Créé le: 29.11.2022
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Interférences

Fantastique, Fiction, Nouvelle

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© 2022-2024 Athanase de Jadys

1

La lune, finalement foulée par l’homme, un chat noir, une séparation, des flots couleur de sang… Des univers qui se rencontrent et se dissocient… Mais où est la réalité ?
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Julien défit ses chaussures de ville et, d’un mouvement du pied, les envoya balader au loin ; puis il s’assit sur la chaise du salon. L’unique chaise survivante. L’appartement était aux trois quarts vide désormais. Il restait çà et là un meuble, au mur l’un ou l’autre tableau de peu de valeur, qui s’affichait de guingois. Au plafond pendait, au bout d’un double fil tortillé, une ampoule qui révélait froidement la pièce désolée. On distinguait facilement les traces, au sol, de ce qui avait été là : la grande table, le buffet, le canapé… Tout était parti, ou presque : il ne restait que le minimum. Idem dans la cuisine, dans la chambre, où toutefois subsistait le lit, qui semblait lui adresser un clin d’œil moqueur. La plupart de ses affaires, ses vêtements, ses livres, ses disques, quelques ustensiles, étaient empilés au sol, à droite et à gauche, au petit bonheur. Certes, il avait réussi à sauver la voiture, qui dormait au garage. De toutes façons, si c’était pour l’érafler, la bigorner ou l’éborgner, il pouvait aussi bien le faire lui-même. En échange, il avait cédé la quasi totalité de l’ameublement, et le trois-pièces semblait tout d’un coup beaucoup plus grand. Plus sévère aussi, à l’évidence. En-dehors d’un vague bruit de fond qui devait provenir des appartements voisins, seul le silence y régnait à présent. Machinalement, il allongea la main vers ses genoux, sur lesquels le chat avait l’habitude de se lover : plus de chat non plus. Au moins, il ne trébucherait plus sur ses gamelles, disposées à des endroits improbables et qui variaient régulièrement, comme pour mieux le narguer. Que d’espace. Quel calme.

 

Anne-Laure était partie et bien partie, cette fois ; et elle avait emporté tout ce qu’elle avait pu. C’était de bonne guerre, il n’avait pratiquement pas protesté. Comme après le passage des huissiers, il ne lui restait guère que le minimum vital indispensable : une table, une chaise, un lit… Bah, le mobilier, ça se reconstitue. Ce qui lui causait un peu de peine, c’était l’absence de Belzébuth, ou Belzeb, comme il appelait familièrement leur gros chat noir aux indéchiffrables yeux de jade. Anne-Laure ne prononçait jamais ce nom, elle préférait Cachou, ou Choco, ou Kitsounet, enfin un de ces sobriquets stupides dont elle aimait à l’affubler, non sans une certaine tendresse toutefois. Belzeb s’en fichait bien, du moment que sa gamelle débordait à tout moment de croquettes. Un brave chat, au fond, affectueux, philosophe et casanier, et qui avait une sainte horreur de la violence. Les derniers temps, il avait dû se sentir bien malheureux, au milieu des cris et du fracas de la vaisselle brisée. Peut-être sa vie était-elle plus belle là où il habitait maintenant. Mais Julien, lorsqu’il pensait à lui, ne pouvait s’empêcher de ressentir un petit pincement au cœur, ce qu’il était loin d’être le cas vis-à-vis d’Anne-Laure. Lorsqu’il l’évoquait, elle, il n’éprouvait que du soulagement. Plus de disputes, plus de hurlements, plus de haine. Le silence. La paix, enfin.

 

Contre le mur de l’entrée, dévastée elle aussi, étaient encore stockés trois ou quatre cartons mal ficelés, dans lesquels il avait entassé les dernières affaires qui lui appartenaient, qu’elle avait oubliées ou négligées, et qu’il avait retrouvées fortuitement après son départ. Il souhaitait que plus rien ne rappelle son passage, ce qui avait été leur vie à deux et s’était peu à peu, insensiblement, mué en cauchemar permanent. Une fois qu’elle aurait récupéré ces dernières bricoles, ce serait vraiment comme si elle n’avait jamais vécu ici, il ne subsisterait rien d’elle, pas une photo, pas un post-it griffonné de sa main, ni même une réminiscence de parfum, pas la moindre touche de féminité. Il avait hâte d’en finir complètement, hâte de repartir de zéro. Le vide de l’appartement était infiniment reposant, tous ses sentiments négatifs semblaient s’évanouir à l’horizon : ils étaient devenus sans objet. Il sentit ses membres se décontracter, presque voluptueusement : il ne s’était pas senti aussi détendu depuis des mois. Il poussa un long soupir de bien-être, empreint d’un soupçon de futile nostalgie, puis étendit le bras vers la bouteille de Jack Daniel’s posée au sol, et se versa une généreuse rasade dans le verre encore poisseux de la dernière fois.

 

Le whisky, amer et capiteux, descendait en lui comme une bénédiction. Que c’était bon, de savourer ainsi l’alcool en toute sérénité, sans crispation ni de ses membres ni de ses mâchoires, sans tressaillir d’énervement ou de colère anticipée. Si Belzeb avait été là, le moment aurait été parfait. Mais c’était son chat à elle, après tout, même si c’était pour lui que l’animal semblait manifester une préférence. Pauvre Belzeb. Pauvre Julien. Pour elle, pas de problème, ce n’était pas les prénoms ou les numéros de téléphone qui faisaient défaut dans son agenda. Quelle importance ? Elle n’existait plus pour lui. Tout juste un vague souvenir qu’il s’efforçait de refouler au plus profond de sa mémoire. C’était donc ainsi que cela finissait. Un peu engourdi par la chaleur bienfaisante du « Tennessee Whisky », il s’installa plus commodément — autant qu’on le peut sur une chaise, — étira ses jambes, et laissa son regard errer vers le plafond.

 

Blanc. Le plafond. Pas de fissures visibles, pas même de toiles d’araignées, ni de ces filaments douteux, ces moutons filandreux qui traînent habituellement dans les coins. Neutre, éclaboussé par la lumière crue de l’ampoule du plafonnier disparu, qu’il évitait de fixer pour échapper au cortège d’impressions lumineuses prêtes à s’incruster sur sa rétine. Un instant, il crut y distinguer un regard félin, d’un vert profond, qui se posait sur lui méditativement. Illusion, bien sûr. Il devait lui rester un petit appareil stéréo quelque part, il pourrait peut-être passer un CD de… de quoi ? Le blues ne semblait pas précisément indiqué ; le rock, encore moins. Chanson ? Classique ? Il envisagea la chose un moment, puis renonça, ses yeux invinciblement attirés par l’un des derniers tableaux qui s’efforçait d’agrémenter les murs désertés. Il avait dû l’acheter un jour dans un vide-grenier, toile insolite due à quelque peintre du dimanche notoirement obscur ; elle ne l’aimait pas, bien sûr. Cela représentait un paysage de plaine, vu au coucher du soleil manifestement. Les ombres des arbres s’étiraient longuement, de biais, vers l’avant-plan. Sur la gauche, des piquets de vigne. Une petite route de campagne, déserte ; au fond, un champ, des collines indistinctes, peu remarquables. Ce qui lui avait plu, dans ce tableau, c’était avant tout la lumière du soir, paisible et chaude, qui semblait l’inonder ; et aussi que ce coin de campagne anonyme ne soit défloré par nulle présence humaine. Pourtant, à mieux l’examiner, le peintre n’avait-il pas représenté une fugitive silhouette, clopinant au loin sur la route qui s’enfonçait au travers des champs de seigle dorés ? Il tressaillit, surpris : comment, depuis le temps que ce paysage égayait le salon, n’avait-il jamais remarqué ce détail ? Il se leva de sa chaise, son verre à la main, pour examiner la scène de plus près. Étonnamment, le personnage, si personnage il y avait, semblait se déplacer, s’éloigner rapidement de lui, avant de finir par disparaître au tournant de la route. Il n’y avait plus personne, plus rien que la riche et glorieuse lumière du couchant. Il abandonna son observation et vida son verre, qu’il reposa au sol, à côté de la bouteille aux trois quarts vide déjà.

 

Il finit par se coucher – il lui restait des draps, une couverture, et même une lampe de chevet, un spot à pince qu’il assujettit tant bien que mal à la tête du lit. Reprenant son livre de poche, dans lequel un ticket de métro servait de marque-page, il essaya de s’intéresser à Théophile Gautier. Le style, quoique un peu vieillot, et parfois subtilement ironique, comme si l’auteur se moquait discrètement de son lecteur, ne manquait pourtant pas d’intérêt, non plus que ses histoires, qui penchaient vers un fantastique policé et sans excès. Sur la quatrième de couverture, l’éditeur avait reproduit le visage de Gautier jeune, joli avec sa fine moustache, pas encore épaissi par les ans. Julien, qui sentait ses paupières s’appesantir, replaça le ticket de métro à la jointure des pages en cours, déposa le bouquin, éteignit et sombra bientôt dans le sommeil.

 

Ses rêves furent comme à l’accoutumée bizarres, voire absurdes, incohérents : des trains l’emportaient vers une destination qu’il ignorait, des inconnus lui tenaient des discours incompréhensibles dans des endroits imprécis ; il se réveilla en sursaut dans l’aube naissante, ayant cru entendre crier un prénom : Anne-Laure ! C’était d’elle qu’il s’agissait, sans doute, mais de l’Anne-Laure d’autrefois, des débuts, la jeune fille adorable et douce dont il avait été amoureux ; pas la mégère exaspérante qu’elle était devenue. Il se demanda un instant comment elle le voyait, lui, à présent, mais se refusa à approfondir la question. Peut-être Belzeb en personne avait-il lui aussi rôdé au travers des ses fantasmes nocturnes, qu’il chassa en quelques secondes en enroulant le store (elle avait aussi emporté les rideaux, puisque c’était ses rideaux). Il prit son café à la table du salon, pieds nus comme à son habitude sur le tapis turc… Le tapis : elle ne l’avait donc pas embarqué ? Il se pencha pour l’examiner. Était-ce donc ce tapis qui ornait le plancher de la pièce ? Il se rappelait pourtant bien ses motifs turquoise et marron ? En fait, il semblait bien plutôt emprunter à la gamme des rouges profonds. Sa mémoire devait lui jouer des tours, ce qui l’inquiéta un peu.

 

2

Il ne se présenta pas à son bureau ce jour-là, arguant d’une excuse quelconque qu’il débita sans conviction au téléphone, et on fit semblant de le croire. Il ne s’en sentait pas la force. Il eut donc tout le temps de réfléchir, et de procéder à l’inventaire des objets qu’elle lui avait laissés. C’était un peu déconcertant : il ne se souvenait pas que cette table basse lui était échue — et même la télé ? Il mit la main sur la télécommande, dont le galbe lui parut inhabituel, mais il retrouva rapidement le maniement des boutons. À cette heure, il n’y avait bien entendu que les stupidités habituelles, cependant il tomba par hasard sur une chaîne qui rediffusait une émission d’astronomie. On y parlait des galaxies, dont la Voie Lactée, qui était la nôtre. Il suivait distraitement le propos : les nébuleuses, paraît-il, s’entrechoquaient parfois, se mêlaient, fusionnaient. Le présentateur, qui avait le type indien, ou pakistanais, semblait nouveau sur ce canal. L’émission s’interrompit brutalement au profit de publicités criardes pour des objets ou des services dont il ignorait tout et qui lui étaient remarquablement indifférents. Il localisa le bouton d’arrêt sur la commande et coupa l’alimentation. Des voix discordantes continuèrent néanmoins à se faire entendre alentour, on aurait dit qu’elles s’exprimaient dans une langue étrangère et inconnue de lui : les voisins ? ils étaient étrangers ? Il n’avait pas eu cette impression en les croisant sur le palier. Ils recevaient peut-être des hôtes venus d’un autre pays. Le son se réverbérait étrangement sur les murs en grande partie nus. Inopinément, la momie de Théophile Gautier se représenta soudain à son esprit, inquiétante et hiératique ; agacé, il secoua la tête.

 

À vrai dire, il se sentait un peu brumeux ; un deuxième café ne serait pas de trop. Il le prit à sa fenêtre, qui donnait sur la rue. Le trafic bourdonnait, les feuilles des marronniers verdoyaient : le printemps à Paris… Il sentit soudain une boule d’angoisse lui serrer la gorge : le printemps ? il aurait juré qu’on était en novembre. Comment les arbres pouvaient-ils verdoyer en novembre ? La séparation d’avec Anne-Laure l’aurait-elle perturbé à ce point ? Il mit la main sur son agenda. Les dernières annotations qu’il y avait portées étaient bien datées du mois de mai, et les petits coins perforés des pages avaient été détachés jusqu’à la semaine 19. On était au printemps, bien sûr. Machinalement, il voulut remplir la gamelle du chat et chercha du regard le sac de croquettes tout en l’appelant : Belzeb ? Mais il n’y avait plus de croquettes, et pas davantage de Belzeb ; pas plus que d’Anne-Laure. La situation lui revint soudain très clairement en pleine figure. Partie, elle était partie, en emmenant Belzeb. Elle lui avait laissé le tapis du salon, d’un tendre vert pistache. Les voix étrangères s’étaient tues, le silence était revenu, on distinguait juste, au-delà du double vitrage de la fenêtre refermée, le grondement feutré du trafic sur l’avenue.

 

La journée s’avéra plus compliquée que la nuit précédente. Il ne souffrait pas de l’absence d’Anne-Laure, absence qui lui apportait au contraire un confort et une paix intérieure qu’il n’avait plus connus depuis longtemps. C’était plutôt sa perception de l’environnement qui lui jouait des tours. La configuration même de l’appartement lui apparaissait par moments incompréhensible ; lorsqu’il croyait l’avoir réassimilée, c’était les quelques objets restants qui avaient perdu leur familiarité, il les contemplait longuement comme des choses étranges et incertaines. Parfois, il percevait une musique qu’il reconnaissait sans pouvoir nommer le morceau, et pourtant le lecteur de CD ne fonctionnait pas. Quand il le mettait en marche, le son qui en émanait lui paraissait au contraire discordant et inexplicable. Son malaise grandissait, coupé de périodes de rémission où tout était à nouveau normal et sans surprise. Voulant s’allonger sur le lit, il poussa un cri de surprise en effectuant un bond de côté : cette boule, sous la couverture… c’était Belzeb qui s’était blotti là, au chaud… mais non, Belzeb n’était pas là, il n’y avait rien… Il sentit une sueur malsaine se frayer un chemin le long de son épine dorsale.

 

Le ficus s’était éclipsé lui aussi. Mais quel était ce vaisseau en forme de cigare, apparu subitement au milieu de la chambre, et aussi peu à sa place qu’un kangourou au milieu d’un meeting syndical ? Il manqua hurler, et se mordit le poing. L’appareil clignotait lentement, émettant des flashes rougeâtres qui illuminaient les parois. La pièce avait grandi, immensément grandi, les murs semblaient se gondoler lascivement. Il aperçut le visage du pilote, au travers des vitres de ce qui tenait lieu de cockpit, et son cœur s’emballa follement. Une voix off, mâle mais triste, prononçait des phrases mémorables : « Je me suis adressé cette nuit à l’adversaire pour lui demander s’il est prêt à rechercher avec moi, entre soldats… ». C’était la voix de Pétain, ma parole. « Après la lutte et dans l’honneur… » « Dans l’honneur » : l’intonation apportée à ces trois mots était reconnaissable entre mille. Mais déjà une autre parole, lointaine, brouillée, se superposait à la première : « Certes, nous avons été, nous sommes, submergés par la force mécanique, terrestre et aérienne, de l’ennemi. » Cette obsession de l’aspect « mécanique » de la guerre l’avait toujours frappé. La voix insistait d’ailleurs : « Foudroyés aujourd’hui par la force mécanique, nous pourrons vaincre dans l’avenir par une force mécanique supérieure. » Ainsi, le passé s’en mêlait ? Pétain, relégué sur l’île d’Yeu, avait assurément disparu depuis un moment ; De Gaulle, il y avait quelques mois à peine. L’instant d’après déjà, les voix s’étaient tues, tout avait disparu. Était-il en train de devenir fou ?

 

Il ne pouvait pas rester seul ainsi, il fallait qu’il parle avec quelqu’un. Fébrilement, il consulta le répertoire de son agenda. Marc ! Bien sûr, Marc : c’était de lui qu’il avait besoin. Un esprit posé, rationnel, scientifique — Marc travaillait au laboratoire d’astrophysique, et jouissait d’une solide réputation de bon sens cartésien, dont les racines plongeaient sans doute dans la terre — cette terre qui « ne ment pas ». Ils se connaissaient depuis les bancs du lycée. C’était de lui, bien plus que d’un psychologue ou d’un psychanalyste, qu’il avait besoin. Les doigts tremblants, il composa le numéro sur le cadran. Marc répondit presque immédiatement : là, il était très occupé, mais d’ici ce soir, il serait libre, ils pouvaient se retrouver chez lui, qu’il vienne donc ! Aucun problème. Le ton chaleureux lui réinsuffla un peu de sérénité, même s’il avait perçu une pointe d’excitation dans la voix de son interlocuteur. Clairement, Marc devait être très pris : c’était d’autant plus aimable à lui d’accepter de recevoir Julien ce soir même, alors qu’il avait sûrement bien autre chose à faire. Un vrai ami. Julien, provisoirement rasséréné et allongé sur le lit, se mit à attendre le soir en rêvassant. Peu à peu, la pénombre envahissait les murs nus.

 

3

Un peu avant l’heure dite, il enfila donc un veston de velours côtelé et mit le cap, à pied, sur l’immeuble où habitait Marc. Il aurait pu prendre le métro, mais à quoi bon ? Deux stations, autant marcher, cela lui ferait prendre l’air, d’ailleurs. Il connaissait bien le chemin. La soirée était douce, la nuit, familière, s’apprêtait à tomber, déjà une lune ronde et jaunissante montait au-dessus des toits. Comme d’habitude, il examina avec minutie le satellite, cherchant naïvement à distinguer l’endroit de la Mer de la Tranquillité où l’Aigle avait aluni — sans plus de succès que les autres fois, bien entendu. Il se sentait tout de même l’esprit un peu plus clair. S’il n’y avait pas eu cette consistance étrange du trottoir, qui semblait s’enfoncer sous ses pas comme de la guimauve… Encore une idée stupide. Le trottoir s’inclinait capricieusement, dans des directions imprévues. Un peu plus loin, une pimbêche estampillée Christian Dior faisait pisser son chien — un teckel pédicuré — au pied d’un réverbère, qui se mit aussitôt à se gondoler, à se rétracter, avant de se dissoudre insensiblement dans l’obscurité naissante, en même temps que l’animal et sa maîtresse. À la terrasse d’un café illuminé a giorno, les clients le dévisageaient d’un air moqueur derrière leurs museaux de fouines. Il passa sans s’arrêter, faisant mine de ne rien remarquer.

 

Sur l’avenue, le flot des véhicules s’écoulait imperturbablement, il reconnaissait la plupart des marques et des modèles, voitures françaises et étrangères, limousines, sportives, 4x4… un autobus rouge à impériale, qui portait une immatriculation britannique… des Formule 1, des bolides aux formes bizarres… L’avenue ressemblait d’ailleurs plutôt à une autoroute, avec ses deux fois quatre voies, sur lesquelles s’élançaient des engins non répertoriés, voire invraisemblables. Mais, et les feux de signalisation ? Il ne les distinguait plus, ils étaient remplacés par des mâts de navires… Il entendait le clapotement des vagues au loin, le cri des mouettes… il respirait l’odeur du large… Un peu avant de toucher à son but, soudainement, tout se rétablit, il n’y eut plus qu’une avenue parisienne animée et bruyante, bordée de trottoirs quelconques où se croisaient des passants absorbés par des préoccupations sans doute bien terre à terre.

 

Julien s’annonça par l’interphone, et la voix rassurante de Marc répondit : « Entre ! » tandis que la gâche électrique déverrouillait l’accès. L’ascenseur, moderne et fonctionnel, n’offrait rien de remarquable, et Julien se retrouva bientôt devant la porte de son ami, au troisième étage. Prenant une grande inspiration, il appuya sur le bouton de la sonnette. La porte s’ouvrit comme dans un conte, et Marc apparut dans l’encadrement, en tenue plutôt habillée. Il arborait un nœud papillon bordeaux et souriait, heureux apparemment de revoir son vieux camarade. Si son crâne commençait à se dégarnir, son ventre, qui tendait la chemise blanche à guipures, témoignait de la jovialité insouciante d’un bon vivant. — Entre, entre donc ! répétait-il avec animation, aspirant, aurait-on dit, Julien à l’intérieur de l’appartement, où régnait une plaisante odeur de cuir et de vieux papier, mêlée à de légers effluves de tabac blond. — Mets-toi à l’aise, je t’apporte un scotch. Tandis que le visiteur parcourait du regard le décor confortable bien connu, la voix chaude et bienveillante de Marc lui parvenait déjà depuis les profondeurs de la cuisine, entrecoupée de tintements et heurts divers. — Ah mon vieux, tu tombes bien ! Nous vivons des jours his-to-ri-ques, que dis-je, historiques ? Pro-di-gieux ! Et ils deviendront légendaires, crois-moi !

 

Il réapparut avec entre les mains un plateau supportant une bouteille de whisky, une coupelle emplie de glaçons et deux verres. — Figure-toi que j’assistais aujourd’hui à un congrès d’astrophysique… Je rentre tout juste. (Il sembla se rendre compte qu’il portait encore son nœud papillon, le détacha de son col et le jeta avec insouciance sur le canapé). Puis il accorda un coup d’œil plus appuyé à son hôte : — Mais dis donc, tu ne m’as pas l’air en grande forme, tu es tout pâle ! Qu’est-ce qui t’arrive ? Julien, en bafouillant, commença laborieusement à lui narrer ses démêlés avec son ex.

 

— Anne-Laure ? Elle s’est barrée ? Eh bien mon vieux, excuse-moi d’être franc, mais c’est la meilleure chose qui pouvait t’arriver ! Comment ? Le chat ? Ah oui, le chat… bien sûr, il y a toujours des inconvénients. Mais tu te rends compte qu’à présent, tu es libre ? Tu vas pouvoir faire tout ce que tu veux, voyager, découvrir, lire… Écrire, peut-être ?…

 

Julien se mit alors à aborder le sujet de ses hallucinations : ces objets incongrus qui apparaissaient et disparaissaient sans raison ; ces déformations de la réalité, ce télescopage des impressions, ces réminiscences intempestives… Marc l’écoutait soudain avec un intérêt accru.

— Pas de doute, c’est exactement ça. Mais non, mon vieux, tu n’es pas malade, tu ne souffres pas de confusion mentale. Écoute-moi…

 

Tandis qu’il contemplait sans la voir la moquette épaisse, il vit clairement s’ouvrir en elle un puits, ou plutôt un gouffre, un abîme angoissant, vertigineux. Au fond, très loin au-dessous de lui, clapotait un flot sourd et délétère, teinté de sang. Ses visions le reprenaient. Il crispa sa main gauche sur l’accoudoir du fauteuil en clignant nerveusement des paupières, tandis que Marc continuait à grand renfort de gestes ses explications.

— On vient justement d’aborder le sujet au symposium d’astrophysique. Comment pourrais-je t’expliquer ça simplement… Attends… Imagine deux mondes qui entrent en collision.

Julien rouvrit les yeux.

— Tu veux dire deux galaxies, qui se croisent et s’interpénètrent ? Justement, à la télé…

— Non, en fait, pas deux galaxies, c’est bien mieux que ça ! Quand deux galaxies se rencontrent, c’est à l’échelle du temps cosmique, ça s’échelonne sur des millions, voire des milliards d’années ! De plus…

 

Un fleuve chaotique d’images splendides s’était mis à déferler, sans prévenir, au milieu du douillet living. Images ? N’étaient-ce pas plutôt des sons, ceux de l’interprétation étincelante d’un morceau connu… Il identifia la Valse n° 2 de Chostakovitch… Ce n’était plus une musique d’ailleurs, plutôt un torrent de parfums, tantôt « riches et triomphants », tantôt « frais comme des chairs d’enfant »… Baudelaire. Le mot lui revint comme une évidence : synesthésie. Les couleurs fusaient gaiement alentour, d’étranges oiseaux échangeaient des appels mélodieux parmi les branches des sous-bois, au milieu de gerbes de motifs géométriques stéréotypés mais somptueux. Le LSD ! Était-il possible que Marc en ait dissous discrètement une dose dans le verre qu’il lui avait offert ? Mais non, pourquoi aurait-il fait cela ? Et puis, ces impressions avaient commencé bien avant son arrivée, le monde s’était mis à changer la veille déjà, Marc n’y était pour rien. Et Julien, bouche bée, la tête un peu penchée, « crispé comme un extravagant », les yeux rivés à l’horloge comtoise qui égrenait le temps à l’envers, écoutait d’une oreille son ami qui continuait à pérorer :

 

— … de plus, il y a tellement de vide entre les corps célestes, que même si notre existence était à l’échelle temporelle du phénomène, nous ne nous rendrions probablement compte de rien. Quand on dit « collision », on pense à deux bagnoles qui se télescopent, à la tôle froissée, aux airbags qui se déclenchent, aux corps en sang… Ce n’est pas ça du tout. C’est juste une sorte d’entrelacement ténu et harmonieux, une imbrication imperceptible… Mais là… là, ce qui nous arrive, mon vieux…

 

Il ne tenait plus en place, exécutant des entrechats à travers le salon, au risque de renverser le contenu de son verre sur la moquette écrue, bégayant à présent sous le coup d’une excitation incontrôlable.

— Tu en as constaté toi-même les premiers effets. Non, ce ne sont pas deux galaxies, deux nébuleuses… Ce sont….

 

Une chaise métallique, saisissante de prosaïque banalité, était apparue en travers de son corps. Il la repoussa inconsciemment, hurlant presque :

— Ce sont deux mondes, appartenant à des dimensions différentes ! Le nôtre, et un autre univers, dont nous ne savons rien, sinon qu’il relève d’une autre dimension ! Il toussa, ayant avalé de travers. — Il n’est sans doute pas très différent du nôtre, sinon les interférences seraient bien plus monstrueuses. Si ça tombe, c’est peut-être juste un univers parallèle, pratiquement identique au nôtre… et pourtant, ce n’est pas le nôtre !

 

Son ami le contemplait en silence, abasourdi. L’horloge avait disparu, remplacée par un beffroi de jais solennel et fascinant.

— Tu comprends ce que ça veut dire ? Ça signifie qu’en ce moment, les deux univers s’interpénètrent ! Ce que tu appelles des hallucinations, ce sont juste les témoignages que des éléments de l’autre univers atteignent, traversent le nôtre, et réciproquement ! Nous assistons à des échanges…

Il corrigea :

— Enfin, pour le moment, c’est surtout toi qui es témoin de ces échanges. Toi et tous ceux qui se trouvent dans un état d’hypersensibilité, pour une raison ou une autre. En ce qui te concerne, c’est clairement ta rupture avec Anne-Laure qui en est la cause… Ta ta ta, ne proteste pas. Julien, tu es en avance ! Moi, je n’ai encore rien vu… mais ça ne devrait pas tarder.

Il s’arrêta net, sembla humer l’air, regarda autour de lui, puis continua sur un ton à la fois plus calme et plus tendu :

— C’est comme si deux groupes de gens, chacun chargé de marchandises diverses, se rencontraient, et décidaient de procéder à un troc. Pour le moment, aucun marché n’est conclu, les objets passent de main en main, ils sont palpés, examinés, abandonnés, repris… Les articles circulent, chatoient un instant à la lumière, retournent à leur origine parfois…

Julien songea vaguement au « partage » qui s’était effectué entre Anne-Laure et lui. Elle s’était taillé la part du lion, en tout cas ; il n’avait pas eu grand-chose à dire. Il se passa la langue sur ses lèvres craquelées.

— … mais bientôt, chaque objet trouvera sa destination, son propriétaire final. La répartition se sera faite. Tout va se réorganiser différemment. Les choses… qu’est-ce que tu as ?

 

Julien, qui avait brusquement reposé son verre sur le guéridon d’acajou, glissait deux doigts dans le col de sa chemise en haletant.

— Je… j’ai besoin de prendre l’air…

Il se dirigea en titubant vers le balcon. Au moment de s’y rendre, il était livide, mais à son retour, alors qu’il semblait prêt à tomber, épouvanté, les yeux agrandis, son teint était devenu réellement verdâtre.

— Marc, Marc…

— Eh bien ? Qu’y a-t-il ? Parle, bon dieu !

— Il y a… il y a deux lunes au ciel !

 

Marc s’était rué à son tour sur le balcon, bousculant sans ménagement son ami en train de s’effondrer dans le fauteuil le plus proche, levant éperdument les yeux vers le firmament fastueux de cette nuit de mai. Il réapparut au bout de quelques secondes en poussant un rugissement de triomphe :

— C’est vrai ! C’est parfaitement vrai ! Deux lunes… ET JE LES VOIS ! Je les vois, moi aussi ! Oh Julien !

Il embrassait frénétiquement son ami effaré, et des larmes d’extase perlaient à ses paupières, tandis que sa voix chavirait et bousculait les octaves.

— Deux lunes…. La deuxième lune, c’est celle de l’autre univers, qui vient de percer la membrane du nôtre… J’avais raison… C’est le plus beau jour de ma vie !

 

Julien suffoquait. Il leva des yeux incrédules sur son ami et le dévisagea, terrorisé. Il ne distinguait plus que le visage, rougi et excité, de Marc, dont le corps entier avait disparu. Les murs de l’appartement aussi s’étaient évanouis, et tous deux, ils flottaient à présent librement dans l’air nocturne, au-dessus de la ville. Des cascades de météores jaillissaient de tous côtés, escortées de grands navires majestueux, toutes voiles dehors et clignotant de tous leurs feux. La bouche du conférencier, exaltée, s’exclamait toujours :

— Et maintenant, c’est mon tour… Je le sens… Je vais savoir… Oh, oh ! C’est diantrement excitant ! Je…

 

Il s’apprêtait à en dire davantage, lorsqu’il s’évapora soudainement dans le néant ; puis seules ses lèvres réapparurent, charnues, mobiles, et que Julien, stupéfait, continuait à fixer comme il aurait affronté le sourire du chat du Cheshire. Enfin, la bouche disparut à son tour et Julien se sentit emporté. Il n’était plus Julien, il était devenu l’un des astronautes qui, les premiers, avaient foulé la surface poussiéreuse de la Lune, moins de deux ans auparavant : Armstrong peut-être, ou Aldrin, de retour à une vitesse stupéfiante vers leur planète, la Terre. Le bouclier thermique rougeoyant frottait contre l’atmosphère, plus aucune communication n’était possible. Et puis, tandis que la radio se remettait à se crachoter, il aperçut au-dessous de lui, par le hublot, comme une immense corolle épanouie, la surface bleue, déserte et illimitée de l’Océan… l’Océan Pacifique, grandiose et si calme, qui l’attendait… Les trois parachutes striés de rouge et de blanc se déployèrent comme prévu, et ce fut le choc final au contact des vagues débonnaires. La capsule, un instant submergée, remonta rapidement à la surface en ballottant.

 

4

Julien, à demi conscient, releva péniblement la tête, alors qu’elle allait s’engloutir dans l’eau. Par la fenêtre de la salle de bains, on distinguait une lune énorme et vénéneuse, qui se reflétait sinistrement sur la sanglante surface liquide. C’était la lune maudite, celle des nuits où s’éveillaient les loups-garous. En travers du porte-savons gisait le coupe-chou fatidique, ouvert, souillé de taches brunâtres. On entendait cogner à la porte de l’appartement, des gens criaient.

— Julien ! Ouvrez !

 

Soudain, dans un grand craquement, la porte céda, enfoncée. Les pompiers casqués, en tenue, accompagnés d’un médecin muni de sa trousse, se précipitaient à l’intérieur. Mais qui était cette frêle silhouette féminine, en jeans et chemisier bleu pâle, tremblante, les yeux gonflés, qui tenait son mouchoir devant sa bouche ? Il y eut un moment de confusion totale, et puis on entendit distinctement prononcer :

— C’est fini. Plus rien à faire.

 

Dans l’eau rougie, les rayons de la pleine lune plongeaient leurs lames éblouissantes. Quelque part, il y eut comme un miaulement prolongé, plaintif, qui s’éloignait peu à peu et se perdait mélancoliquement en direction de régions solitaires et inexplorées.

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