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LA BLESSURE

… Le coup passa si près que le chapeau tomba et que le cheval fit un écart en arrière. “Donne-lui tout de même à boire”, dit mon père. Extrait du poème Après la bataille de Victor Hugo.

” J’aurai dû faire marche arrière, ne pas foncer tête baissée, mais voilà j’ai signé ce contrat avec cette organisation humanitaire et maintenant je suis prise au piège.” Nadia se parlait à elle-même. Elle avait hésité avant de signer, mais le goût de l’aventure avait été le plus fort. Jamais elle n’aurait pu imaginer que la réalité d’un terrain de guerre c’était ça. Elle avait toujours vécu dans un pays paisible, partait en vacances au bord de la mer dans des contrées idylliques. Maintenant c’était trop tard pour faire marche arrière. Elle était empêtrée dans la guerre.

Depuis dix jours elle se levait et se couchait dans le désordre et la confusion. C’est brutalement que Nadia avait été plongée dans la violence. Depuis elle n’avait jamais trouvé de répit. Peu de sommeil depuis son arrivée et cette angoisse permanente qui ne la quittait plus.

Ce soir leur équipe est réunie dans la cour de l’hôpital. Tous les cinq sont là, sous un ciel étoilé. La lune absente plonge les alentours dans le noir. Nadia est assise sur la 1ère marche des escaliers. Elle perçoit la tension. D’un geste las, elle rajuste quelques mèches emprisonnées dans une barrette verte. Le sable s’incruste partout, son T-shirt blanc et ses pantalons beiges ont pris la couleur ocre. Malgré la fraîcheur du soir, la chaleur l’étreint. Des gouttes de sueur lui glissent le long des joues. François, le responsable de l’équipe se mit à parler: “Nous venons d’avoir des informations très préoccupantes. Les rebelles avancent dans notre direction. Ils ne seraient plus qu’à quelques kilomètres d’ci.” Une chèvre traversa la cour et se mit à bêler.

 

LA BLESSURE

” Nous avons la possibilité de quitter cet hôpital dans une heure. Le dernier avion militaire se prépare à quitter cette zone. Le commandant en chef m’a proposé de nous évacuer.” François s’était tu, visiblement troublé. Au moment où il allait continuer une voix rompit le silence. “Comment allons-nous évacuer les blessés ?” Jérôme avait posé la question qui était sur toutes les lèvres. Tignasse en bataille, regard bleu, Nadia l’observait. Jérôme c’est le baroudeur humanitaire, le mec qui plaît aux filles. Son point fort c’est son expérience des missions difficiles. Chirurgien de guerre, il a vu toutes les horreurs que le monde génère. Lorsque Nadia était arrivée il avait su par son calme et sa nonchalance la mettre en confiance. Jérôme avait été le seul à pouvoir apaiser sa peur panique lorsque des coups de feu claquaient dans les alentours de l’hôpital.

– Nous ne pourrons pas évacuer les blessés, l’avion n’a pas la capacité pour un si grand nombre de personnes. Nous sommes cinq humanitaires et l’état-major nous accorde cinq places. Nous devons prendre une décision difficile que j’assumerai pleinement.

François avait parlé vite. Elle perçut de l’inquiétude dans sa façon de s’adresser à eux. Depuis une semaine Nadia travaillait sans relâche. Amenés à l’hôpital par les moyens du bord, les blessés mutilés, ensanglantés, l’avaient confrontée cruellement à la violence des combats, aux conflits qui détruisent corps et âmes en semant l’effroi. Cette guerre avait déchiré en elle sa candeur, sa naïveté. Plusieurs combattants, très jeunes pour la plupart, étaient morts alors qu’elle tentait avec

ses collègues de tout faire pour les maintenir en vie.

 

Un matin, des soldats avaient déposés un des leurs à la porte de l’hôpital. Cela faisait trois jours qu’ils tentaient d’arriver là. Ce jeune, que ses amis appelaient Hachemi, avait 16 ans. Il avait reçu une balle dans la cuisse droite et une autre dans le mollet gauche. Les plaies étaient infectées. Sur le carrelage imprégné de sang séché, Béat le chirurgien s’était agenouillé auprès de lui. Avec tact il lui avait dit la vérité. Il ne pourrait pas sauver ses jambes. Il allait devoir l’amputer tout de suite car une gangrène gazeuse débutait. Hachemi avait hurlé qu’il ne voulait pas que le docteur lui coupe ses jambes. Il sanglotait, secouait la tête. Ses amis tentèrent de le convaincre sans succès. Béat, ébranlé par les cris du jeune homme, s’était penché au-dessus de son visage. Avec son accent suisse-allemand rugueux, il lui dit que plus tard il pourrait être appareillé. Il marcherait avec des jambes artificielles. Oui il marcherait et surtout il vivrait. Hachemi n’avait pas accepté il était mort quelques heures après. Nadia avait eu le temps de mettre des pansements sur ses plaies et de lui donner des calmants. Hachemi lui avait pris la main. En la regardant il avait murmuré “Merci maman”. Ses compagnons étaient déjà repartis. Nadia s’était retrouvée seule à ses côtés. C’est elle qui en pleurant lui avait fermé les yeux.

D’autres soldats opérés pour de graves traumatismes, amputés, se remettaient doucement de leurs blessures. Les calmants se faisaient rares, seuls les grands traumatisés avaient droit à la morphine. André, le logisticien et surtout le poète de l’équipe, lisait Rimbaud le soir éclairé par une lampe tempête. Elle aimait l’écouter, c’était sa façon à lui de fuir la violence. André avait toujours reéussi à leur fournir des analgésiques. A peine remis, certains blessés plaisantaient avec Nadia et parlaient déjà de retourner aux combats. A côtoyer leurs souffrances, elle avait tenté

 

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de comprendre leurs luttes, leurs espoirs. Elle avait perçu que ces gosses, beaux, musclés, sortis à peine de l’enfance étaient devenus soldats pour échapper à la faim, à la misère. Beaucoup de ces adolescents avaient été encouragés par leurs proches à prendre l’uniforme. Pour ne pas être regardés comme des lâches, ils étaient partis à la guerre comme elle était partie faire ses études d’infirmière.

Et puis il y a deux jours, au lever du soleil, Nadia cru que c’était elle qui allait mourir. Elle était partie puiser un seau d’eau pour faire sa toilette. A cinquante mètres de l’hôpital elle avait déniché un pan de mur en partie écroulé, endroit discret à l’abri des regards. Dans la fraicheur du petit matin, alors qu’elle était couverte de mousse sentant bon le jasmin, ils sont arrivés. Dégoulinante de savon, elle s’était figée, incapable de faire un geste. Le bruit, la fureur, la déchirure du ciel paisible, l’avait immobilisée. Puis elle les avait vus. Ils étaient deux, des Mig 21. A cet instant précis elle crut que son heure était venue. Seule, nue au milieu des gravats, elle se recroquevilla. Une explosion fit trembler le sol. Ses mains s’agrippèrent à la pierre et la terreur s’immisça en elle. Un temps infini elle resta là, tassée, pliée par la peur. Puis le silence revint comme après l’orage. Alors sans prendre la peine de se rincer, elle remit sa robe bleue et courut jusqu’à l’hôpital. Au milieu de l’entrée elle vit le plafond abîmé par le souffle des explosions. Déjà les femmes préparaient le repas, les enfants dormaient sous la véranda. Ce jour-là elle enfouit sa peur et n’en parla à personne. Maintenant elle avait la possibilité de fuir ces horreurs et ce milieu rempli de scènes d’épouvante. Non, elle n’hésitera pas. Partir c’est désormais ce qu’elle désire le plus au monde.

 

LA BLESSURE

Elle veut s’éloigner de cette folie meurtrière, de cette terre gorgée de sang. Elle ne veut plus vivre dans les odeurs d’urines, de pourriture, de sang coagulé. Elle veut fuir loin, très loin de cette abomination. Nadia se dirigea directement vers François. “Je veux partir, je veux rentrer “. C’est tout ce qu’elle dit. Il ne fit aucun commentaire. Délivrée d’une oppression, elle se sentit soudain soulagée. Plus loin les trois hommes qui complétaient leur équipe, discutaient entre eux. Elle aperçut Jérôme de dos. Il était accroupi, avait la tête baissée, faisait de grands gestes. Béat et André debout les mains dans les poches écoutaient. S’approchant d’eux elle murmura que sa décision était irrévocable, elle partirait. Les hommes, soudain silencieux, ne se hasardèrent à poser aucune question. Détournant le regard, Jérôme se mit à parler à haute-voix : “Quitter et ne pas emmener les blessés c’est les condamner à être livrés à eux-mêmes, voir massacrés dans le pire des cas. Comment pouvons-nous fuir sans leur octroyer une infime protection”?

– Si nous restons, les rebelles nous prendrons en otage, ou pire nous massacrerons. Le choix est certes difficile, moi je n’ai pas l’âme d’un héros. André venait de donner son point de vue et Nadia sut qu’il voulait partir. François s’était approché. Il s’assit sur une pierre proche du groupe.

– Si nous partons nous devons le faire dans la discrétion. Nous laisserons tout le matériel, les médicaments et je me chargerai d’informer l’infirmier-major de notre décision. C’est à lui que

je confierai la responsabilité de l’hôpital.

Voilà plusieurs jours que Nadia côtoyait cet infirmier expérimenté. Souleymane avait grandi sur ce territoire. Son père et sa mère, cultivateurs, avaient beaucoup travaillé pour que leur fils

 

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obtienne son diplôme d’infirmier. Fiers de lui, ils le furent encore plus lorsqu’il fut affecté dans leur région. Avec son salaire Souleymane aidait financièrement ses parents et toute sa famille. Peu avant l’arrivée de leur mission humanitaire dans ce coin de pays, un obus était tombé dans la maison familiale de Souleymane. Ses parents avaient été tués sur le coup, deux de ses frères avaient été gravement blessés. Sa femme, enceinte de leur premier enfant, n’avait pas survécu à ses blessures. Souleymane avait décrit à Nadia comment il avait pris soins d’elle jusqu’à ce qu’elle rende l’âme. “C’est la volonté de Dieu” avait-il balbutié. En écoutant les confidences douloureuses de cet homme, elle en avait été très touchée. Impuissante devant les malheurs de Souleymane, Nadia lui avait témoigné en retour sa confiance et son amitié. Ils formaient un duo efficace et elle aimait travailler à ses côtés. Il la conseillait, lui expliquait comment faire des pansements compliqués avec peu de moyen. Il lui parlait des coutumes, des croyances de cette population qu’il connaissait bien. Elle avait deviné qu’il ne portait pas dans son cœur les rebelles qui tentaient de prendre le pouvoir et semaient la terreur depuis des semaines. Ils avaient décimé sa propre famille et cela Souleymane ne leur pardonnerait jamais. Sa fuite condamnerait probablement Souleymane et tous les blessés combattants de cet hôpital. Nadia n’osa pas imaginer la suite. Elle s’écarta du groupe, alla se réfugier derrière le pan de mur qui lui servait de paravent lors de sa toilette matinale. Là elle se mit à pleurer agrippée à la paroi: “J’aurai dû faire marche arrière ne jamais venir ici… ” Elle balbutia cette phrase à haute voix, essayant de trouver du réconfort à sa décision qui condamnait Souleymane et tous les autres.

“ Ce n’est pas ma guerre c’est la leur,” gémit-elle. Elle finit par rejoindre le groupe. Il lui sembla que personne n’avait prêté attention à son absence. A l’écart Jérôme et Béat discutaient fermement. André restait silencieux.

– Un camion militaire se trouve devant l’hôpital. Nous monterons à l’arrière avec nos bagages. Je vous prie de faire vite et surtout le moins de bruit possible. La traversée du village à cette heure-là n’est pas sûre. Le chauffeur conduira sans allumer les phares. Je me charge d’informer Souleymane.

François avait parlé; elle sentit de l’angoisse dans sa voix. Personne ne fit de commentaire. André avait posé sa main sur l’épaule de Nadia. Cela lui fit du bien de sentir sa présence.

Ses bagages avaient été vite fait. Sa valise était sous son lit et elle y glissa les quelques affaires qui trainaient par ci par là. La lampe tempête grandissait les ombres contre le mur. Elle s’en saisit et partit rapidement faire le tour des blessés. La plupart dormaient. Dans le couloir, Souleymane était assis sur une natte avec un groupe de femmes et de vieux. Il bavardait et lorsqu’il l’aperçut l’invita à venir prendre un thé. “Souleymane puis-je te parler ?” Nadia avait de la peine à refluer les sanglots prisonniers dans sa gorge. Lorsqu’ils se trouvèrent éloignés du petit groupe Nadia ne put émettre aucun son de sa bouche, des larmes coulaient le long de ses joues. ” François m’a mis au courant de votre départ. Ne t’inquiète pas tout ira bien. Si Dieu le veut la guerre sera bientôt finie.” Souleymane la rassurait, il lui avait pris les mains et les serrait. “Rentre bien chez toi, merci pour tout ce que tu as fait ici pour notre population. Tout ira bien.”

A travers ses larmes Nadia dit simplement: “Merci Souleymane” et elle s’enfuit à l’extérieur.

Les bagages étaient en train d’être chargés. François interpella Nadia et l’aida à monter. Les autres suivirent. Elle distingua Souleymane dans la pénombre sur le seuil de l’hôpital. François l’avait pris dans ses bras. Nadia pleurait silencieusement. André, Béat et Jérôme assis en face d’elle baissaient la tête. François grimpa avec deux soldats et le camion s’ébranla. Nadia eut encore le temps d’entrevoir Souleymane qui leur faisait un signe de la main.

La traversée du village prit un peu plus de 20 minutes. Le camion grinçait, gémissait en passant les obstacles que la nuit camouflait. Le groupe était resté silencieux tout le trajet. Les soldats aux aguets avaient le doigt sur la cachette. Nadia n’avait plus peur, une onde de tristesse la submergeait. A l’aéroport, l’avion n’était pas éclairé. Des ordres militaires fusèrent, il fallait faire vite. Nadia grimpa les quelques marches sans se retourner. Le pilote enclencha le moteur. Elle s’était assise à côté de Jérôme, avait bouclé sa ceinture sans un mot. La tension était palpable. Un soldat debout à l’avant, le fusil entre les mains, lorgnait à travers le hublot. Soudain, des véhicules placés de chaque côté de la piste allumèrent leurs phares et l’avion se mit à rouler sur le sable. Elle sentit un soubresaut et sut qu’ils avaient quitté le sol. Nadia se tourna vers Jérôme : ” J’aurai dû faire marche arrière ne pas laisser seul Souleymane ! ” “Souleymane est un héros de l’ombre, il nous a appris l’humilité. La guerre est une confrontation avec nous-mêmes. Le choc entre le meilleur et le pire pour eux et pour nous.” Jérôme s’était tourné vers elle. Il y avait de la tristesse dans son regard et elle distingua furtivement une profonde blessure, celle qui ne guérira pas.

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