Créé le: 31.08.2022
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Heures fatales
Quelque part, un oiseau mécanique sort de son chalet : coucou, coucou, coucou, coucou, coucou, coucou. Elle se frotte les yeux. Son monde est toujours là. La joie de découvrir que l’oubli du sommeil ne l’a pas emportée.
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Quelque part, un oiseau mécanique sort de son chalet : coucou, coucou, coucou, coucou, coucou, coucou. Elle se frotte les yeux. Son monde est toujours là. La joie de découvrir que l’oubli du sommeil ne l’a pas emportée. Elle s’extirpe des draps du lit, enthousiasmée à l’idée de commencer cette nouvelle journée. Sur ces jambes qui n’ont pas encore parcouru le monde, elle s’avance vers le lit conjugal pour un réveil dans les éclats de rire.
Elle sursaute, des détonations retentissent à l’extérieur. C’est le premier août ! Elle trépigne d’impatience. Comme chaque année, elle pourra assister au lancement des feux d’artifice. Elle sort dans le jardin et se laisse distraire par une fleur qui entrouvre ses pétales à l’apparition de la lumière du matin. Découvertes effrénées, sans cesse renouvelées. Elle enrobe ses pieds de brins d’herbe. Puis, celui qui lui apprend toutes les premières bêtises de l’existence, s’avance. Il porte son habituelle chemise à carreaux d’un autre âge. Confiance infinie en cet être qui l’accompagne à chacun de ses pas. Il cueille un fruit rouge qu’il lui glisse dans la main. Elle s’en empare et le plonge dans sa bouche, aspire avec avidité les petites taches rouges qui se répandent sur sa peau. Délice aux bouts croquant qui se logent entre ses dents. Elle se jette dans ses bras, effleurant sa peau marquée par les tâches et les rides.
Toute à ses découvertes, le temps s’évapore, les aiguilles de l’horloge, quant à elles, ne connaissent pas la liberté de la saison estivale et continuent leur course. Un appel retentit de l’intérieur de la maison : elle doit se laver, s’habiller, on va lui tresser des nattes dorées. Elle pourra s’émerveiller des nœuds roses qui vont les orner et les montrer à tout le monde lors du brunch au sein de la vielle ferme. Tradition familiale : toutes les femmes de la famille ont été débordées depuis deux jours. Tout est décoré prêt pour être célébré. Une fois prête, il ne lui reste qu’à gambader encore et encore avant que la famille et les amis les rejoignent. Elle ne le sait pas aujourd’hui, mais elle n’oubliera jamais ces journées de son enfance. Elles resteront incrustées dans sa mémoire, si utiles lorsque le bonheur se sera taillé sans demander son reste.
Les voilà tous réunis autour de la table. Les plats s’enchaînent : des œufs frits, des plateaux de fromages et de charcuteries, du pain fait maison et surtout la tresse. Elle en mangerait jusqu’à être malade, tartinée de crème chocolat Ovomaltine. Elle est à l’aise parmi les adultes, parfois le centre de l’attention. Grandir avec dans le cœur les chuchotements heureux de ceux qui l’entourent, lui promettent un avenir fastueux, de grandes études, on voit déjà son esprit curieux, sa prise d’initiative. Elle sera certainement brillante, comment pourrait-il en être autrement ? Si parfois, un chagrin aussi soudain qu’éphémère amène une ride sur ce bonheur si lisse, il retourne bien vite dans les abysses de l’oubli.
Arrive enfin le moment tant attendu : les feux d’artifice. Ce moment, elle ne le partagerait avec personne d’autre que lui. Elle glisse sa petite main menue dans la sienne, si grande qu’elle l’enveloppe totalement. Ses cheveux blancs restants s’éparpillent doucement au gré du vent et elle rit. Lui, il sourit, comme toujours. Enfin, les éclairs lumineux zèbrent le ciel, déchirent le noir de leur couleur, égrènent leurs formes, redoublent d’ardeur. Rien ne sera jamais aussi magique que ce moment. Elle est si absorbée et concentrée qu’elle a l’impression que cet instant s’incarnera dans l’infini. Comme un message miraculeux de sérénité, comme si tout suivrait son cours et qu’elle pouvait avoir confiance. Peut-être surtout grâce à cet adulte qui se tient à ses côtés. Peut-être simplement parce que l’esprit est trop étroit pour imaginer les catastrophes quand on se croit béni des dieux. Toute à une fin et les feux d’artifice disparaissent lentement : des cicatrices qui s’estompent, puis se dissolvent. Il est temps d’aller se coucher.
***
Elle jette un œil au réveil. Il est déjà neuf heures. Elle doit se mettre en route. Elle n’arrive toujours pas à se débarrasser de l’angoisse qui croupit au creux de son estomac. Elle est étonnée ; bien sûr, elle devra prononcer son discours devant toutes les personnes présentes pour l’événement, mais elle a pourtant l’habitude, se sent à l’aise en public, aime qu’on l’écoute, que le silence se fasse lorsque sa voix assurée retentit. Elle sent toujours l’euphorie dans ces moments-là, juste avant de prononcer son premier mot. Pourtant, cette nuit le sommeil lui a fait défaut et une bête impossible à rassasier lui mordille les parois abdominales.
Allez ! s’insurge-t-elle. C’est ma journée ! Non contente de recevoir son Master of Arts, elle pourra annoncer à tout le monde qu’elle va commencer un doctorat avec son mentor, ce professeur dont elle buvait les paroles depuis le premier jour. Elle a décidément une bonne étoile, tout se déroule comme elle l’avait imaginé. Non, pas une bonne étoile se reprend-elle. Elle le mérite, car elle a travaillé très dur. Tout cela arrive car elle l’a voulu, elle est allée au bout de ses objectifs, a montré de la détermination et parfois même de l’abnégation. La destinée n’a strictement rien à voir là-dedans.
Elle arrive à l’université. Il faut que cette terrible inquiétude cesse. Elle se dirige vers le parc et s’accorde une cigarette, une Parisienne. Aspire avec détermination, puis recrache la fumée empreinte de tabac qui, elle l’espère, la calmera. Elle jette des coups d’œil inquiets, elle ne veut pas qu’on la voie fumer, cela ne lui arrive quasiment jamais. Pas comme son grand-père, qui passé nonante ans, continue d’absorber sa dose d’un paquet par jour. C’est une part de lui qu’elle a emportée, une fois de temps en temps pour se souvenir. Il sera présent aujourd’hui dans sa chaise roulante. Cela fait déjà deux mois, depuis qu’elle est rentrée de Londres, qu’elle ne l’a pas vu. Elle en ressent une pointe de culpabilité. Ce n’est pas sa faute, tout s’est enchaîné sans répit et maintenant elle habite en ville, n’a plus le temps de rentrer les week-ends. Et puis, elle s’accommode mal de cet AVC qui a déformé son visage et de son expression chaotique.
Les bouffées qu’elle a imposées à son corps inquiet semblent avoir fait leur effet. Elle ressent à nouveau une certaine sérénité. Il ne lui reste plus qu’à répéter quelques fois encore son discours et parfaire le résumé du sujet de sa thèse. Elle a encore du temps avant la cérémonie officielle. Elle contemple quelques secondes les bâtiments de cette université, la seule qui se trouve au bord du lac. Elle est heureuse de pouvoir revenir en ces lieux aujourd’hui et d’y célébrer sa réussite. Elle prend une grande respiration, entre dans les locaux, elle est concentrée, volontaire, prête à se plonger dans le travail et oublie tout.
Son moment de gloire est enfin arrivé. Elle est prête à monter sur la tribune et à prononcer les mots qu’elle a choisis avec le plus grand soin, l’impatience s’empare d’elle. Professeurs éminents, familles, étudiants sont réunis. Reconnaissance. Elle est à sa place. Son avenir est assuré. Tout a été pensé, préparé, agencé : le scénario de sa vie est prêt à être joué. Elle s’avance, sûre d’elle, charismatique, cherchant des yeux le professeur qu’elle adule, puis sa famille. Elle ne distingue ni le visage de l’un, ni ceux des autres. Au moment où elle ouvre la bouche, saisie par un plaisir bien connu, quelqu’un s’effondre au fond de la salle. Des cris, puis des hurlements retentissent. Elle reste pétrifiée là sur l’estrade, privée de volonté. Son regard ne fait qu’effleurer les motifs bien connus d’une chemise à carreaux. Aucune pensée n’a le temps d’être formulée. Un bruit terrible retentit, une secousse semble presque retourner le bâtiment, comme si on voulait faire tomber de la neige dans ce décor. La première bombe vient de finir sa course à plusieurs mètres de l’université. Ce n’est que le début.
***
Elle tente de retirer la saleté incrustée sur ses mains. Parfois, elle a tout en horreur : la puanteur aussi bien que l’odeur du détergent, le « trône » d’inconnus qu’il faut frotter en continu. La pendule du salon, relique familiale en or, retentit. Il est déjà midi. Trimer encore trimer. Se hâter pour collecter la poussière, laver la vaisselle empêtrée dans les restes du repas de la veille, décoller les cheveux fossilisés par le shampoing de la baignoire… Mais elle ne doit pas se plaindre. Elle bénéficie d’un statut spécial qui lui permet de gagner de quoi subvenir à ses besoins, d’autres n’ont pas cette chance et sont contraints de frotter des choses bien plus sordides pour espérer survivre.
Elle vérifie que le miroir ne comporte aucune trace et efface ces dernières empreintes. Elle remarque que ses cheveux luttent pour conserver leur teinte naturelle. Peine perdue. Elle quitte la maison et laisse la propreté derrière elle. À peine quelque pas et un nouveau contrôle. Elle a déjà perdu le compte du nombre de fois où on lui demande ses papiers. Le langage d’ici est encore difficilement déchiffrable pour elle, mais ces termes elle les connaît. Elle tend son permis, on la regarde de travers. Elle fait partie des personnes qui ont fui, qui viennent occuper le territoire et peut-être retirer le pain de la bouche des locaux.
Quinze ans, cela fait quinze ans que la première bombe a éclaté se souvient-elle en voyant des affiches dans la rue. Personne n’avait rien vu venir. Comment aurait-on pu ? Le pays guerrier n’éveillait aucune curiosité, si ce n’est en fin d’année pour alléger son portemonnaie. Comment imaginer qu’il déciderait de s’emparer de la réserve des banques, de son pays, portant atteinte à l’Europe tout entière, chamboulant complètement l’échiquier des pouvoirs mondiaux. L’attaque fut perpétrée en un éclair. Il faut dire que l’armée de son pays n’était pas vraiment préparée à une telle offensive. Leur sort était scellé : la mort ou la fuite. Apatrides, ils sont devenus. Eux qui vénéraient leur montagne n’ont plus que les sommets bien moins hauts des tentes qui les abritent dans un pays qui n’est pas le leur.
Heureusement que son travail qui le fatigue tant la maintient dans une sorte d’état léthargique. Ne pas réfléchir, avancer, gagner de quoi acheter de la nourriture. C’est fou ce que les priorités se restreignent dans ce genre de situation. Elle atteint l’habitation suivante et un autre contrôle. Il ne faudrait pas que n’importe qui viennent traîner son âme désœuvrée dans les derniers antres recelant de richesses insolentes.
Fin de la journée. Éreintée, elle doit encore repasser à pied la ligne de démarcation avant d’arriver dans son abri. Et acheter à manger. L’être humain n’est décidément pas loin des animaux se dit-elle. Pourvu de cet incorrigible instinct de survie. Elle emprunte une ruelle qui la conduit vers un étalage lugubre. L’homme lui tend un maigre sac de riz contre le labeur de sa journée. Il lui tend également… des fraises ? Elle rit à gorge déployée devant cet aliment incongru. Elle ne se souvenait plus de l’existence de ces fruits. Elle sacrifie deux maigres pièces. Après tout cela fait quinze ans…
Elle pénètre enfin dans le camp, baisse les yeux face aux autres, qui comme elle, ne sont plus désignés par un prénom mais un statut. Nouvelle identité. Elle s’enfile parmi des abris de bâches en plastique et de bois, dépasse le panneau d’une organisation d’entraide internationale, cela fait d’ailleurs longtemps qu’on ne voit plus le symbole de la croix rouge, et atteint enfin ce qu’elle ne peut appeler sa maison. À l’intérieur, elle discerne la bouche pour laquelle elle lutte encore. Les yeux secs d’avoir trop pleuré de solitude s’éclairent de curiosité à la vue des fruits. Quel plaisir indécent dans ce terrible univers lorsque l’enfance annihile la réalité et laisse place au plaisir simple de cette marmelade rouge qui glisse dans la gorge et dont les graines se coincent entre les dents.
***
Elle peine à bouger. Elle est douleur tout entière. Elle n’aurait jamais dû s’embarquer dans ce voyage qui la laisse moulue et dont la destination risque d’assassiner les espoirs les plus improbables qu’elle nourrit. Elle masse ses muscles endoloris, tente de réactiver la circulation du liquide vitale dans ses veines. Elle sait que ce voyage c’est la mort assurée. Elle sait déjà qu’elle chemine vers l’au-delà, mais ce n’est rien de plus que ce qui l’attendait de toute manière dans l’unique pièce de cet abri qu’elle a quitté définitivement. Il fallait qu’elle essaie, revoir ces paysages qu’elle garde en elle une dernière fois, sa vie passée. Un rêve de petite fille venu l’ébranler à un âge où elle ne l’est plus, un rêve pire qu’une drogue dont les images péremptoires l’habitent constamment. Un rêve qui exigeait de s’incarner dans la réalité.
Elle dort là où elle peut. Cachées parmi les buissons. Elle essaie de marcher pendant de longues heures la nuit, alors que les soldats et les contrôles sont moins fréquents et qu’il est plus facile de se fondre dans l’obscurité. Ses muscules ne répondent plus comme ils le devraient et la contraignent à marcher lentement et à s’interrompre souvent. C’est encore plus risqué. Tout ce qu’elle veut c’est atteindre la frontière, poser un pied sur le sol qui lui appartenait, ce sol bénit qui lui promettait une vie de possibles infinis. À la rencontre de ses racines pour qu’elle puisse enfin ce souvenir qu’elle n’est pas uniquement un statut mais une personne réelle avec un passé qu’elle n’a pas fantasmé.
Elle prend la bouteille d’eau, laisse le liquide imprégné sa bouche avant de l’avaler. Puis, elle entend les cloches d’une église du village d’à côté que le vent porte jusqu’à elle. Il est trois heures de l’après-midi. Elle va rester cachée dans ce bosquet encore un moment avant de se remettre en route. Depuis quelque temps, il fait nuit très tôt, elle pourra continuer son chemin. La fatigue infinie. Elle se demande si elle a déjà été si fatiguée. Le pire se dit-elle c’est qu’elle était plus en forme lorsqu’elle devait laver, frotter, nettoyer sans cesse. Le temps la rattrape, déforme son corps irrémédiablement. Elle ne reconnaît déjà plus son visage, noyé dans un flot de rides et encadré par des cheveux complètement enfarinés.
Alors qu’elle reprend enfin la route, elle n’en croit pas ses yeux. La frontière est à quelque pas d’elle. Quelque pas. Ils peuvent l’achever maintenant, elle vient enfin de retrouver tout ce qui lui restait de possessions. Ces souvenirs vont devenir matériels, elle pourra recouvrir ses pieds déformés et exténués de brins d’herbe. Elle est de retour au début, où tout était encore possible. Chez elle. Où elle a un prénom. Que la mort vienne la prendre, elle a vu ce qu’elle avait à voir et est où elle aurait toujours dû être.
Alors que la vieille femme s’agite sur le lit, sa fille lui prend doucement la main. Tendresse. Cela fait déjà un mois qu’elle est inconsciente et alterne entre phases d’agitation et phase de sommeil profond. Patiemment, la jeune femme lui glisse un peu d’eau à l’aide d’une cuillère à café dans la bouche. Parfois, la dormeuse remue les jambes comme si elle cherchait à marcher. La garde-malade est pleine d’espoir, elle chérit au fond d’elle-même la bonne nouvelle qu’on lui a annoncée ce matin. Elle pense que son message sera de taille à réveiller sa mère, à la ramener à la vie. Elle se penche et lui glisse à l’oreille que la guerre est finie, qu’elle peut retourner dans son pays.
Il lui semble discerner un sourire sur ce visage tatoué par la souffrance. Le corps remue doucement, puis un grand souffle secoue la poitrine, s’échappe des lèvres entrouvertes et s’éteint paisiblement entre les murs de bâches de l’abri. Quelque part, une horloge égrène six coups.
Carte : La Roue de Fortune
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