Créé le: 21.04.2022
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Itinéraire d’un tueur en série

Nouvelle

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Les meurtres ont nourri mon existence, ont fait de moi ce monstre accompli qui fascine les jeunes filles.
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Pour me distraire d’un mal de pied, je prends le pari de rédiger une brève confession. Je suis un tueur en série. De la pire espèce, préciseraient mes ennemis. J’ai vécu par le crime. Les meurtres ont nourri mon existence, ont fait de moi ce monstre accompli qui fascine les jeunes filles. Je n’ai jamais éprouvé le moindre remords. Aucun sentiment de culpabilité ne m’a effleuré. Tuer représente pour moi l’acte artistique par excellence.

Je n’ai pas attendu d’avoir dix-sept ans pour dézinguer le sérieux. Je l’ai zigouillé bien avant. Si le juge des mineurs avait pu m’envoyer au bagne chinois, il l’aurait fait. La loi limite le plaisir de ceux qui l’exercent. Le juge se contenta de me condamner à de longues années d’école.

À l’âge de treize ans, je compris que j’étais beaucoup plus fort que mes camarades. Avec une hache empruntée à mon grand-père, un solide paysan venu de l’Emmenthal, je tranchai d’un geste élégant la tête ennuyeuse de l’égalité. Cette salope ne voulait pas reconnaître qu’un être de mon envergure avait davantage de valeur que la plupart des membres d’une espèce déclarée doublement sapiens, qualificatif qui relève d’une exagération pour le moins gasconne.

Le jour de mes vingt ans, la religion progressiste n’arborait pas une auréole de fête. Je m’offris le plaisir de la crucifier sur un chêne millénaire. Dès lors qu’un jeune homme a du coeur, il ne peut choisir que l’héroïsme. Ses modèles sont Achille, Ulysse, César, Roland, Bayard, d’Artagnan, Cyrano. Il respire en noble, il agit en guerrier. Être inactuel : une exigence à ne jamais perdre de vue.

Quand je parvins au bout de mes études, il s’en fallut de peu que je trucidasse la raison. Je me fis violence. Mieux valait me borner à lui infliger des blessures, histoire de l’intimider. La raison m’est une ennemie que je préfère conserver. Il m’arrive de l’engager à mon service. Tant qu’elle ne menace pas mon imagination, je ne vois pas la nécessité de lui régler son compte.

À trente ans, cocufié par une belle plante qui ne me trouvait pas assez bête, je tuai l’amour. Du moins, je crus l’avoir tué… comme les fois suivantes… Mais ce démon est increvable.

La crise de la quarantaine me fut bénéfique. Je fusillai l’ambition professionnelle. La traîtresse méritait la mort : elle m’avait fait perdre beaucoup de temps. Je mis en oeuvre un nouveau programme : travailler moins pour gagner plus. Cette idée m’a réussi. S’accorder le temps de lire, d’écrire, d’explorer, de peindre, de savourer l’humour et la beauté, quoi de plus précieux ?

À quarante-cinq ans, j’assassinai l’opinion. Cette idole nymphomane et capricieuse ne méritait pas les combats que tant d’imbéciles ont mené pour lui donner loisir de s’exprimer.

La cinquantaine est propice aux décisions difficiles. J’avoue que j’ai longuement hésité avant de couper la gorge à la liberté. Cette impératrice chimérique, aux séductions puissantes mais trompeuses, m’empêchait d’avancer. J’ai bien fait de m’en débarrasser. Depuis que j’accepte les nécessités qui me gouvernent, je me sens léger, j’ai l’impression de bondir, voler, danser.

À soixante ans, je triomphais d’une illusion tenace. Je pris enfin conscience que le bonheur était un parasite gluant, aux sécrétions toxiques, courtisé par l’église des pauvres d’esprit, une secte de philosophes qui avaient le niveau idéal pour être chéris des médias et de la classe moyenne. J’écrasai le bonheur d’un coup de talon. Il m’avait si souvent fait marcher dans la merde que cette forme d’exécution me paraissait la plus indiquée. Peu après ce meurtre naquit en moi une gaieté rayonnante, durable, qui n’en finit pas d’étonner mes amis, de leur insuffler de l’entrain.

Mon septantième anniversaire fut marqué par un crime exemplaire. Je poignardai l’importance que l’être humain se complaît à voir dans sa personne et sa vie. Les victoires et les défaites, les saloperies et les beaux gestes, tous ces ingrédients qui pimentent l’existence, qui font alterner honte et fierté, ne sont que les étapes d’un jeu. Y attacher de l’importance n’était plus de mon âge.

Aujourd’hui, j’ai quatre-vingts berges. Ce matin, j’ai rassemblé mes dernières forces pour étrangler le meurtre. Ah ! le meurtre… c’est lui que j’ai le plus aimé… Mais je me fais trop vieux pour augmenter le nombre de mes victimes. Et puis mon palmarès est déjà si impressionnant… Il ne me resterait plus qu’à buter des adversaires de second plan… Non, c’est fini…

Écrire m’a fait du bien. Je n’ai plus mal au pied. Je vais en profiter pour botter le cul de la littérature. C’est une bonne copine, mais je suis obligé de lui flanquer de temps à autre une dérouillée. Je ne la supporte pas quand elle me snobe avec ses grands airs de Madame la Duchesse.

En y réfléchissant, c’est mon premier meurtre, celui du sérieux, qui ma conduit à commettre tous les suivants. J’ai eu de la chance. Les homme qui vivent sans tuer sont bien à plaindre.

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