qui semble qui semble exercer sur nous un tel pouvoir  constricteur ?

 

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