Créé le: 28.03.2023
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Gueule de loup

Fiction, Nouvelle noire

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© 2023-2024 Pauline Z

© 2023-2024 Pauline Z

Germain, le fils des voisins, se transforme, le temps d'une nouvelle courte et noire, en maître-chanteur. Monsieur Chauvin, professeur et père de famille, raconte comment Germain l'entraîne dans un manoir nommé "Gueule de loup" pour arriver à ses fins...
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Ce petit con de Germain, le fils des voisins, m’a téléphoné hier soir. Il crânait à l’autre bout du fil sous prétexte qu’il en savait plus que moi sur ma vie privée.

— C’est du lourd, Monsieur Chauvin, une histoire qui vous concerne directement, mais faut vraiment que je vous en parle en face, a osé me dire le morveux. Et si on se retrouvait demain matin sur les coups de sept heures ? Disons au lieu-dit Gueule de loup. Vous savez, dans l’ancien manoir du même nom…

— Qu’est-ce que c’est que ces salades ? En voilà des façons !

— Vous ne le regretterez pas, Monsieur Chauvin. J’espère même que vous m’en serez reconnaissant.

Soufflé par l’audace du gamin, dont je sais pourtant qu’il lui arrive de jouer avec le feu, je repousse sa proposition en grognant.

— Je n’ai rien à me reprocher, morveux. Il n’est pas question de céder à ton petit manège. N’aggrave pas ton cas ou je te dénonce à la police.

— Je viens de vous envoyer en pièce jointe une photo. Ouvrez-la, Monsieur Chauvin.

 

Une alerte sonore a accompagné la réception de l’objet en question sur lequel j’ai cliqué. La vision brutale et inattendue de ma femme embrassant dans la rue et à pleine bouche Paul Caron, le père de Germain m’a estomaqué, elle m’a dégoûté et blessé dans mon amour-propre. En même temps, elle soulevait un certain nombre de questions. Qui était l’auteur de la photo ? Depuis quand ma femme fréquentait-elle ce bonhomme insipide ? Étais-je le seul à ignorer cette relation ? Et Germain, que pouvait-il m’apprendre de plus ?

 

— Sept heures du matin. Au pied du manoir Gueule de loup, Monsieur Chauvin, a répété le gamin.

Poussé par la curiosité aussi bien que par l’incompréhension, j’ai grommelé au téléphone je ne sais plus quels mots en guise d’acquiescement.

 

Ce rigolo est parvenu à me déstabiliser à tel point que je n’en ai pas dormi de la nuit. Soit il dit la vérité en attendant de moi une contrepartie soit il bluffe. Dans tous les cas, et puisque je connais plutôt bien ses antécédents, je décide de m’en méfier et de me tenir sur mes gardes. Un jour sur deux, comme j’ai la charge du ramassage scolaire dans le quartier, j’embarque dans ma voiture, outre mon propre gamin, les enfants des voisins, dont Germain et sa sœur Marion que je conduis jusqu’aux portes du lycée. J’enseigne les mathématiques dans le bahut et Germain, qui fait partie des élèves de terminale, est loin d’être le premier de la classe.

 

Ses absences répétées et injustifiées lui valent une collection d’heures de colle auxquelles s’ajoutent plusieurs avertissements dont il n’a que faire. La plupart de mes collègues redoutent ses rares moments de présence en cours. Une raillerie, un mot de lui, n’importe lequel, suffit à soulever la classe entière qui se rallie aussitôt à sa cause. Si mon fils Charles est un élève sérieux qui obtiendra facilement son bac scientifique au mois de juin, si ses centres d’intérêt que sont la lecture et la musique, passions qu’il assouvit en solitaire dans sa chambre, me rassurent, je ne peux pas en dire autant du comportement de Germain. Sa mère en plein désarroi m’a confié ses déboires lors d’une réunion avec les parents d’élèves. Son gamin habitué à découcher et à sécher les cours sans prévenir, a été arrêté en novembre dernier. Une perquisition musclée a permis de mettre la main sur quatre grammes de cannabis, un sachet d’ecstasy et des champignons hallucinogènes.

 

Passé en comparution immédiate devant un tribunal pour enfants, le gamin qui a écopé de trois mois avec sursis accumule les mauvaises fréquentations. Il traîne, il est de toutes les fêtes. La mère de Germain a ajouté que son époux ne l’aidait pas beaucoup à arranger la situation. Il faut que jeunesse se passe, et qui n’a commis de conneries à son âge ? Mieux vaut qu’il expérimente plus tôt que tard. L’envie lui passera en vieillissant, dit le père pour défendre son fils. Dois-je prendre l’appel de Germain au sérieux ? Cette photo et les manières de voyou de mon élève m’intriguent. Je dois savoir.

 

Dans le manoir désaffecté et à ciel ouvert, situé aux abords de la ville, après l’ancien cimetière, près d’une zone industrielle, je l’attends en déambulant entre les cloisons envahies de graffitis colorés et de personnages grandeur nature, comme des héros de bandes dessinées, jaillis des fresques murales. Il est sept heures du matin et le frimas saisissant redouble d’intensité. Ce petit con est en retard. J’en profite pour inspecter les lieux qui attirent aux beaux jours une faune de désœuvrés, venus des immeubles voisins. Les jeunes s’y réunissent pour écouter de la musique et boire de la bière forte dans des canettes qui jonchent le sol, parmi les emballages en plastique, les débris de verre et les mégots de cigarette. Mais la rigueur de l’hiver, les bourrasques et une pluie diluvienne ont chassé les plus téméraires. Je marche sur le tapis de feuilles et de branchage qui recouvre le parquet maculé de boue du manoir, jusqu’à découvrir un escalier menant aux caves. J’en descends les marches et pénètre dans les entrailles obscures de la bâtisse auxquelles l’œil ne s’habitue pas.

 

Ma lampe de poche illumine le couloir, un lugubre corridor tapissé de terre et d’humus noir sur lequel poussent d’étranges champignons poilus, auréolés d’anneaux roux, fluorescents. Il dessert des portes, des dizaines de portes blanches à la peinture écaillée et aux huisseries rouillées. Les jambes flageolantes, la gorge sèche, je peine à déglutir, enroule autour d’une poignée grinçante mon veston et appuie sur celle-ci. Les lourds ventaux s’ouvre en résistant sur un trou noir de suie. Une sensation désagréablement vertigineuse me pousse à reculer, à refermer les battants d’un claquement sec, ma veste dépliée entre mes doigts gourds éparpillant sur le sol tourbeux la rouille qui s’effrite en éclats rougeoyants.

 

Remonté au rez-de-chaussée, j’observe par la fenêtre une voiture s’avancer puis s’arrêter au milieu de la cour. Germain qui sort du véhicule, claque la portière, côté passager, tandis que le chauffeur dont je distingue à peine la tête reste planqué dans l’habitacle. La silhouette élancée et fine du gamin s’approche nonchalamment du perron. Adossé à une première cloison qui fait face à l’entrée privée de porte, je me tiens prêt à parer à toute agression. Le revolver qui appartenait à mon père, dont je tâte la crosse, me rassure. En contre-jour et dans l’encadrement de la porte, se détachent les contours d’un corps athlétique aux épaules tombantes mais aux poignes fortes. Les longues jambes légèrement arquées de Germain, les rangers qui montent à mi-mollet avancent vers moi puis s’immobilisent à nouveau. Je distingue maintenant nettement son visage aux traits pubères, le duvet qui recouvre son menton, sa lèvre inférieure auréolée d’un piercing. Il me demande en arborant un sourire narquois et provocateur :

— Vous devinez ce qui nous amène jusque-là, Monsieur Chauvin ?

Sa morgue et sa suffisance m’époustouflent.

— Allez, gamin. Vas-y, accouche.

 

Il marque un instant de silence tout en me fixant de ses prunelles vertes, comme s’il guettait une réaction, un mot de moi encore, avant de se lancer :

— C’est votre femme, votre épouse, quoi… Elle fréquente mon père. Enfin, il couche avec elle. La seule fois où elle nous a rendu visite, où elle a mis les pieds sous notre toit, j’ai compris quel type de relation elle rêvait de nouer avec lui. Vous n’étiez pas là, Monsieur Chauvin, et, quand elle est entrée chez nous, à l’heure de l’apéritif, tout habillée de noir, comme une poule de luxe, avec ses cuissardes en cuir aux lacets entrecroisés, avec son décolleté outrancier, j’ai eu honte pour ma mère. Je crois bien que j’en ai rougi jusqu’à la racine des cheveux, en regardant mon père se courber devant elle, tandis que ma mère, qui n’avait pas entendu sonner, préparait le repas. Il l’a accueillie dans notre salon, il y a mis tellement de précautions et de manières que j’en ai vomi d’écœurement. Puis Il lui a servi un verre de whisky. Elle croisait et décroisait pour lui plaire ses jambes gainées de cuir, quand ma mère est entrée dans la pièce, un tablier à pois orange autour de la taille. Sa surprise a rapidement laissé place au malaise puis à la jalousie. Ma mère réalise qu’elle n’a pas les moyens de rivaliser avec une pute de cet acabit, elle observe mon père d’ordinaire si rude, si dur au mal, se comporter comme un toutou devant votre femme, monsieur Chauvin. Et puis, il y a tous ces coups de fil que mon père reçoit d’elle, quand ma mère est au travail. Il y a ces rendez-vous avec elle, qui le poussent à quitter la maison durant des heures. Et vous, monsieur Chauvin, où êtes-vous pendant ce temps ? Ça ne vous dérange pas d’être cocu ?

 

Je ne sais pas si je dois rire ou pleurer. Tout ce cinéma pour me dire que Mathilde me trompe !

— Mais pourquoi tu me racontes ça ?

Décontenancé par ma question, le morveux hésite, avant de dire :

— C’est votre vie, après tout. J’ai pensé que vous pourriez vous montrer généreux. À mon âge, on a des besoins…

Il n’est pas question de payer ce petit con que je soupçonne de raconter des bobards.

— Il me faudrait une preuve plus convaincante que cette simple photo, mon garçon… Et de toute façon, je n’ai rien dans les poches.

— J’aurai la pièce à conviction, assène-t-il. Venez demain matin, à sept heures, ici même.

 

À ma grande surprise, Mathilde a dressé la table à l’aide d’une nappe blanche, saupoudrée de paillettes, sur laquelle reposent deux bougeoirs. Notre fils Charles passe la nuit chez un camarade de lycée, et, assise en face à moi, elle porte la robe noire et échancrée qu’elle revêt pour les grandes occasions. Intrigué par son attitude qui rompt avec les soirées télé où chacun s’endort dans son canapé, je la soupçonne d’avoir quelque chose à m’annoncer. Il est bien possible qu’elle me parle de sa relation avec Paul, le père de Germain. Et que pourrais-je lui répondre, sinon que je l’aime et qu’il n’est pas question qu’elle me quitte pour ce beauf. Au moment où son pied nu caresse mon pantalon de feutre, se pose sur ma cuisse et palpe mon sexe, je lui demande ce qui me vaut tant d’égards, en l’arrêtant dans son élan.

— Mais c’est notre anniversaire de mariage, aujourd’hui !

 

Après avoir dansé en la tenant contre moi, d’autant plus fort que je venais de douter d’elle, je la regarde s’assoupir comme si j’allais la perdre. Ses longs cheveux éparpillés sur la taie d’oreiller, ses traits détendus et ce léger sourire qui flotte sur son visage m’attendrissent plus que de raison. Je ne suis pas prêt à l’abandonner à un autre, surtout pas au père de Germain, pauvre représentant de commerce, préposé à la vente des extincteurs. Je ne vois pas en quoi un père de famille pantouflard comme lui peut plaire. Ce qu’il faut à ma femme, c’est du dépaysement, un séjour aux Baléares, des vacances à Capri, loin de ce lotissement fadasse où tout le monde se ressemble. Tandis qu’elle dort dans la chambre, je ne peux m’empêcher de fouiller dans ses affaires, dans son sac à main, dans les poches de son manteau, dans son nécessaire de toilettes duquel je tire quelques préservatifs. J’inspecte son répertoire téléphonique et remarque, parmi les derniers appels reçus, le numéro de Paul Caron, que je compose immédiatement. Il est trois heures du matin, quand le père de Germain répond en se défendant :

« Jamais il ne s’est passé quoi que ce soit. Mathilde est devenue une amie. Et si je l’ai appelée ce soir, c’était pour parler de Germain. Il a encore fugué. J’ai pensé que Mathilde pouvait l’avoir vu, que peut-être il était venu se réfugier chez vous… »

 

Je raccroche, persuadé que son fils traîne avec les loubards du quartier et que l’amitié entre une femme et un homme n’existe pas. Que chacun mène sa vie, y compris sa double vie en transgressant la règle sociale, ne me gêne pas autant que la langue bien pendue de Germain, capable de semer la zizanie à l’école comme dans le quartier. A quoi bon déterrer les sujets qui fâchent ? À sept heures, quand le garnement se pointera dans le manoir, je récupérerai la pièce à conviction en monnayant son silence.

 

Une nappe blanche et opaque se mêle à l’obscurité et recouvre les véhicules garés sur la place. À six heures quarante-cinq, je démarre ma vieille Toyota qui crachote puis roule prudemment sur le périphérique noyé dans le brouillard avant d’emprunter le chemin de terre cabossé et bordé de ronces qui mène dans la cour du manoir. J’attends dans la voiture dont les phares sont braqués sur la façade insolite de la bâtisse. Peinturlurée des couleurs de l’arc-en-ciel, elle se dresse dans la nuit noire, en fendant l’épaisse couche de brume. Sept heures trois minutes. Quelques croassements s’élèvent par-dessus le chant bruyant et entêté des grenouilles. Le froid humide qui pénètre dans la voiture dont les vitres s’imprègnent de buée me décide à sortir pour me dégourdir les jambes. Ma lampe de poche me guide jusqu’à l’entrée du manoir. À mesure que j’avance dans le couloir, son faisceau de lumière balaye les murs tagués de scènes étranges dont les personnages issus de mondes parallèles semblent sortir du cadre pour me prendre à la gorge. Je braque la lampe sur les pièces qui desservent le couloir quand, tout à coup, je découvre une masse inerte dont je m’approche pour mieux en distinguer la nature.

 

C’est un corps qui gît au sol face contre terre et qui baigne dans son sang. Je retourne du pied le cadavre que je reconnais à ses vêtements et à ses chaussures. Germain est mort éventré. Ses viscères sanguinolents me donnent des haut-le-cœur. Je manque de tourner de l’œil, mais une main se pose sur mon épaule. Mon fils, qui tient à bout de bras un couteau en céramique ensanglanté, m’avoue d’une voix chevrotante :

— Il était chez mon copain Léo, il a fait intrusion au milieu de la nuit pour insulter ma mère et la traiter de catin. Il n’arrêtait pas de répéter : « elle passe son temps à allumer les hommes mariés du quartier, à commencer par mon père ». Je me suis emporté et Germain a voulu régler notre différent ici. J’avais dans mes poches ce couteau de cuisine. Je m’étais promis de ne pas y toucher. Seulement, quand il m’a montré la vidéo de maman avec ce porc, je ne sais pas ce qui m’a pris… Regarde, me dit-il en me tendant un téléphone.

 

Je détourne mes yeux de l’écran. Voir ma femme s’ébattre avec Paul Caron, voir sa nudité et ses tortillements me révulse, voir ses fesses se balancer, ses seins tressauter sous les assauts de ce gros beauf m’écœure. Pris d’une colère noire, j’emballe le macchabée dans une bâche en plastique et exhorte mon fils à le soulever pour le porter jusque dans les caves. En engloutissant la dépouille qui choit comme un poids mort dans le trou noir que referme l’une d’entre elles, je me dis que nous repoussons ainsi de quelques semaines la découverte du cadavre. Qui pourrait s’intéresser aux caves lugubres et inhospitalières de Gueule de loup ? La disparition de Germain donnera lieu à de multiples interrogations. Elle propagera la rumeur d’un règlement de compte entre voyous ou d’un traquenard dans lequel serait tombé le gamin. Mais la vie reprendra son cours.

 

La disparition de Germain crée l’émoi dans le village. Nous sommes interrogés comme tous les habitants du lotissement. Ses camarades de classe, les petites frappes du quartier sont auditionnées les uns après les autres sans succès. J’insiste auprès de Charles sur l’attitude à tenir devant les flics. Il ne faut pas céder au martèlement de leurs questions, ne rien laisser paraître, ne pas parler, sinon dire qu’il connaissait Germain tout en ne le fréquentant que de loin. Il n’en sait pas plus, il ne sait rien qui puisse expliquer sa disparition. Je refuse de voir la vie de Charles, un adolescent discret, effacé, mais talentueux, brisée à cause d’une provocation de trop, à cause de ce geste fatal commis dans un état second en toute irresponsabilité. Mon fils n’ira pas en prison, je l’aiderai à saisir sa seconde chance. Gueule de loup et ses abîmes insondables, Gueule de loup sera le secret qui nous liera à jamais.

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