Créé le: 10.06.2023
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Karawanken

Fantastique, Journal personnel, Voyage

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© 2023-2024 Athanase de Jadys

Comment un simple nom de lieu peut vous emporter vers des abîmes insoupçonnés...
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En voyage, ou simplement lorsqu’on rêve, penché sur les pages d’un atlas, ou sur une carte routière, il arrive qu’on se retrouve soudain face à un nom de lieu (un toponyme, comme disent ceux qui savent) qui vous paraît étrange, vous saisit et vous laisse face à un abîme de perplexité, ou qui lâche follement les rênes de l’imagination.

 

C’est ce qui m’est arrivé la première fois que j’ai rencontré la pancarte annonçant la commune de Faucogney-et-la-Mer, à la limite de la Franche-Comté et des Vosges lorraines. « Faucogney » évoque bien sûr le faucon (en fait, c’est le nom d’une famille rattachée à un lointain Falconius romain), mais ce « et la Mer » ne peut que décontenancer. Il n’y a bien entendu aucune mer connue à près de 600 kilomètres à la ronde, aussi ce terme ne doit-il pas être entendu dans son acception maritime, mais fait plutôt référence, on le suppose, à l’un des nombreux étangs qui parsèment la région ; d’ailleurs Gérardmer ou Longemer ne sont pas bien loin. La Mer n’est finalement qu’un paisible hameau rural qui a été rattaché par commodité à Faucogney, et les environs sont charmants (et plutôt montagneux). Je me suis d’ailleurs laissé dire que dans les contes russes, le terme de « morié » ne signifie pas non plus forcément « la mer », mais peut référer à toute étendue d’eau, étang, lac ou autre. Mais ce nom… Faucogney-et-la-Mer… On dirait que des horizons s’entrouvrent lentement, on croirait presque entendre battre les vagues sur le rivage… Et instinctivement, par une association d’idées involontaire, je repense à cet extrait d’un conte de Maxime Gorki, rédigé par l’écrivain alors qu’il résidait à Capri, et qui figurait autrefois dans mon livre scolaire de lecture… Les illustrations étaient monochromes, et celle-ci, je m’en souviens, était en vert… que représentait-elle ? Un enfant, un gros poisson, une étoile de mer sans doute… La plage…

 

Mais j’ai été bien plus frappé encore par cette dénomination étrange de « Karawanken ». Il s’agit d’un massif montagneux, à la frontière de l’Autriche et de la Slovénie, et aujourd’hui, du tunnel qui le traverse. Pour nous Français, il s’agit déjà clairement d’un autre monde : l’Empire austro-hongrois, qui était sans discussion possible situé au-delà de notre domaine de compétence. L’Europe centrale, la porte des Balkans, qui ouvrait sur l’Empire ottoman, autrement dit, un coin impossible où aucune personne de bon sens ne se serait risquée. Pourtant les Karawanken sont bien connues des Autrichiens et des Slovènes, bien entendu, mais aussi de tous les ex-Yougoslaves (Croates entre autres) qui empruntent régulièrement cette voie pour rentrer au pays. Pourtant aussi, nous devrions nous rappeler l’épisode du tunnel de Loibl, à proximité, creusé pendant la 2ème Guerre mondiale par des déportés, français notamment : qui s’en soucie ?

 

Les Karawanken sont certes grandioses, mais n’ont rien de terrifiant : un massif alpin comme tant d’autres, plutôt aimable et pittoresque. Le tunnel non plus n’est pas particulièrement impressionnant : ouvert depuis un peu plus de trente ans, il ne fait « que » huit kilomètres de long à peine, et il ressemble à quantité d’autres tunnels, en Autriche, en Suisse ou en Norvège par exemple. Il est soumis à péage, on s’en doute, son creusement n’ayant d’ailleurs pas été de tout repos semble-t-il. De nos jours, il est chaque été la cause de sérieux bouchons sur la route du Sud, ou même dans l’autre sens. On peut l’éviter, si on se sent l’âme aventureuse et qu’on ne tracte pas de remorque, en passant par les cols voisins ; c’est ce qu’on a fait pendant longtemps, du moins si l’on avait l’idée saugrenue de vouloir passer d’Autriche en Yougoslavie (ou l’inverse). Il existe aussi un tunnel ferroviaire, qui lui est plus ancien.

 

Karawanken… Ce nom, raboteux, cahotant, qui roule dans la gorge comme des galets au fond d’un torrent, ne sonne pas autrichien, ni même germanique. Bien à tort sans doute, quand je le croise, j’entends d’abord le mot « kara », qui signifie « noir » en turc : Kara Deniz, la Mer Noire. Et puis ce « wanken », qui lui, existe en allemand ; il signifie « vaciller, tituber, chanceler ». Les Anglo-Saxons utilisent le verbe « to wank » ou le substantif « a wanker » dans un sens nettement plus vulgaire ; ils ont sûrement l’esprit mal tourné, ignorons-les. Mais dans « Karawanken », on perçoit aussi le mot « caravane », et l’on croit voir passer au loin de mystérieux et obscurs convois, émergeant d’une brume du fond des âges, au travers des montagnes, vers une destination inconnue.

 

En fait, les étymologistes semblent d’accord sur le fait que le terme vient du mot gaulois qui signifiait « le cerf ». Il s’agirait donc simplement de la « montagne aux cerfs », ce qui n’a rien a priori d’expressément sinistre. Mais je ne parviens pas à raccrocher au nom le chromo classique, sinon idyllique, du cerf buvant à la source, au milieu de forêts verdoyantes, sur fond de sommets alpins. Karawanken… Le ciel n’est pas bleu, il est sombre et couleur d’orage. Les montagnes sont menaçantes, je ne sais pas où je me trouve, dans une contrée mal définie que je ne connais pas. Les lacs y sont profonds, les sapins, mélancoliques. J’ignore où mène cette route, ce qu’il y a au-delà des cols. Tout est angoissant, comme dans un mauvais rêve.

 

Et du coin de l’œil, j’entrevois comme une sarabande de formes humaines, qui, engoncées dans des sortes de robes de bure monacales, leurs visages invisibles sous les grands capuchons qui leur couvrent la tête, dansent quelque part une danse impie, étrange et silencieuse… Il n’y a pas à en douter, ce sont là les Karawanken, les vrais. Qui êtes-vous donc ? Des moines ? Des esprits, des fantasmes, des morts ? Mais ils ne répondent pas, ils continuent à s’agiter et tournoyer en silence. Et à chaque fois que je prononce ce mot mystérieux, ils ressurgissent. Ils dansent dans la pénombre, et jamais je ne verrai leurs visages, et jamais je ne saurai qui ils sont.

 

Karawanken.

 

Commentaires (1)

Starben CASE
19.06.2023

Des ingrédients qui résonnent en moi: des noms, des origines mystérieuses et une enquête linguistique saupoudrée de poésie qui ne dissipe pas le rêve. Merci Athanase

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