La renaissance de Jeff/Jiheff, un personnage volé à l'histoire savoureuse de Marie Vallaury: "Un ça va, deux c'est trop"
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Elle me contemple avec des yeux dégoulinant d’admiration. Je serre les dents. Les bruits de cette nuit, puis de ce matin mettent mes nerfs à rude épreuve. Elle souffle sur son café et l’aspire en émettant un sifflement. Le passage de la boisson dans son gosier est souligné par un glouglou sonore.

− T’es beau ! J’adore les gueules cassées.

Et moi, j’ai envie de te casser la gueule.

Je ravale ma menace et souris bêtement en jetant un coup d’œil à l’horloge. Ses yeux de biche me regardent en coin en attendant que je lui renvoie son compliment.

Si elle n’a pas déguerpi dans une heure, je lui tire une balle entre les deux yeux…

Cette pensée m’arrache un rire. Elle me répond en faisant scintiller le sien. Mon corps se crispe. Tout ce qui sort de sa gorge me tend. Les ronflements de cette nuit ont failli me faire commettre l’irréparable pour la deuxième fois de ma vie.

 

J’hésite à lui proposer d’aller consulter. Elle doit avoir un problème de la sphère O.R.L. Je n’y connais pas grand-chose en médecine, mais les bruits de bouche, de gorge et de respiration n’ont aucun secret pour moi. Ils ont bercé mes journées et mes nuits pendant des années. Le coupable était mon frangin, Jim. Un être envahissant qui m’a longtemps empêché de respirer. Heureusement, j’ai réussi à m’en débarrasser.

La méthode n’était pas très conventionnelle, j’en conviens, mais c’était une question de vie ou de mort. J’ai choisi la vie et lui ai laissé la mort. Mon ingéniosité m’a permis de tout préméditer. Il ne s’est rendu compte de rien et n’a pas souffert.

− C’était une nuit exceptionnelle ! Tu es mon premier militaire…

Et j’aurais pu être le dernier si mon doigt avait pressé sur la gâchette…

J’ai passé la nuit à caresser la crosse de mon revolver plutôt que de m’occuper de la croupe de ma belle. Son ronflement a réveillé le fantôme de Jim et mon envie de le zigouiller. Je me suis retrouvé propulsé dans un film qui aurait pu s’intituler «Retour chez mon frère». Le scénario était basique. L’amour, la haine et la délivrance.

Un nouveau sourire fend mon visage. Ses yeux papillonnent tandis que ses lèvres dévoilent des dents tâchées de pâte à tartiner. J’ouvre la bouche, puis la referme. Elle serait capable de faire un saut à ma salle de bains et d’y laisser une brosse à dents. J’ai déjà donné dans la vie à deux. Depuis la disparition de mon frérot, je refuse de m’encombrer d’un nouveau pot de colle. L’addition pour m’en défaire a été salée. J’ai assez donné de ma personne.

 

Après l’amputation de ce membre familial réalisée avec succès, une nouvelle vie s’offrait à moi. Malheureusement, mon avenir était compromis par notre dernier casse où l’hémoglobine avait coulé. Un malheureux concours de circonstance. Un coup foireux qui m’a conduit à en tirer deux pour sauver notre peau. La peur d’être condamné a gâché ma joie d’être enfin libéré de Jim. Après avoir réussi à me tailler de cette prison de chair, ce n’était pas le moment de finir au trou.

C’est là que j’ai eu l’idée du siècle, celle qui allait participer à ma légende. Il me fallait une ultime opération. Le docteur qui avait contribué à ma renaissance en me séparant de mon frangin a refusé. C’était un chirurgien spécialiste des troncs et non des tronches. Je n’ai pas compris ce que les arbres venaient foutre là-dedans. Le crétin a essayé de me dissuader avec des arguments à la noix. Entre le mitard ou une tête de Minikeums, j’avais fait mon choix.

Quelques biffetons plus tard, je me suis réveillé avec la face d’une momie. Quand les bandes ont été enlevées, j’ai découvert un visage balafré. Avec ma Rolls-Royce de prothèse suite au legs de mon bras à Jim et ma gueule cassée, je suis devenu « Jiheff, le militaire miraculé ». Ce nouveau statut a conduit à ma gloire. Je ramène tous les soirs une nouvelle gonzesse, mais c’est la première fois que je tombe sur une comme elle. Mérite-t-elle pour autant une balle dans la cervelle ?

 

J’en viens à me demander si elle n’a pas reçu un morceau de mon frérot. Ma grandeur d’âme m’a amené à donner ses organes. L’idée qu’il soit utile après sa mort m’a bien plu surtout qu’il n’a jamais servi à rien, à part parasiter ma vie et mon corps. De plus, j’ai obtenu une ristourne en diminuant le volume des déchets carnés à incinérer. C’était aussi une façon de m’arranger avec ma conscience. En le sacrifiant, j’ai contribué à l’allongement de la vie de plusieurs inconnus. Je suis persuadé qu’il aurait été content de ce destin héroïque. Un héros de l’ombre alors que je suis celui de la lumière.

− Je n’ai pas trop ronflé cette nuit ?

Sa question m’extrait de mes pensées. Je tourne la langue dans ma bouche et la claque sur mon palais, prêt à répondre. Elle me devance d’une seconde :

− J’ai aussi côtoyé la mort. Oh, pas comme toi, évidemment ! La mienne était sous contrôle et en de bonnes mains…

Son explication commence à m’oppresser.

− La vie m’a offert un nouveau souffle. Je peux enfin respirer à pleins poumons !

Face à mon mutisme et mon expression impénétrable, elle murmure :

− Je me demande souvent comment était mon donneur ou ma donneuse…

− Un trouble-fête.

Commentaires (3)

Marie Vallaury
17.04.2024

J'adore ! On reste dans la même ironie. Et je n'imaginais pas une seconde quelle aurait pu être la vie de Jiheff après son opération. Bravo :-)

Audalice
18.04.2024

Je suis contente que la destinée du personnage que je vous ai volé vous plaise ! Merci pour l’histoire originale dont le dénouement grinçant invite à une deuxième lecture qui se révèle encore plus savoureuse !

Webstory
11.04.2024

Bravo à Audalice qui s'est lancé dans l'Atelier 22 proposé (Piquez un personnage!). Retrouvez la version originale de l'histoire Un ça va, deux c'est trop de © Marie Vallaury.

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