Créé le: 29.09.2017
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INTRUSION

Entendu au marché... 2017

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© 2017-2024 Dragonfly

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Intrusion : nom féminin, du latin intrusio, -onis (dictionnaire Larousse) • Fait de s'introduire de façon inopportune dans un groupe, un milieu, sans y être invité. Arielle, jeune trentenaire bordelaise, était sur le point de devenir mère. Elle ne connaissait pas encore tous les sens du mot intrusion. Elle ne tardera pas à les découvrir.
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Elle ne voyait plus du tout le bout de ses chaussures. Cette fois-ci, c’était sûr, elle approchait du terme de sa grossesse et elle ressemblait plus à un cétacé qu’à une femme. Arielle soupira et tenta de lacer ses baskets. Ses efforts demeurèrent vains et, de colère, elle envoya valser la paire dans le couloir. La grossesse commençait vraiment à la peser dans tous les sens du terme. Comment les futures mères pouvaient-elles comparer cette période à la plus belle de leur vie ? Elle ne supportait plus de voir les femmes du cours de préparation à l’accouchement. Tous les mois, celles-ci, mentionnaient avec délice, les nausées constantes du premier trimestre, les jambes gonflées emballées dans des bas de contention couleur chair ou les varices qui se fixeraient ad vitam aeternam sur leur ventre et leurs jambes. Le regard d’Arielle vagabonda et se fixa sur ses seins. Ils avaient doublé de volume, ce qui lui dessinait un beau décolleté, elle avait pu abandonner ses push-up, elle qui d’habitude s’en servait pour tricher un peu sur la taille de sa poitrine. Même Jacob, son mari était de son avis : la grossesse comportait quelques avantages, outre le fait bien sur créer une nouvelle vie.

Au début, Arielle avait sauté de joie à la vue des deux barres roses sur le test de grossesse acheté à la pharmacie en bas de chez elle. Elle avait même versé quelques larmes de bonheur. Elle s’était imaginée tenant dans les bras son nourrisson, crânant devant les mères qui, au square, passaient leur temps à lancer des rumeurs sur les uns ou les autres. Elles donnaient ainsi du sens à leur petite vie insipide. Arielle méprisait ces commères bourgeoises. Pour le bébé, elle ne l’avait pas dit tout de suite à Jacob. Elle avait voulu garder l’exclusivité de la nouvelle dans un premier temps.

Et puis, elle avait surtout eu un genre de malaise qui avait succédé au premier moment euphorique de la découverte. Pas d’évanouissement ou de malaise vagal, juste un haut-le-cœur étrange, qu’elle mit sur le compte de son début de grossesse.

Elle abandonna l’idée de mettre des baskets et enfila une paire de tongs même si ces dernières ne convenaient pas à la météo d’un mois d’octobre bordelais. Elle attrapa son portable et tapota rapidement : « Salut chéri, suis encore à la maison. Impossible de mettre des chaussures potables. Toujours bon pour midi dans notre petit resto italien ? » Un bip annonça la réponse qui n’avait pas tardé à venir : « Bien sûr, mon petit cachalot, je ne raterai pour rien au monde ta faute de goût vestimentaire. » Son homme avait le talent de la faire sourire dans n’importe quelle situation, même lorsqu’elle ne ressemblait plus à rien. Et, plus que tout au monde, il adorait la cuisine de Gino, en petit-fils d’Italien qu’il était.

Elle jeta un coup d’œil rapide au miroir, arrangea ses cheveux bruns ondulés et s’apprêtait à prendre ses clés pour sortir de son appartement, lorsqu’une deuxième sonnerie retentit. Elle pensa instantanément que ce devait être encore un message de Jacob ou sa mère. Depuis l’annonce de l’heureux évènement lors d’un déjeuner dominical dans la maison familiale, sa mère était littéralement devenue envahissante voire harcelante. Arielle avait eu le droit aux recommandations les plus strictes dûes à son état. « Pas de charcuteries, du fromage au lait cru, tu n’y penses pas ! Les huitres, malheureuse ? Même pas en rêve ma fille ! » Sans parler des conseils en tout genre sur l’allaitement et ses bienfaits, sur la façon d’aménager la chambre du bébé, sur la couleur des bodys, les avantages des couches lavables et bien sûr sur le sexe du bébé…

Les deux futurs parents voulaient garder la surprise alors que la future grand-mère voulait absolument le connaitre. Elle rêvait d’avoir un petit-fils, elle qui avait dû se contenter d’une fille unique. S’en était suivie une discussion des plus houleuses qui avait débouché sur une dispute en bonne et due forme entre les deux femmes. Jacob et son beau-père avaient tenté de calmer le jeu, en vain. L’apothéose eut lieu lors de l’échographie du sixième mois au cours de laquelle la mère avait fait irruption dans le cabinet en plein examen, priant le spécialiste de lui révéler le sexe du futur bébé devant les futurs parents atterrés. Les ponts avaient été coupés pendant quelques mois, Arielle ne supportant plus les remarques de sa mère et son intrusion dans sa vie personnelle. Arrivant au bout de sa grossesse, la jeune femme avait voulu se rapprocher d’elle. Surtout que son père lui avait révélé à ce moment-là qu’ils avaient perdu leur premier enfant, Paul, à la naissance.

Ce n’était ni l’un ni l’autre qui lui avait laissé un message mais son amie Georgia, une amie de la faculté de chirurgie dentaire, d’origine franco-américaine, qui avait ouvert il y a six mois un cabinet à Biarritz. Les deux femmes ne s’étaient pas revues depuis l’enterrement de jeune fille d’Arielle en décembre dernier. Celle-ci était de passage à Bordeaux et proposait de voir sa copine de fac en ville. Arielle accepta avec joie et lui donna rendez-vous place Saint-Michel, endroit qu’elle affectionnait particulièrement, même si les bobos bordelais envahissaient les lieux et lui enlevaient son charme d’autrefois. Les boulangeries bio et autres salons de thé à la mode avaient peu à peu remplacé les boucheries hallal et autres bazars aux odeurs enivrantes.

Le ciel s’était obscurci, de gros nuages s’amoncelaient alors qu’elle empruntait le cours Alsace Lorraine. Arielle s’arrêta quelques minutes devant une boutique de vêtements et soupira.

Il en faudrait du temps et des efforts pour rentrer à nouveau dans un jean slim. Elle jalousa l’espace d’un instant son amie Maya, qui après deux enfants, était toujours aussi svelte. La nature était si injuste ! Elle poursuivit son chemin dans une ruelle perpendiculaire. Il faisait de plus en plus sombre et les pierres noircies des échoppes bordelaises renforçaient cette sensation. La jeune femme sentit soudain des pas derrière elle qui se rapprochaient. Elle ne savait pas pourquoi mais une certaine inquiétude la submergea. Elle sentit quelqu’un la frôler et son sac tomba par terre. Elle ramassa rapidement les quelques affaires éparpillées sur les pavés puis elle se retourna rapidement mais déjà la personne encapuchonnée avait disparu à droite. Arielle contrôla le contenu de son sac : tout était là, rien de manquait. Un frisson la parcourut, elle hâta le pas. Cinq minutes après, elle était devant chez Gino. Le simple fait de voir l’enseigne de son restaurant préféré la rassura. La pluie commença à tomber et elle se rendit compte qu’elle avait oublié son parapluie sur la table du salon. Elle se réfugia sous l’auvent de la trattoria et entreprit d’y attendre Jacob qui ne tarda pas à arriver. Heureusement qu’il avait pu quitter son bureau assez vite car Arielle grelottait dans ses tongs perméables. Il l’embrassa tendrement dans les cheveux et perçut immédiatement le trouble dans les yeux de son épouse. Inquiet, il lui demanda ce qui n’allait pas. Elle lui raconta l’incident. Jacob s’indigna contre les gens pressés qui ne faisaient même pas attention aux femmes enceintes et commanda une demi-bouteille de Chianti. L’incident fut vite oublié et ils déjeunèrent d’une pizza au pecorino, la préférée de monsieur, et d’un plat de cannellonis gratinés aux épinards pour madame. Ils plaisantèrent avec le patron et discutèrent du futur projet du cabinet d’architecture de Jacob. Il s’agissait de transformer un ancien local bancaire en grand hôtel dans le quartier Meriadeck.

Jacob était exalté, fier de dessiner sur un coin de la nappe en papier tachée de sauce tomate une partie de son aménagement intérieur pour la future salle du restaurant. Arielle observait ses boucles brunes qui s’agitaient dans les airs et ses yeux noirs pétillants. Elle partageait son enthousiasme et souffrait elle-même de plus en plus de son inactivité. Le moment de se quitter arriva assez vite, non sans avoir savouré les biscuits à l’amaretto offerts par Gino.

La pluie avait cessé, laissant les pavés humides et glissants. La future mère n’eut pas le courage de parcourir les quelques centaines de mètres qui la séparaient de Saint-Michel. Elle se sentait alourdie par son bébé et par les douceurs italiennes avalées. Elle regarda dans son sac mais ne trouva pas sa carte de bus. Elle s’assit sur le banc le plus proche pour entreprendre une fouille plus approfondie. Elle pesta contre la taille de son sac et se demanda pourquoi elle accumulait autant d’affaires inutiles. Tout en regardant sa montre et le temps qui filait avant son rendez-vous avec Georgia, elle abandonna les recherches et décida de prendre un ticket de bus. Elle s’occuperait de ce problème plus tard.

 

Arrivée sur la place Saint-Michel, elle chercha son amie des yeux. Sa chevelure dorée apparut bien vite, et bientôt les deux copines s’enlacèrent. Arielle lui proposa de bavarder tout en flânant dans les boutiques d’antiquaires de la rue adjacente. La jeune femme était encore à la recherche de petits objets de décoration pour la chambre de son futur enfant. Tout en essayant de trouver la perle rare parmi ce fouillis gigantesque, Arielle demanda des nouvelles à son amie américaine.

« Alors, Georgia, comment se passe ta nouvelle vie à Biarritz ? Tu te fais au mauvais caractère des Basques ?

 

– Tellement bien, plaisanta-t-elle que je sors avec l’un d’entre eux ! Tu te souviens du groupe de Biarrots qu’on avait rencontrés en boite sur les quais de Paludate à ton enterrement de vie de jeune fille ? questionna Georgia

– Pas tellement, je dois dire que les mojitos et les shoots de tequila ont eu quelque peu raison sur ma lucidité ce soir-là…

– Tu plaisantes j’espère ? Tu étais apparemment assez proche de l’un d’eux, un certain Patxi je crois… »

Arielle se troubla, rougit puis arrêta net la conversation en la balayant d’un geste de la main : « Je suis mariée à présent et bientôt maman, ne parlons plus de ça. »

Les deux jeunes femmes terminèrent leur après-midi bredouilles mais devant un thé à la menthe fumant et des makrouds dégoulinants de miel. Arielle décida de rentrer à pied jusqu’à chez elle puisque sa carte de bus avait disparu. De plus, elle voulait profiter de cette balade pour s’aérer et réfléchir. La remarque de Georgia sur la soirée d’enterrement de vie de jeune fille revenait sans cesse dans son esprit. Une boule se forma dans sa gorge. Se pouvait-il qu’elle ait fait une bêtise et qu’elle n’en ait aucun souvenir, même le plus infime ?

Arielle pénétra environ quarante-cinq minutes plus tard chez elle. Elle vit qu’elle avait encore au moins cinq messages de sa mère. Elle ne prit même pas la peine d’y jeter un coup d’œil. Elle était lasse de son intrusion répétée dans leur vie privée, fatiguée de devoir justifier le moindre de ses choix. Elle s’affala sur le canapé. Plus tard, elle parvint à se glisser tant bien que mal dans la cuisine pour se préparer une tasse de chocolat et alluma la télé. Il passait encore une émission sur des recherches immobilières.

Cela lui fit penser qu’elle aussi aurait aimé déménagé mais pour l’instant, Jacob et elle n’avaient pas envie de quitter l’hyper centre pour un pavillon avec jardin sur la rive droite. Alors qu’elle rêvassait à la maison idéale, elle sentit un liquide envahir son jean et s’écouler sur le tissu du canapé. En une fraction de seconde, elle réalisa ce qui était en train de se passer : elle était en train de perdre les eaux. Elle attrapa son téléphone et tenta de joindre son mari. Elle regarda sa montre, celle-ci indiquait 18h, il devait encore être en réunion de chantier. Elle commença à paniquer, fit défiler sa liste de contacts jusqu’au nom de sa mère, puis changea d’avis. Son comportement avait été tellement intrusif depuis le début de sa grossesse qu’Arielle ne désirait pas l’avoir auprès d’elle lors de l’accouchement. Plutôt accoucher seule…Elle prit donc la décision d’appeler un taxi qui la mènerait à l’hôpital Pellegrin.

Quand le chauffeur la fit descendre de voiture, elle vit avec soulagement Jacob courir vers elle. Il avait senti son portable vibrer dans la poche de sa veste et s’était éclipsé dès qu’il avait pu de la réunion.

Paolo naquit à 21h30, il pesait 3kg345 et mesurait 48cm. Il avait les yeux verts et des petits cheveux presque roux parsemaient le sommet de son crâne. Ses parents étaient les plus heureux au monde à cet instant-là. Quelques heures plus tard, Jacob embrassa une dernière fois sa femme et son fils sur le front et les laissa dans la chambre d’hôpital. Son épouse allaitait leur fils et c’était le spectacle le plus attendrissant qui lui ait été donné de voir de toute sa vie. Il reprit sa voiture pour aller se changer, se reposer un peu et prendre quelques affaires pour le bébé.

 

Arielle tarda à annoncer la naissance de Paolo à ses parents. Elle ne voulait pas voir débarquer la figure maternelle à la maternité.

Elle désirait plus que tout profiter égoïstement de sa toute nouvelle relation avec son fils. Jacob vint les chercher quatre jours plus tard, une nouvelle vie à trois commençait, pleine de promesses et de couches non-lavables.

Les premiers jours furent moins roses qu’Arielle l’aurait pensé. Jacob n’avait finalement pas pu prendre son congé paternité car le projet de palace à Meriadeck avait du retard. La mort dans l’âme, il avait été obligé de retourner au travail le lendemain de l’arrivée d’Arielle et de Paolo à la maison. La jeune mère avait dû gérer seule le quotidien avec un nourrisson : pleurs, nuits blanches, allaitement, bain, soins. Se rajoutaient les coups de fil quasi incessants de sa mère sur les conduites à tenir avec un nourrisson. Arielle digérait mal les piques moralisatrices de sa mère qu’elle prenait pour des attaques personnelles. La jeune femme décida d’espacer de plus en plus ses visites. Elle étouffait entre les quatre murs de son appartement, seules les promenades au parc la distrayaient. Elle pouvait enfin parader au volant de sa poussette dernier cri. Elle adorait son fils plus que tout et se réjouissait à l’idée d’être mère mais déjà, au bout de quelques jours, elle se sentait inutile. Elle avait hâte de retrouver ses patients et de reprendre son travail de dentiste au cabinet.

Même s’il faisait déjà froid lors de ce mois de novembre, Arielle prit la décision de sortir faire un tour. Elle habilla chaudement Paolo et rejoignit la rue Sainte-Catherine pour une petite virée shopping. Cela faisait si longtemps qu’elle ne s’était pas fait plaisir. Elle avait envie d’être séduisante à nouveau, maintenant qu’elle avait réussi à perdre quelques kilos disgracieux. Lorsqu’elle arriva devant chez elle deux heures après, elle perçut instantanément que quelque chose n’allait pas. La porte rouge était entrouverte. Peut-être qu’elle avait omis, par étourderie, de fermer l’appartement ?

Elle laissa le bébé endormi dans sa nacelle sur le palier et poussa la porte. La peur la prit au ventre, elle saisit rapidement un parapluie dans l’entrée et fit rapidement le tour des pièces. Apparemment, rien n’avait disparu… Soudain, ses yeux se fixèrent sur la brosse à cheveux de Paolo. La jeune mère était pourtant persuadée de l’avoir laissée sur la table à langer dans la salle de bains. L’objet était maintenant sur la table du salon, les petites mèches rousses de son fils trainaient à côté d’un mot manuscrit. Elle prit la feuille et lut : « Si je suis son père, je veux savoir». Arielle chancela, faillit se sentir mal, repensa immédiatement à la rencontre étrange le mois précédant dans une ruelle, à la perte de sa carte de bus puis aux révélations de son amie Georgia… Elle chassa rapidement ses idées de sa tête et reprit ses esprits. Il n’était pas question qu’elle en parle à Jacob. C’était son mari, le père de cet enfant. Elle se persuada qu’il en était ainsi.

Le weekend arriva bien vite et les deux parents profitèrent de ce samedi plutôt ensoleillé pour faire quelques courses au marché des Capucins. Les deux jeunes gens adoraient cet endroit, très réputé à Bordeaux. On pouvait acheter bien sûr de bons produits mais aussi boire un verre de blanc accompagné de quelques huitres du Bassin d’Arcachon tout proche.

Arielle en commanda une douzaine à partager avec Jacob. Soudain, elle entendit un cri et se retourna brusquement. Elle réalisa que c’était son mari qui hurlait. La poussette était vide, Jacob, les mains ouvertes, paumes tournées vers le ciel en geste d’impuissance, dit à sa femme : « Puisque je te dis qu’il était là il y a deux minutes ! ».

Ils cherchèrent partout, dans tous les recoins du marché, interrogèrent les passants et les marchands pendant presque une heure. Alors que Jacob allait appeler la police, Arielle se rendit à l’évidence, prit la main de son mari et commença à lui souffler dans l’oreille : « Je crois qu’il faut que je te … » C’est alors qu’elle fut interrompue par une vibration dans sa poche droite. « Arielle, c’est papa, viens vite. Ta mère a fait une bêtise, le petit est là ».

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