Créé le: 20.05.2021
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La bague au doigt

Balade des webwriters, Genève

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© 2021-2024 Pierre de lune

Un vent de fantaisie souffle sur le banc de la Treille... Mémé est encore passée par là !
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Samedi après-midi, au banc de la Treille. Quentin cambre son dos en gloussant alors que je tente de l’attraper dans une partie de chat perché. Agrippé au cheval en bois, ses yeux malicieux me narguent. Deux heures que je lui cours après, autour du tourniquet, du bac à sable, de la cabane de pirate où il est resté suspendu de longues minutes pour échapper au   « loup » que je mime. Maintenant, je suis vannée, et je veux rentrer. J’avertis Quentin de notre départ imminent, mais la fripouille ne l’entend pas de cette oreille. Une fin de journée qui sent l’orage. La crise de nerf annoncée de mon fils qui a décidé de rester. De nous deux, c’est lui le PdG et l’actionnaire principal de mon temps libre. Il s’est caché à l’arrière de la cabane de pirate. Je le prends de vitesse de l’autre côté et l’attrape sous les aisselles tandis qu’il se débat. Un jeune homme me croise et me lance un regard compatissant, tandis que je m’en vais, mon gamin sous le bras. La Promenade s’est vidée des familles et des cris d’enfants pour laisser place aux flâneurs de fin de journée.

Un quart d’heure plus tard, devant l’entrée de l’immeuble, je cherche les clés dans ma poche de manteau et l’angoisse me saisit. J’y avais soigneusement rangé mon émeraude, dont les griffes fragiles s’étaient accrochées plusieurs fois au pull de Quentin pendant nos courses-poursuites. J’ai dû me tromper de poche. Mon fils s’est assis sur le petit muret près de la porte vitrée de notre immeuble et s’endort, la tête contre un gros pot de fleurs. Je fouille plus méthodiquement, l’émotion me saisit. Il n’y a rien, rien d’autre que mon trousseau de clé. J’ai perdu la bague de Mémé.

Le crépuscule s’empare du banc de la Treille. Quel endroit plus romantique que ce balcon naturellement penché sur les Alpes, avec le Mont Blanc à l’horizon, ce drapé de roses autour des sommets, où disparaissent les dernières lueurs ? Yvan attend Anna et Anna fait attendre Yvan. Ces étudiants des Beaux-Arts ont l’habitude de se retrouver dans différents endroits historiques de Genève pour réaliser des croquis. Un an qu’ils apprécient de créer ensemble en silence. Ils ont peu d’amis, gourmands d’une solitude remplie de rêves. Certains camarades les regardent de biais, leur duo interroge. Ce soir, Yvan aussi songe à leur relation. Son hésitation prouve qu’il n’est pas encore prêt. Cette maman avec son gosse hurlant tout à l’heure ne lui donne pas envie. Bon sang, Anna, c’est juste une amie. Un parapente à la voile écarlate vire au loin pour son dernier passage avant la nuit. Yvan sort une pièce : face, c’est juste une amie ; pile, … Il la lance. L’ampleur excessive du geste projette l’oracle plus loin. Il se précipite, s’agenouille et repère un autre objet à l’éclat saisissant : une magnifique émeraude ancienne. La pierre hypnotique flamboie sous la lune. Une sensation ébouriffante se diffuse dans son corps, chemine dans sa poitrine, infiltre ses pensées. Anna apparaît à l’entrée de la Promenade. Il nettoie rapidement le bijou avec un mouchoir et le met dans sa poche. Les deux jeunes contemplent le panorama majestueux tout en courbes et nuances colorées. Anna sort son carnet, ses pastels. Elle jette un regard curieux à Yvan, immobile.

— T’as l’air bizarre, ça va ?

— Oui, oui. Je suis juste… très content de te voir.

— Moi aussi, sourit-elle, mais bon, c’est pas comme si on revenait de voyage, si ?

— Un peu quand même en ce qui me concerne.

Anna hausse les épaules, amusée, et soupire de contentement face au paysage qu’elle s’apprête à croquer. Elle sent toujours le regard d’Yvan posé sur elle. Il a pris un fusain et commence à dessiner sa dulcinée. Anna l’observe à la dérobée. Il tourne le dos aux montagnes, trop bizarre, aujourd’hui. On dirait presque … qu’il est amoureux ! Des braises étouffées renaissent chez Anna. Elle s’était amourachée d’Yvan dès le début de leur rencontre. Mais face au jeune homme davantage épris de ses modèles de nature morte, elle avait préféré le voile rassurant de l’amitié.

— Anna…

Mais qu’est-ce qu’il a ce soir, il n’arrête pas de parler !

Tout s’enchaîne très vite alors. Yvan prend doucement la main d’Anna et glisse la bague à son annulaire. Surprise, Anna esquisse un mouvement de recul devant cette somptueuse pierre aux reflets profonds… et à l’anneau beaucoup trop grand. Est-ce l’ultime embrasement des sommets dans le couchant, l’ambiance feutrée du prélude à la nuit, plusieurs mois d’attente dans une atmosphère platonique ? Anna se jette sur Yvan, ou Yvan se jette sur Anna, on ne sait plus bien, leurs corps se reconnaissent, se pétrissent, s’émeuvent, se boivent, s’interprètent, dans une fébrile découverte.

J’arrive hors d’haleine à la Treille, prête à ratisser le sol sous le plus long banc historique en bois du monde. En espérant que personne n’aura trouvé ma bague avant. À cette affreuse perspective, mon coeur saute un cycle. Je vais finir aux urgences.

C’est bien ma veine : des amoureux ! Je n’arrive pas à me détacher de ces amants gloutons. Ils sont tellement affamés que je devrais passer inaperçue. On les dirait ensorcelés. Oh ! Mon Dieu, qu’est-ce qui brille ainsi au doigt de la fille ? Oui, aucun doute, c’est bien mon émeraude. Seule une réincarnation flash en guerrier Sioux peut me permettre de la récupérer ! Je me faufile tel un lézard de compétition, appelant à l’aide toutes les forces ancestrales susceptibles d’aimanter mon talisman.

La jeune fille est bien trop affairée dans l’épaisse chevelure de son amant pour s’apercevoir que la bague descend d’elle-même sur le toboggan de sa phalange, trouve un espace d’accueil provisoire dans un pli de manche. Un énième baiser fougueux l’en déloge et l’amène directement… dans ma paume en coupole.

Miracle de l’Amour… Ou miracle de Mémé ?

Commentaires (4)

Webstory
14.01.2022

Balade du 27 février 2021 dans la Vieille-Ville de Genève – Les textes inspirés par ce rendez-vous de webwriters sont visibles dans Histoires > Catégories > Balade des webwriters

Marie Vallaury
20.05.2021

Que de sourires en lisant ce texte ... un vrai bonheur. J'aime beaucoup le gamin PDG et actionnaire principal, et le lézard de compétition !

Pierre de lune
20.05.2021

Merci pour votre commentaire sensible, un plaisir de participer à cette balade de webwriters !

Starben CASE
20.05.2021

Cette histoire me fait revivre cette émotion que nous avons tous éprouvée, lorsqu'on perd un bijou lié à une personne qu'on aime. Très drôle la bague qui retourne à son propriétaire... par magie.

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