Créé le: 23.09.2018
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La biche du Pré-du-bas

Animal! 2018

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Non, tous les animaux ne rêvent pas de devenir humains, loin s'en faut!
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Une mystérieuse jeune fille

Cela ferait bientôt un an que la jeune et douce Gwendoline était dame d’atour de la belle Demoiselle Ismène, la fille du Comte Othon.

 

Le hasard avait, en effet, provoqué la rencontre entre la riche Demoiselle et la jeune fille nue, muette et comme folle au sortir d’un bois. Quelque chose en elle – ou une voix divine ? – avait poussé Ismène à faire arrêter sa suite. Quelle étrange jeune fille ! Sa beauté, ses traits si purs ressemblaient étrangement au visage de la Vierge qui ornait la chapelle du château.

 

La jeune fille aux longs cils tendres reçut peu à peu la confiance de sa maîtresse ; elle devint l’une de ses suivantes. Bientôt un an… La jeune fille, occupée à broder près d’une croisée, laissa retomber sa main sur sa tapisserie. Des larmes affleurèrent au bord de ses cils et son regard vogua par-delà les vitres épaisses qui rendaient un paysage flou, vers les sombres forêts qui entouraient le château.

Bientôt un an… Les sons perlés, fins et légers qui s’échappaient de la harpe d’Ismène lui rappelaient tant le chant du vent entre les feuilles d’automne ! Si seulement elle pouvait les rejoindre, sentir les ramures basses des arbres caresser ses flancs ! Et penser qu’un an plus tôt à peine… Ah ! si seulement…

 

L’eau du ruisseau du Pré-du-Bas

L’eau du ruisseau du Pré-du-Bas était décidément la plus fraîche de toute la forêt.Elle quittait sa meute et descendait le coteau jusque là. A la lisière de la forêt, il fallait encore traverser un pré, et elle y était. Les autres biches ne se seraient jamais aventurées si loin. Mais elle, elle n’avait pas peur des hommes. De toute façon, les hommes étaient loin, dans le village en contrebas. De l’autre côté de la rivière, il n’y avait rien. Des prés… et une pauvre masure, bien seule, où un homme vivait comme s’il avait été mis au ban par ses congénères. Et où le loup rôdait peut-être. De vagues effluves le laissaient penser; pourtant, nul être de la forêt n’avait jamais vu de loup près de la rivière. Cependant, se fiant à leur instinct, tous évitaient cette partie des bois. Elle se sentait différente. L’instinct ne lui suffisait pas.  Son être était plein de pensées.

 

Bientôt, la petite biche vint chaque matin au ruisseau du Pré-du-bas.

 

C’est là qu’elle rencontra Gwendoline. Une étrange fillette en haillons. Quelque chose en elle inspirait la confiance et son instinct sauvage se taisait devant l’enfant. Le premier jour, la petite fille eut peur en la voyant. Peu à peu, regard après regard, elle osa poser le bout du doigt sur le flanc de la biche ; elle s’enhardit le lendemain à la caresser et, quelques jours plus tard, elle entourait son cou de ses bras.

Étrange amitié. La petite sauvageonne vivait seule à l’orée du village avec une vieille dame un peu sorcière. Les villageois ne l’aimaient pas. La biche ne comprenait pas. Elle sentait une tristesse étrange émaner du monde humain.

 

L’alchimiste

Son amie lui déconseilla aussi de traverser le ruisseau et de s’approcher de la masure de l’homme solitaire qu’elle appelait « alchimiste ». Pourquoi ? La biche n’en savait rien. Les hommes sont bien étranges, songeait-elle

 

Elle ne se doutait pas que l’alchimiste en question les observait envieusement depuis l’unique fenêtre de sa cabane. La biche arrivait toujours un peu avant l’enfant, se désaltérait et attendait son amie.Quelques mois passèrent dans les jeux, les rires et les confidences de l’enfant. Elle ne doutait jamais des capacités de l’animal à la comprendre. Elle lui confiait ses peines, le rejet des villageois, sa vie difficile avec une aïeule qui ne l’aimait pas, et lui parlait aussi du jeune Loïc, beau et timide, dont elle aimerait tant être un jour l’épouse ! La biche percevait les douleurs et les espoirs de ces confidences et baissait son doux regard aux longs cils noirs sur l’enfant mollement appuyée contre son flanc.

 

Un matin, la biche attendit un peu plus longtemps que d’ordinaire ; Gwendoline arriva tout essoufflée, s’excusant de son retard, embrassa le front soyeux de son amie et fondit en sanglots : l’aïeule était très malade, elle allait sans doute mourir, elle était plus acariâtre que jamais et ne laisserait plus trop la petite fille s’éloigner de la maison, désormais. De l’autre côté de la rivière passa l’ombre du magicien.

Le lendemain matin, Gwendoline n’était pas au rendez-vous. Mais l’alchimiste sortit de sa masure et descendit vers la petite rivière, toisant la biche qui lui faisait face sur l’autre rive. La lueur de convoitise et d’envie qu’elle percevait dans ses yeux la mettait mal à l’aise. Que devait-elle faire ? Attendre Gwendoline ? Fuir ?

 

Le piège

Le magicien l’observait. Il trouvait cette jeune biche étrangement belle et détestait son amitié avec l’enfant. Un tel sentiment le mettait mal à l’aise et il sentait en lui une impulsion à détruire cela. Par tous les moyens. Seul depuis toujours, il avait reçu de la Nature, sinon la beauté, l’intelligence. Si personne ne l’aimait, tous, au village, avaient besoin de son art – du moins le croyaient-ils. Et la vision de cet animal pur et fin, qui était l’esthétique même, fit germer une idée dans ses pensées…

 

Le lendemain matin, descendant prudemment vers la rivière, la biche ne vit pas Gwendoline. Attentive au moindre signe de danger, elle enfouit son museau dans l’onde, à l’endroit habituel.

 

Elle sentit tout de suite que quelque chose avait changé. Elle releva la tête. Elle comprit alors qu’elle buvait dans une poche d’eau séparée du cours de la rivière. Elle eut peur. Surgit alors derrière elle le magicien au regard avide et haineux :

– La Vieille m’a refusé la sauvageonne, hé bien, ce sera toi, ma compagne !

 

A ce moment-là, tandis qu’elle cherchait par où fuir, quelque chose vibra en elle, comme si son corps s’ouvrait sous son pelage. Était-ce cela la mort, cette souffrance, cet anéantissement qu’elle avait perçu, jeune faon, lorsque le doyen de la meute s’était éteint au printemps dernier ?

 

La métamorphose

Le magicien se mit à rire. Son corps avait changé. Elle crut tout d’abord qu’elle avait rapetissé, mais elle n’avait plus de poil, et sa peau ressemblait à celle de son amie humaine. Entre ses oreilles désormais immobiles, elle sentit glisser vers son dos une chevelure de la couleur des feuilles d’automne. Malgré sa terreur, elle comprenait que l’alchimiste lui avait fait boire une substance qui avait transformé son corps de biche en celui d’une jeune fille…

 

L’homme avança, ouvrant les mains pour la saisir. La biche se leva sur ses jambes vacillantes et, pensant très fort aux mouvements que faisait Gwendoline lorsqu’elle courait, elle s’enfuit du plus vite qu’elle put. Elle sentit les doigts du magicien effleurer ses cheveux, se rapprocher encore d’elle… elle accéléra. Malgré ce corps si étrange à mouvoir, elle connaissait les taillis et parvint à le distancer rapidement.  C’est à cet instant que lui parvint des effluves de loup.  S’arrêtant et se tournant un instant dans leur direction, elle comprit. L’alchimiste venait de boire une fiole sortie de sa poche et son corps se couvrait de poils. Il allait la dévorer!

 

Le cœur battant, elle reprit sa course, erra dans une partie inconnue de la forêt, celle qui menait à la route des hommes. Épuisée, frigorifiée, elle apprenait à se servir de ce corps nouveau. Elle s’effondra alors sur la grande route au moment même où arrivait une petite troupe. Le reste se passa très vite. Un garde décocha une flèche, elle entendit le loup hurler. Elle s’évanouit.

 

Une mystérieuse brodeuse

C’est ainsi que la petite biche transformée en jeune fille parvint au château du comte Othon.

 

Muette, totalement illettrée, elle devint peu à peu très habile de ses mains : on pouvait faire tant de choses avec ces membres ! Cela la surprenait, lui donnant envie d’essayer tout ce qui était humainement possible avec ses mains. La musique l’attirait et elle demanderait un jour à Ismène de lui apprendre à jouer de la harpe : ces gestes si fins, si légers, faits avec des doigts si indépendants les uns des autres…

Ismène ignorait tout de sa jeune suivante. Impossible de retrouver sa famille. Elle ne ressemblait pas à une mendiante, c’était certain. Ismène s’en remettait à la sainte Vierge dont l’inconnue avait presque les traits. Quelques dames de la Cour se sentirent un peu jalouse de sa beauté et de la préférence que lui donna bientôt Ismène. Mais la jeune fille sans nom, comme on l’appelait, semblait si malheureuse, si perdue, que les mauvaises langues cessèrent bientôt:  pouvait-on réellement jalouser cette gentille petite muette? Toutes finirent par l’accepter comme l’une des leurs.

 

Le pèlerin

En cet automne, un an plus tard, un étrange pèlerin de retour des Croisades vint demander l’hospitalité. Son visage était enlaidi par une étrange balafre qui allait du coin de l’œil à l’oreille. Le Comte l’accepta naturellement à sa table.

 

Quand elle le vit, la jeune fille sans nom manqua de défaillir. Ce n’était pas un croisé, c’était l’alchimiste ! Au cours du repas, Ismène lui demanda s’il avait entendu parler d’une jeune fille muette aux traits purs qui se serait perdue. Le magicien eut un regard mauvais.Oui, il la connaissait. C’était une jeune vagabonde qui vivait avec son aïeule décédée depuis peu, son nom était Gwendoline. Ismène le remercia mais ne poussa pas plus loin son interrogatoire. Non pas que, comme une partie des convives, elle fût déçue d’apprendre que sa protégée n’était peut-être qu’une vagabonde, mais elle avait senti quelque chose de profondément mauvais dans le regard et dans la voix de cet homme. Durant tout le repas, elle sentait son étrange regard revenir sans cesse sur la jeune muette. Ismène eut peur. C’était comme si elle connaissait cet homme qu’elle n’avait pourtant sans doute jamais vu!

 

Comme à l’accoutumée, vers la fin du dîner, la jeune suivante monta préparer les affaires de sa maîtresse et bassiner son lit.

 

Soudain elle crut sentir ses oreilles bouger. Un danger. Dans l’ombre se détachait la silhouette du magicien.

 

La jeune fille recula, mais il l’accula vers le mur. Il ne lui pardonnait pas cette cicatrice; il avait failli mourir de cette flèche décochée par les gardes d’Ismène. Alors, il lui proposa l’antidote, le poison qui lui rendrait sa forme animale, en échange de son amour, d’une nuit avec elle, avant de disparaître pour toujours. La jeune fille ne le croyait pas. Cet homme-là ne pouvait que mentir. Peut-être la laisserait-il prendre l’antidote, mais il se transformerait en loup et la dévorerait. Elle le sentait, instinct et raison entremêlés, elle le savait. La violer puis la dévorer. Elle comprit aussi que c’était à cause de lui que Gwendoline avait dû se terrer chez elle.

 

Alors le magicien sortit de l’une des amples poches de sa cape une petite fiole violette. L’antidote. L’eau qui devait rendre à la jeune fille son apparence première. La jeune inconnue trembla. Un corps de femme est aussi frêle que celui d’une biche.

 

Elle qui refusait tous les jours l’amour de jeunes écuyers, beaux de l’avis des autres demoiselles, elle qui se sentait si mal à l’aise dans ce corps de femme qui n’était pas le sien, elle qui n’était pas faite pour l’amour des hommes… Comment fuir, appeler à l’aide, elle qui était muette…

 

Le magicien au regard fou attrapait déjà son bras tentant de la tirer vers le centre de la pièce.

 

Ismène et Gwendoline

Soudain la porte s’ouvrit sur Ismène et quelques gardes. Elle avait vu le voyageur profiter d’un changement de plats pour s’éclipser et l’avait fait suivre.

 

– Sortez immédiatement de ma chambre, dit-elle d’une voix ferme.

 

La haine éclata dans le regard de l’homme . Il sortit son poignard, se rua sur le chef des gardes qui évita de peu la lame; immédiatement les autres ripostèrent et le saisirent. D’un mouvement brusque, il libéra son bras et sortit une fiole jaune. « Le loup! », songea la jeune inconnue. Quelques gouttes parvenaient déjà àses lèvres quand Ismène, d’un geste, fit tomber la fiole au sol. Trop tard. Son regard était devenu animal et les gardes prirent peur. Etait-ce le diable? Il se mit à courir, détruisant tout, voulant surtout abîmer cette espèce de sainte qui se tenait devant lui, et la créature qui lui devait toute sa beauté humaine… L’un des gardes saisit une aiguière et l’assomma.

 

Le silence revint dans la pièce tandis que les gardes sortaient avec leur prisonnier à demi-mort. Ismène et la jeune fille se faisaient face.

– « Gwendoline », est-ce ton nom ? Ou bien cet homme a-t-il menti du tout au tout ? commença la châtelaine d’une voix douce.

 

La jeune fille hésita.  Comment dire son histoire ? Comment faire comprendre ce qui lui était arrivé ?

Quand bien même elle aurait pu le faire, comment expliquer qu’elle ne désirait pas rester femme ? Qu’elle n’aimait pas ce corps, que ses rêves n’étaient peuplés que de forêts que… Oh, combien l’odeur des bouleaux et des chênes lui manquait, combien elle aurait voulu se rouler dans les fougères ! Combien elle aurait désiré mettre au monde de jeunes faons tachetés de beige, aux pattes tremblantes et qui auraient eu besoin d’elle !

 

Comment une humaine, tellement fière de sa race supérieure – car l’être humain est un être supérieur, la jeune muette le reconnaissait dans leur capacité de créer, de changer et de détruire leur monde – comment une humaine pourrait-elle jamais comprendre cela ?Comment consentirait-elle jamais à lui permettre de rechercher le moyen de retrouver son apparence première, alors qu’elle devait tout à celle qui l’avait sauvée, un an auparavant… Elle hésitait toujours.

– Ce prénom ne t’est pas étranger, mais il n’est pas le tien, murmura Ismène avec une perspicacité étonnante. Puis-je t’appeler de ce prénom ?

La jeune fille eut un pâle sourire et finit par acquiescer. Ismène s’approcha et prit sa dame d’atour entre ses bras : « Puisses-tu retrouver ton bonheur ! » murmura-t-elle.

 

La nuit

Ce soir-là, quand Gwendoline coucha sa maîtresse, elle se demanda si Ismène avait pu entendre quelque chose des paroles confuses du magicien lorsqu’il lui avait proposé ce pacte. Elle aimerait tant trouver en elle une amie, un conseil, une aide pour, sinon redevenir elle-même, du moins expliquer ses tourments et son passé…

 

Elle se rappela alors d’une histoire que sa maîtresse avait lue quelques jours plus tôt. L’histoire de Philomèle. Une demoiselle des temps anciens violée par son beau-frère qui la fit enfermer et lui coupa la langue pour qu’elle ne puisse communiquer avec sa sœur Procné. Elle trouva cependant le moyen de confectionner une tapisserie grâce à laquelle Procné comprit ce qui s’était passé. Les dieux la métamorphosèrent alors en hirondelle et Procné en rossignol.

 

Dans les livres des hommes, songea-t-elle, ce sont toujours les hommes qui sont métamorphosés en animaux.

 

Cette nuit-là, elle fut réveillée en sursaut. Le vent venait de la forêt apportant le brame lugubre d’un jeune cerf. Elle fondit en larmes.

 

L’appel de la forêt

Elle songea à la chasse du mois passé, où elle avait dû accompagner sa maîtresse, suivre la cour. Elle avait eu tant de douleur à ce moment, de peine à s’efforcer de ne pas regarder ni entendre les chiens, les chasseurs… Cette nuit-là, elle fut réveillée deux fois encore par le même brame… Comme un appel… Si seulement elle pouvait partir, rejoindre cette meute…

 

Mais, dans un corps humain, comment parviendrait-elle jamais à se faire comprendre d’eux, à leur faire comprendre qu’elle était une des leurs… autrefois… Et comment même parvenir à vivre parmi eux ? Elle se souvenait de son amitié avec Gwendoline. Une amitié, oui, non une vie commune entre animal et humain ! Elle réprima un sanglot. C’était trop cruel pour elle de se dire qu’elle resterait femme à jamais, mourrait dans un corps de femme… Elle voulait rejoindre ce brame !

La jeune fille entendit un léger bruissement dans la chambre qui jouxtait la sienne… Pourvu que ses sanglots n’aient pas réveillé Ismène ! Le bruit cessa. La jeune fille se retourna sur sa couche et finit par s’endormir.

 

Le choix de Gwendoline

Un rayon de soleil automnal la tira de ses sombres songes… Il était sans doute bien tard ! Aucun bruit dans l’appartement de sa maîtresse… Les demoiselles devaient toutes être à la chapelle pour l’office.

Pourquoi ne l’avait-on pas réveillée ? Ismène l’avait-elle entendue pleurer, la nuit dernière ? aurait-elle demandé qu’on la laissât dormir ? La jeune fille se leva à demi, posa ses pieds sur le sol… C’est à cet instant qu’elle l’aperçut.

 

La petite fiole violette. Posée sur sa malle. Elle se leva d’un bond et la prit d’une main tremblante. Oui, c’était bien la fiole du magicien… Mais par quel miracle se retrouvait-elle en ce lieu ?

Ismène… pensa-t-elle aussitôt. Seule Ismène avait pu entendre de quoi il était question et prendre cette fiole. Mais peut-être n’était-ce qu’un leurre? Ou un poison violent .

 

C’était à elle de décider, à elle de choisir de prendre ou non ce risque. La jeune fille s’habilla vite et sortit du château, dévalant la route qui menait à la forêt, le cœur battant.

 

L’histoire de Gwendoline

Lorsque Ismène revint de l’office, son premier souci fut de jeter un coup d’œil par le rideau qui séparait sa chambre de celle de sa suivante. Elle ressentit un coup au cœur. Gwendoline  était partie, emportant la mystérieuse fiole…

 

Ismène soupira. A ce moment-là, une pièce de lin blanc pliée sur la couche attira son attention. Elle reconnaissait ce tissu à l’ourlet brodé de bleu et avait souvent aperçu sa suivante broder cette pièce. Elle scruta alors  l’ouvrage, figure après figure… Il y avait d’abord une biche, un ruisseau, une petite fille… « Gwendoline », pensa aussitôt Ismène avec sa perspicacité habituelle. Une masure et un homme méchant qui versait quelque chose dans l’eau… Ismène comprit.

 

Elle sourit et leva les yeux pour se recommander à la Vierge. Des éclats de voix parvinrent à ses oreilles. Ses suivantes montaient la rejoindre. Elle penserait beaucoup à son amie sans nom ce soir-là, en jouant sur sa harpe le murmure du vent dans les feuilles…

 

Dernière vision de femme

La jeune fille sans nom  arriva près d’une petite rivière. Elle savait que des cervidés de sa meute se trouvaient dans cette partie de la forêt. Elle se déshabilla et approcha la fiole de ses lèvres. Une dernière fois, elle eut peur de boire un liquide empoisonné. A ce moment elle entendit le brame de deux cerfs qui devaient lutter quelque part dans les profondeurs du bois et sentit son cœur vibrer d’une façon singulière.

 

Des larmes surgirent de ses yeux de femme lorsqu’elle but une gorgée de l’étrange potion. En levant la tête pour porter le goulot à ses lèvres, elle aperçut à travers ses larmes les branches des arbres qui l’entouraient, aux feuilles voletant dans le vent d’automne. Ce fut sa dernière vision de femme, avant qu’un épais brouillard ne s’emparât de ses sens et de ses membres.

 

Elle revint à elle quelques instants après et frissonna. C’est en tentant de se mettre debout qu’elle comprit qu’elle était redevenue une jeune biche brune. Pourrait-elle s’habituer à son animalité, maintenant qu’elle avait vécu si près des hommes? Maintenant qu’elle connaissait l’homme si intimement?

 

Mais, sentant le vent contre son pelage, elle tressaillit de bonheur malgré elle et se mit à tourner sur place. Elle savait où était le ruisseau, elle pourrait retrouver son amie Gwendoline, peut-être, bientôt. S’il le fallait, elle l’arracherait à sa masure et l’emmènerait dans la forêt… Peu lui importait, elle était redevenue libre et avait retrouvé son corps.

 

Soudain, comme elle s’apprêtait à reprendre le chemin de la clairière où sa meute avait l’habitude de se rassembler, un bruissement dans les taillis près d’elle la fit tressaillir. Les branches s’écartèrent et elle vit s’avancer vers elle un grand cerf, un des cerfs de sa génération, élevé dans sa meute. Elle se figea sur place.

– Je t’attendais, lui signifia-t-il.

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