Créé le: 28.10.2021
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Irréversible
Cristobal Del Puey, Culture, D'écrire l'artiste, Fantastique
Chapitre 1
1
Je regrette vraiment d'avoir suivi mon amie ce soir là...
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Le choc frontal fût d’une violence cosmique, faisant voler en éclats mon troisième oeil. Les médecins dirent plus tard que mes chances de survie étaient si minces qu’il valait mieux me mettre en état comateux en espérant ralentir les dommages collatéraux qui continaient de s’entrechoquer. Je sentis l’état cotonneux m’envahir alors que j’étais bien vivant. Même doublement! Une fois dans un état inconscient aux soins intensifs de l’Hôpital et dans l’autre, bien conscient, prisonnier d’un tableau. Tous deux pour une durée indéterminée…
Tout cela avait commence lorsqu’une amie m’entraîna dans une soirée intello-artistique-littéraire. Moi, j’avais plutôt envie de faire la fête au Pub Charly’s mais ce n’était pas le moment. Une adresse mystérieuse dans un chemin invisible tellement il faisait nuit. Comme à chaque fois que je suis détourné de mes plans, une phrase familière s’insinua dans mon crâne: Qu’est-ce que je fous là?
Une petite lanterne pâle nous attira vers une grande demeure, sous des grappes de raisins acides. L’entrée étaient encombrée de branches de bouleaux, du bois à fabriquer des véhicules à l’usage des sorcières. La lune, noire. Un panneau indiquait “par ici… puis par là…” en direction d’un escalier raide comme l’échelle de Jacob. Inquiétante introduction.
Ce qui me frappa en entrant dans l’atelier du peintre, ce fût la masse de couleurs dont une en particulier: l’or. Pas celui de la gourmette sage, mais celui qui brûle encore, qui se déverse dans les veines en passant par le regard, celui qui rime avec la Mort. Une lumière liquide qui contrastait avec tout le reste. L’immense hauteur du plafond, des poutres énormes et irrationnelles enchevêtrées comme pour empêcher le naufrage d’un navire et… tiens… une échelle servant de bastingage. Une scène figée suite à un tremblement de terre, sensation augmentée par les nombreuses bougies éclairant la pièce.
Nos hôtes nous souhaitèrent la bienvenue et nous incitèrent à revenir sur terre. Pas pour longtemps. Nous étions là pour… pourquoi déjà? Personnellement, j’accompagnais mon amie, j’étais venu en toute innocence et sans à priori. Autant dire peu préparé à l’expérience sensorielle que je m’apprête à vous décrire. La peinture, je n’y connaissais pas grand’chose, mais ce que je découvris ne correspondait à rien de connu.
Les murs en pierres de taille soutenaient des tableaux gigantesques ou l’inverse. Les personnes présentes formaient une minorité insignifiante par rapport à la multitude de personnages qui nous regardaient. Un majestueux mandrill en chemise à carreaux, Mohammed Ali vaincu par les flèches d’un indien africain, Martin Luther King sanctifié et toutes les victimes de nos guerres réunies sur un même support. Tout cela dans une débauche de couleurs vivantes qui se déversaient sur nous. L’air semblait se charger de jets d’arc-en-ciels. Rien d’aérien cependant. Nous étions dans la matière la plus dense qui puisse exister. Un arc-en-ciel solide et tendu comme un arc.
Le peintre se mit à parler et une faible vibration se fit sentir. Pas entendre, mais sentir. Autour de nous, comme sur une toile de cinéma panoramique, surgissait toute la souffrance de notre monde. Un monde en agonie. Je distinguais des cris sortis de bouches muettes, l’étonnement douloureux fermer des yeux grands ouverts. Et pourtant le silence nous imprégnait. En bas du grand triptyque, des crânes dorés posés sur les volumes de l’Encyclopaedia Universalis ricanaient. Que pouvais-je dire? Ma voix resta aphone comme celle d’un poisson cherchant de l’eau.
Et puis, au centre de l’enfer, cette femme lumineuse et christique tournait son visage vers une silhouette vide. Un fantôme? Une victime? Ou l’espoir?
Je m’approchais du tableau des hommes jouant aux échecs. L’échiquier dégoulinait comme les montres de Dalì. Et toujours cet or qui scintillait sur toutes les toiles. Tant de lumière sur ce chaos. J’en frissonnais d’émotion.
Je m’approchais pour évaluer l’épaisseur du tableau car les personnages semblaient sortir de leur cadre. Etait-ce mon imagination ou la peinture s’était-elle mise à couler? Je tendis la main pour toucher la Reine noire et… comme si je franchissais le mur du son, une explosion me pétrifia puis je sentis mon corps vriller de l’intérieur comme une tôle ondulée emportée par un ouragan. Puis… silence.
Personne ne s’aperçut de ma disparition, ni de ce bruit assourdissant. Après le choc, je me relevais, ouvris les yeux en tenant ma tête car je n’entendais plus rien. Ou plutôt si, comme des voix qui parlaient dans l’eau. Une lave épaisse brûlait ma gorge jusqu’au coeur. Apercevant mon amie, je lui fis signe et tentais de l’appeler mais aucun regard ne se tourna vers moi. Mon amie contemplait le tableau, à travers moi, comme si je n’existais plus. Pourtant, j’avais conscience d’être là!
Sur le mur d’en face, je vis les trois autoportraits du peintre. L’un d’eux me souriait. C’était à mon tour de jouer…
Commentaires (2)
Webstory
14.01.2022
Soirée du 25 octobre 2021 chez Cristobal DEL PUEY – Les textes inspirés par la rencontre avec cet artiste sont visibles dans Histoires > Catégories > D'écrire l'artiste
Marie Vallaury
29.10.2021
Attiré dans la densité des toiles, magnifique ! Un texte qui marque bien l'irréalité de ce passage dans l'atelier du peintre.
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