Créé le: 10.07.2022
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L’ Annulaire

Fiction

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© 2022-2024 Mat L 'Annulaire

Annuler son destin, démentir ses excès de passion ou accuser la moiteur ennuyeuse de l’indécision. Expérimenter la vie, être bousculé par des erreurs de choix imprudents, pour peut-être mieux se retrouver…
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C’est déjà 6 heures 10 minutes et ma camionnette n’est toujours pas chargée au maximum. Cet abruti de chef m’a refilé 20 colis supplémentaires. Sans m’avertir, il a déposé ces bâtards de colis devant ma camionnette, bien en évidence pour me faire comprendre mes responsabilités. Parce qu’il croit celui-là avec son gros bide, ses lunettes double verres que ces putains de colis se distribuent en un claquement de doigts ! Doigt d’honneur est déjà parti, tête d’œuf aussi, je suis le dernier à charger avec Dumbo, ouais je sais c’est un surnom drôle, c’est à cause de ses oreilles..tu sais mon gars ça fait bien 30 ans qu’il fait ce travail d’abrutis sans avoir courbé un seul jour. Tu lui donnes combien ?  Ah a ha!..eh bien non il a 48 ans. Il est bien conservé pour son âge hein! Même un lapin ne court pas aussi vite que lui, point de vue résistance un canasson ne lui fait pas concurrence; il a la peau dur, à force de se faire enculer par les patrons son cul est dur comme le plus pur des diamants. Tu rougis mon petit, tu sais c’est le langage qu’on utilise ici, il faut que je te mette au parfum, les bonnes manières ici, tu auras vite fait de les oublier. C’est marrant, ça me rappelle comme j’étais à l’âge de mes 20 ans: timide, poli, silencieux, peureux…enfin un petit con quoi! Quand je regarde ta tête j’ai l’impression de me voir quand je débutais comme apprenti en distribution. Apprenti c’est un bien grand mot, il n’y aura pas grand chose à connaitre tu verras..des connaissances rudimentaires. Tu sauras bien assez vite qu’il te sera plus utile de courir vite que d’utiliser ton cerveau. Dans le 80 pour cent des cas la politesse ne te sera d’aucun secours pour ces connards. Ils en ont rien à branler de savoir que tu as 300 colis à distribuer en 8 heures. Dans les années 80, notre métier était considéré respectueusement, on avait presque la même déférence que le pasteur du village. La formation de distributeur était d’un bon niveau, il fallait être calé en orthographe, avoir un français oral excellent. Tout s’est mécanisé, numérisé peu après le tournant des années 2000. À présent il suffit de savoir tout juste lire et compter jusqu’à dix. À vrai dire..au risque de te choquer mon petit gars, on est des putains de chimpanzés! Eh oui! Des primates dressés, récompensés par de petites primes misérables pour toutes les sueurs d’une année civile; ce sont nos bananes. Donner du sucre ça calme les singes. En fait j’ai oublié de te demander ton prénom, tu t’appelles comment ? Roger ! Ha ha ha! Ça c’est drôle, le Grand Chelem de la connerie consumériste tu en feras beaucoup ici ha ha ha. Je trouve que physiquement tu ne ressembles pas à Roger mais davantage à Tom Cruise. Je t’appellerai « Cruise » ça ne te déranges pas ? On se donne tous des surnoms ici, c’est le baptême de bienvenue, nos surnoms ce sont un peu comme nos uniformes de travail. Bon, tu vois je dois te former aujourd’hui, mon supérieure hiérarchique m’a rajouté 20 colis de plus! Ce fils de….il s’en fout de savoir que 20 colis en plus c’est 70 minutes supplémentaires au meilleur des cas. L’autre jour, je suis monté au bureau du chef pour manifester mon mécontentement. La semaine 30 j’ai hérité de la tournée de la mort..là où la distribution se déroule au centre ville, où les gens sont impatients, mal éduqués, pétris d’ingratitudes; il y en a qui t’attendent sur le pas de la porte en regardant leur montre pour te signifier ton retard de 5 minutes. Je suis monté oui et je lui ai crié à la gueule! assis bien confortablement dans sa chaise rembourrée, son café à la main, il me regardait avec de grands yeux écarquillés de chat terrifié. Je lui ai dis que la tournée 14 est déjà surchargée, le stationnement en ville est insupportable, que rajouter 20 colis c’est de la foutaise et de la bêtise pure. Tu sais ce qu’il m’a répondu? « Ce n’est pas moi qui décide mais la direction. À propos si tu en a assez de ton travail personne ne te retient ». Ils disent tous ça; le coupable se trouve toujours ailleurs…ce n’est pas moi c’est la faute à..en fait plus la structure de l’entreprise est grande plus elle est une broyeuse d’individus, personne n’assume les décisions, le coupable est plongé dans l’anonymat.

Je vois mon petit, que tu regardes ma main gauche, comme si elle faisait partie d’un zoo d’animaux éclopés. Quand le gibbon se balance de branche en branche il a le risque de se blesser les doigts. Tu verras mon petit Cruise que tes jambes ainsi que tes mains seront tes outils indispensables. Ne sois pas gêné mon petit.. il me manque l’annulaire et j’imagine que tu tiens à découvrir la raison ?! Ne sois pas timide, les clients ne le seront point, alors prépare- toi mon petit Cruise. Je veux faire travailler ta petite caboche quelques minutes avant de te révéler toute la vérité. À cet effet je te raconterai trois possibilités d’explications de la perte de mon annulaire. Je sais, tu te demandes l’utilité de te causer de toutes ces histoires, mais peut-être cela est-il judicieux pour que tu puisses préserver le tiens le plus longtemps possible.

 

Première possibilité: il y a 10 ans, je jouais aux jeux d’argent, une bonne partie de mon salaire y passait. Au début j’achetais des billets de tribolo pour une somme de 100 francs par semaine, je grattais frénétiquement; mais je me suis aperçu que la pauvreté du gain ne me procurait pas assez d’adrénaline. Il me fallait plus…beaucoup plus! Je décidais d’aller au casino de Montreux pour miser la somme de 1000 francs; je gagnais le double. Je misais mes 2000 francs sur la couleur rouge..et devine quoi mon petit encore gagné !.- Je ne pris pas le risque de miser à nouveau tout mon argent, par sécurité je misais 2000 francs et gardais le reste de l’argent au cas où. Je perdis les 2000 francs. Je voulais récupérer mes 2000 francs et misais à nouveau..je perdais. J’étais arrivé avec 1000 francs j’avais gagné 4000 francs et au lieu de m’arrêter je continuais comme un idiot. Je me retrouvais avec une dette de 50 000 francs. En effet pour récupérer mon argent je faisais un emprunt à un certain Peter Prestov. Incapable après six mois de lui restituer son argent, je fus enlevé à Lausanne en plein jour par des individus et séquestré; ils m’emmenèrent dans une forêt, immobilisèrent ma main, à l’aide d’une hache ils me sectionnèrent mon annulaire..je n’avais pas le temps de réaliser ce qui m’arrivait tant la douleur était intense. Peter Prestov me menaça de me couper le pouce si dans 15 jours je ne lui rendrais point son argent. Tu penses bien mon petit Cruise que je fus ponctuel au rendez-vous suivant. Ils m’abandonnèrent dans la forêt avec juste une petite bouteille d’eau et un vieux bout de tissu pour envelopper ma main. Rassembler 50 000 francs en 15 jours, je t’avoue que ce ne fut point aisé. Ce sont pendant des instants comme ceux-ci que tu fais connaissance de tes vrais amis. Ce que je peux encore dire c’est que je ne faisais pas le fière.

 

Deuxième possibilité: un matin en sortant de mon lit, je réalisais que sur l’annulaire de ma main gauche j’avais un bouton de moustique; il me grattait ce salopard. Le soir, après une journée fatigante, je remarquais qu’il avait grossi, sans doute parce que je l’avais gratté toute la journée. Le lendemain en me réveillant mon bouton avait triplé de volume; j’avais la conviction qu’il était en train de muter en furoncle; tu sais ce que c’est les furoncles mon petit Cruise? Le furoncle est une infection due à une bactérie, le staphylocoque doré. Les toxines sécrétées par la bactérie provoquent la destruction du follicule pileux ou pilosébacé et la formation d’un bourbillon (tissu blanchâtre provenant de cette destruction). L’élimination du bourbillon laisse place à un cratère rouge. Si tu soignes mal cette charognerie on peut t’amputer une partie de ton membre. Mon travail était intense pendant cette période, j’étais épuisé par le stress et les remarques incessantes de cette bourrique de chef. Il en résulta que je pris trop de temps à aller voir le docteur. Je fus réveillé en pleine nuit par une douleur insupportable, l’énorme furoncle qui avait triplé la dimension de mon annulaire avait explosé à 3 heures 11 minutes, c’était si douloureux que j’avais l’impression de sentir mon coeur battre dans mon doigt, une odeur de viande pourrie envahissait toute la chambre. J’allais aux urgences à l’hôpital, j’attendais deux heures avant qu’un infirmier daigna faire un pronostic de mon doigt ou plutôt ce qu’il en restait mon petit Cruise. L’infirmier tira une mauvaise grimace en voyant mon annulaire; il me demanda le degré de ma douleur sur une échelle de un à dix. Je répondis neuf euh non neuf et demi; il disparut dix minutes. Il revint accompagné d’un médecin et de deux infirmiers, ils réévaluèrent la mine de mon doigt comme s’ils avaient découvert un diamant rare, ils croisèrent leurs regards comme s’ils étaient doués du don de télépathie, s’éloignèrent de quelque mètres et se formèrent en cercle, comme une équipe de rugby se concentrant pour les prolongations. Je fus hospitalisé 21 jours. La première semaine ils me dirent que j’allais sans doute pouvoir  préserver mon doigt. Trois jours plus tard, ils m’expliquèrent qu’ils seraient obligé de me l’amputer. Ils changèrent d’avis quatre fois, pour à la fin de la troisième semaine m’annoncer que l’amputation était imminente.. et je crois mon petit que tu devines la suite..couic! coupé!

 

Le 24 juillet 2004, je passais l’alliance au doigt de celle qui fut ma femme pendant 14 ans. Ses yeux amoureux me fixaient à l’instant qu’elle habillait mon annulaire d’une belle alliance d’or blanc. Le monde m’appartenait, tous les projets les plus fous semblaient réalisables. Les objectifs les plus audacieux débordaient dans nos coeurs comme une casserole de lait chaud oubliée sur la plaque. Ça sentait bon, chaque jour j’avais l’impression de vivre un festin. Nous faisions l’amour plusieurs fois par jour les premiers mois…ouais ça parait un peu gênant tout ça, tu rougis mon petit Cruise, mais bon c’est la vie! Tu verras quand tu auras croqué dans la pomme, tu repenseras à moi..enfin pas trop quand même..après une année, nous le faisions plus que deux fois par semaine; cinq années plus tard nous baisions plus qu’une fois par mois et je t’épargne de t’expliquer dans quelle position…enfin pour te la faire courte au commencement c’était le festin, la fête tous les jours..et 5 ans plus tard toujours les mêmes mots, la même nourriture, les éternels reproches. Dans mon menu quotidien il n’y avait plus de sel, les épices avaient perdu leur saveur. Pourtant je l’aimais; moi je voulais être père mais elle m’avait caché sa stérilité; nous avons essayé des années, évidemment sans succès, mais pour moi il était exclu que je la quitte. Je l’aimais. J’aurais pu lui pardonner son caractère de merde toute la vie, j’aurai pu renoncer à la joie ultime d’être père parce que mon petit Cruise je l’aimais. Le pire jour de cette comédie que l’on appelle « la vie », fut de découvrir qu’elle me trompait depuis des années avec ce trou du cul de Mike; cette crevure  était sensé représenter l’archétype de l’ami incorruptible. La trahison est un sentiment que personne ne mérite de vivre mon petit, on ne choisit pas sa famille, on choisit ses amis et aussi parfois ses ennemis. J’ai un seul conseil de connard à te donner ensuite j’arrêterai de te casser les couilles: « Mieux vaut avoir de vrais ennemis que de faux amis » enfonce-toi bien ça dans la tête. Être son propre meilleur ami c’est déjà beaucoup, c’est une amitié qui en principe dure pour la vie.

 

Souffrir par amour pour l’autre, n’est-ce pas la négation de l’être? La peur d’être seul ne se transforme t’elle pas en altruisme? Vidé de mon enthousiasme, les larmes sortaient de mes yeux, mes idéaux me quittaient comme le jus d’une orange qu’une main grossière aurait pressé jusqu’à broyer la pelure. Je n’étais plus qu’un reliquat d’une orange; l’arbre qui représentait à mes yeux l’humanité, n’était que mensonge éhonté, farce issue d’un mauvais comédien qui aurait complètement bradé son talent. Je déambulais dans les rues de Lausanne le visage sombre, les yeux brillants d’une clarté inquiétante, la tête penchée contre le sol, murmurant des mots inaudibles; les gens qui me croisèrent pensèrent sans doute à des formules magiques ou des sortilèges occultes. C’était environ 22 heures 30 mon petit Cruise..quand je remontais la rue Menthon, j’arrivais sur la place de la Cathédrale, j’hésitais de prendre les escaliers en bois pour errer à la place de la Palud mais une soudaine envie inexplicable me poussait à rejoindre le Lapin vert. Mon état était si pitoyable que même le spectre dans « Hamlet » aurait été jaloux de ma performance..tu connais Shakespeare ? T’inquiète pas tu es encore jeune. Une fois au Lapin vert,..tu connais ce bar? Enfin c’est une espèce de restaurant bar un peu dans l’ambiance des pubs anglais; le lieu est assez sombre, des bancs en bois, bien souvent une ambiance débridée..enfin mon petit juste pour te dire..je commandais une despérados, tu sais qu’elles sont à 5.90 pour cent d’alcool; 20 minutes plus tard une deuxième ! Une troisième et une autre ! et une autre! et une autre! Je racontais n’importe quoi, je ne faisais rire personne. Perdu dans mes émotions j’allais aux toilettes pour me laver le visage, je m’observais dans le miroir comme si j’étais face à une personne inconnue, comme si un jour tu te réveilles avec un habit qui n’est pas le tiens. Je décidais de retourner au bar. Je débutais alors des monologues insipides d’histoires déformées, je parlais fort, me mêlais des discussions, je donnais mon opinion généreusement. Ils m’incitèrent poliment mais avec une certaine fermeté de quitter les lieux. La bouteille de bière à la main, je titubais en essayant tant bien que mal de ne pas m’effondrer; j’étais écoeuré, le vent sentait mauvais, la nuit  me montrait son visage vil, les étoiles brillaient comme des milliards de yeux trompeurs clignant leurs paupières perfides. Chaque son était comme le pas d’un tueur pressé de me retrouver pour me serrer la gorge. Tu sais ce que c’est le néant mon petit Cruise? Et bien je crois que ça ressemble un peu à ça.. Je m’asseyais sous un lampadaire, sa lumière jaune, épaisse éclairait le verre de la bière  à moitié vide, mon visage se reflétais dessus, il était déformé; je voyais ma tête grotesque; était-ce cela ma vie? Quatorze années d’ivresse écervelée pour un réveil lucide sans fin? Je levais ma main gauche, mon alliance d’or blanc scintillait autour de mon annulaire. Tu as déjà vu l’anneau de Saturne mon petit Cruise, sa beauté étrange? Elle est la sixième planète du système solaire par ordre d’éloignement au Soleil, c’est une grande gazeuse comme Jupiter. Tu vois mon petit Cruise, je voyais cette supercherie accrochée à mon doigt comme une sangsue, le signe des esclaves, de ceux qui n’ont le droit et le devoir d’aimer qu’une seule personne. Cet imposteur ne devait plus rester, je tirais de toute mes forces pour le retirer mais le poids des années avait fait son oeuvre.  Je finissais les deux dernières gorgées de bière, le liquide tiède coula dans ma gorge, je ressentis toute l’amertume remonter jusqu’à la hauteur du palais. Je pris la bouteille en la tenant par le goulot, je la brisa en donnant un coup sec sur les pavés, l’anneau sur mon annulaire brillait d’une lumière argentée, le verre brisé dans ma main droite scintillait d’un éclat jaunâtre étrange, les deux lueurs s’observèrent, furtives; tu sais quoi mon petit Cruise eh bien… le duel commença!

 

 

 

Carte : Tempérance

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