Créé le: 15.08.2024
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Juste une goutte

Allégorie, Contes, PhilosophieAu-delà 2024

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© 2024 Olivier Pahud

Le terme "Au-delà" fait l'objet d'un abus de concept qu'il convient de bannir à jamais. Usé, voire mercantilisé, pareille approche contrevient à l'essence même de la vie et introduit un virus mental digne des pires religions. Ce texte est un cri de rébellion, une ode au renouveau émotionnel.
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C’était une goutte d’eau, simple goutte qui vivait dans la mer. Vie paisible au sein des trillions de ces gouttes qui forment les océans. Être goutte dans la mer vous offre cette perspective incroyable d’explorer les infinis, de se promener dans ces espaces qui n’ont pas de limites, de vaquer à l’immensité. L’ennui est un inconnu qui ne saurait trouver sa place dans tant d’éternité.

La goutte s’y plaisait, ainsi, pour des temps incalculables. Le temps, d’ailleurs, n’est qu’une notion irréelle, abstraite, illusoire ; au profond des océans, c’est toujours maintenant. Ni passé ni futur, le présent est ce cadeau dont on se délecte en permanence. Ni besoins, ni contraintes, être se suffit à la goutte qui s’abandonne naturellement aux flots des marées. Être goutte, c’est vibrer avec la mer, c’est participer à sa grandeur, c’est se fondre dans l’absolu.

On ne sait trop si c’est par doute ou par curiosité. À force du tout, une question vint se forger dans son esprit. Oh, elle n’est pas venue d’un coup, subitement, point de révélation soudaine, non. C’est au fil du temps, à la mesure des explorations, qu’émergea une pensée encore inabordée. Au détour des profondeurs marines, au passage d’un détroit privilégié, à la faveur de l’oscillation d’un vague léchant le sable que la réflexion s’accentuait. Dans cette plénitude d’un infini impalpable, mûrie des mille rencontres de l’immensité, se dessinait peu à peu ce point d’interrogation : suis-je vraiment une goutte ?

Le tout est plus que la somme des parties, osent certains. La mer ne tient sa force que dans le cumul des gouttes qui la compose. La puissance de l’eau ne vit que de cet ensemble qui fait un. De la quantité naît la qualité. Mais qu’est-ce que le tout sans les parties ? Qu’est-ce que partie si elle est toujours parmi le tout ? Si l’on retire une goutte à l’océan, est-ce toujours un océan ? Et si on lui en ajoute une ? Une mer sans goutte cesse-t-elle d’être mer ? Peut-elle se résumer à une seule goutte ?

Chaque question en amenait une nouvelle. La réflexion glissait vers la torture. Le goût de l’exploration, la joie du voyage, le plaisir d’être se perdaient imperceptiblement, favorisant l’émergence d’une saveur fade qui tournait à l’amer. Goutte ou pas goutte, là devenait la question, accaparant l’esprit qui tendait de plus en plus à l’introversion. Autrefois épanouie, jouant à grignoter les rochers, s’amusant aux plongées des profondeurs, se frottant aux vagues les plus hautes, cette question revenait comme mantra de plus en plus incessant : suis-je vraiment une goutte ?

C’est absorbée par ces pensées devenues taraudantes, épuisée d’une réflexion qui ne trouvait son issue, parasitée d’une intelligence qui lui devenait dérangeante que, un jour de grand soleil, la goutte s’endormit. Quand d’autres font la planche, cette goutte goûtait au repos de l’esprit en s’offrant sieste de surface, là où l’air caresse la mer, à l’endroit où les vagues s’expriment ouvertement. Instant de relâchement devenu si nécessaire, impératif, obligatoire au regard des capacités d’une simple goutte transie d’autant d’interrogations.

Ce bien-être paresseux, baigné dans la douceur d’un soleil bienfaiteur et opportun, amena dite goutte dans un sommeil profond, de ceux qui vous déconnectent complètement d’une réalité qui nous assomme au quotidien. Trop d’émotions nous incitent à l’allongement, c’est dans la tranquillité des rêves que mûrit l’oubli comme la transformation, à notre insu acquiescé.

Le soleil tapait fort, réchauffant les flots de ses rayons venus du lointain. Empêtrée dans son sommeil des justes, la goutte ne se rendit pas compte de son ascension. Sous l’effet de la chaleur se formait maintenant, à vue d’œil, l’un de ces nuages qui ne naissent que sur la mer. Incité au chaos, le vent s’en mêla pour un voyage dont la goutte, toute inconsciente de son périple, ne remarqua rien. La légèreté du nuage, la force des vents, l’horizon sans montagnes, tout contribua à une odyssée aussi paisible qu’imperceptible, dans cet environnement ouateux à souhait qu’offrent les nuages. Il est de ces sommeils qui vous transportent au loin de soi…

Le bruit claqua, soudain et assourdissant. À l’éclair aveuglant se joignait un vacarme inattendu. Le réveil fut brutal, initié par un tonnerre qui ne pouvait plus se retenir. Paniquée, la goutte ne comprenait ce qui lui arrivait, extirpée avec violence d’un songe qu’elle ne maîtrisait pas. Oubliées, les longues réflexions sur sa nature, envolées, les explorations fugaces et badines, la voici soudainement aux prises avec les éléments : ballotée par les souffles tempétueux, domptée par les flashs incessants, le vertige l’emporte alors qu’elle reprend conscience. Au cœur d’un orage outrageant, à des centaines de mètres au-dessus d’une terre aride et inconnue, elle s’accroche autant que faire se peut à un nuage dont elle ne connaît rien. Espoir vain, elle n’est de taille à lutter, elle n’a de force pour résister ni de prise pour se tenir. C’est avec effroi qu’elle se voit glisser, tomber, chuter de ce nuage qu’elle n’a même pas eu le temps d’apprécier.

S’il est facile de calculer la vitesse de chute d’un corps, comment appréhender les ressentis d’une goutte précipitée vers une terre dont elle ne peut éviter l’impact ? Le traumatisme qui en découle implique une forme de fulguration de l’esprit ; rien ne sera plus comme avant, tandis que l’espace-temps qui sépare un nuage de la terre ferme se réduit inexorablement. Cet instant qu’on aimerait suspendre mais qui s’allonge, cette tombée qu’on aimerait rebrousser, ce moment où la seule maîtrise qu’il nous reste est le ressenti d’un extérieur en dictature. À mesure que s’éloigne le nuage providentiel, dernier refuge d’un cocon qu’on croyait aussi éternel qu’un sommeil, à constater que l’inéluctable s’approche à vitesse croissante, défier la gravité devient aussi illusoire que possible.

Le premier choc fut le plus violent. Bien qu’amorti par la feuille d’un de ces géants de la terre, arbre bienveillant, il n’était aucunement possible de s’y préparer ; projetée à nouveau vers le haut avec toute la puissance accumulée lors de sa chute, la goutte se vit violemment reprise par cette force invisible qui l’attirait vers une contrée qu’elle n’avait pas choisie. Comme dans un incessant flipper, elle ne put compter le nombre de fois qu’elle rebondit avant de s’échouer en fracas sur une terra incognita dont elle ignorait tout. Si elle avait, comme par miracle, survécu, la voici seule au monde en proie à tous les dangers les plus insoupçonnés.

Si le calme finit par revenir, le traumatisme qu’elle venait de subir engendra une forme de panique latente en elle qu’il serait bien difficile désormais de surmonter. Que pouvait espérer une simple goutte, seule, comme abandonnée, en milieu si hostile ? Ici-bas, tout était à inventer, à imaginer, à repenser… Il est connu que les événements traumatiques violents peuvent conduire à une amnésie persistante ; pour une goutte, démunie, arrachée à son milieu d’origine, jetée en pâture dans un environnement plus qu’inconnu, la mémoire est effacée d’un coup comme par un court-circuit qui annihile définitivement tout espoir de recouvrement.

Heureusement, la découverte d’un nouveau matriciel engendre son lot d’occupations. À la panique et à l’amnésie font place la reconstruction d’un nouveau moi, plus ou moins dicté des circonstances qui entourent le sujet. Cette goutte aurait pu tomber tout ailleurs, à un tout autre endroit, voilà que le choix des cieux l’a projetée ici même, dans ce lieu qu’elle n’a pas décidé. Hasard ou destin, il ne lui reste qu’à supporter les conséquences d’un drame qu’elle tente d’oublier tant bien que mal. Il en faut, du courage, pour affronter ce qui ne nous ressemble pas.

Avez-vous remarqué comme, lorsque l’on met deux gouttes d’eau l’une à côté de l’autre, elles ont tendance à s’attirer l’une vers l’autre ? Avez-vous déjà observé que, si elles en viennent au contact, se forme quasi instantanément une seule goutte, plus grosse ? De ce constat vient peut-être le dicton « qui se ressemble s’assemble » ; quoi qu’il en soit, il y a lieu de voir que l’attraction naturelle des gouttes entre elles est certainement la mémoire inconsciente et oubliée de leurs vies dans les océans.

Il est aussi sûrement rassurant de se retrouver entre gouttes solitaires ; ainsi en va la vie, que l’on se sent plus fort et réconforté lorsqu’on est plusieurs ensembles. Cette attirance pour nos semblables peut même tourner au maladif, tant le souvenir latent de la multitude peut nous paraître l’issue unique au mal-être de notre solitude. Pourtant, l’expérience d’être goutte d’eau ne peut se réaliser dans le nombre ; dépasser ce traumatisme de notre jet sur terre pour apprécier la condition d’une seule goutte, voilà possiblement l’aventure que nous recherchions tant.

Elle reste fugace, cette épopée. On n’a jamais encore vu de goutte s’installer durablement. Tout couvreur vous dira qu’il importe que l’eau coule sur les toits. Masaru Emoto, le japonais qui photographiait les messages de l’eau, nous disait que les cristaux qu’il arrivait à immortaliser sur sa pellicule n’avaient une durée de vie que de deux petites minutes. Les ponts que nous jetons de part et d’autre des rives ne font que contempler l’eau qui coule sous eux.

Les petits ruisseaux font les grandes rivières, dit-on souvent. La joie d’une goutte qui s’y baigne doit à l’évidence provenir du souvenir effacé d’une lointaine immersion océanique. Le tunnel que ceux qui reviennent de la mort prétendent voir s’apparente probablement aux fleuves qui conduisent à la mer.

D’autant que le traumatisme d’une arrivée brutale peut être présent, d’autant que retrouver son chemin peut être réconfortant. Chaque goutte cherche le sien, celui qui nous amène vers l’autre, qui nous attire mutuellement. Ce sentier individuel qui nous approche du ruisseau nous permet de s’y baigner. Cet emport qui, de ruissellements en ruisseaux, de ruisseaux en rivières, de rivières en fleuves, nous amènent à notre destination, nous ramènent à notre origine. Goutte d’un jour retourne à l’océan des toujours.

Notre voyage est né d’une idée, d’une envie, d’une question : dans cette immensité, sommes-nous vraiment une goutte ? Il est de ces interrogations auxquelles on ne peut répondre que par l’expérimentation, fût-elle brutale, inattendue, nécessaire.

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