Créé le: 27.09.2019
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Gaspard
On le confond souvent avec Melchior, mais peu importe, une fois sorti de la boîte, la vie de famille reprend.
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La mère revient, le carton rouge dans les mains. Entre les doigts, et méthodiquement, elle remballe la crèche.
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Bonjour, comment allez-vous aujourd’hui ? Ils regardent tous comme dans le vide en face d’eux-mêmes. Et répondent, comme par habitude, Bien et vous ? le regard peint. Bien et vous ?
La chaleur de l’âtre, les biscuits au gingembre sur la commode. Ça fait du bien de sortir du carton. Les effluves de morue et de chou de la veille se dissipent gentiment. Le petit Tiago et la petite Joana sont tout impatience – des paquets multicolores sous le sapin. Ils sont vite déballés, car c’est Noël. Vroum vroum fait l’un, la poupée joue au bébé avec l’autre. Bonjour les enfants, mais les enfants sont déjà couchés. Les parents s’embrassent. On éteint.
Bonne nuit.
Bonjour, comment allez-vous aujourd’hui ? Le sapin n’est pas très beau, mais puisqu’il fait rêver… Et puis, ce n’est pas vraiment une tradition locale. Bien et vous ? Jésus ne parle pas encore, dans son berceau. Ce sont les rois qui s’expriment, les Rois mages. On allume les bougies sur les branches. On débarrasse le papier déchiré qui traîne de la veille. On joue sur le tapis ou on s’affaire. Le carrelage marbré est toujours froid. Tiago a couru une fois autour de la table, faisant l’avion avec sa voiture. Le père éteint la lumière.
Bonne nuit.
Bonjour, c’est Melchior qui s’exprime cette fois. Il neige dehors et c’est rare. Bien et vous ? On entend la radio dans l’autre pièce, accompagnée de bruits d’assiettes. Tiago tire sur les cheveux bouclés de la poupée, et sa petite sœur pleure.
Il y a un chat dans la pièce, c’est une surprise. On ne l’avait pas remarqué. Quelques aiguilles, sèches, se prennent dans les minons, au pied du sapin. Marie prend la pose, aimante, derrière son Jésus. Il neige s’exclame Balthazar, pendant que la lumière s’éteint.
Bonne nuit.
Il neige encore ce matin. Bonjour, comment allez-vous aujourd’hui ? Il y a le bœuf, l’âne. Il y a Joseph aussi, qu’on n’a pas oublié. La table est joliment décorée et les chaises bien comptées. On reçoit. Les cousins de Joana et Tiago sont aussi invités. Ça chante et ça fait du bien. Toutes les figurines regardent droit devant, un peu dans le vide, sauf Jésus, qui regarde le plafond. Bonne Année ! et encore Bonne Année ! avec des embrassades. Merci pour l’invitation disent ensemble tata et tonton, le frère de la maman de Joana et Tiago. Ils disent merci, car les cloches ont sonné et qu’on s’est embrassé. Sur le visage de Melchior, vous auriez pu observer un sourire. Il a fait jour tard. Le berger a répété Bonne année, mais comme il fait nuit, on ne l’a pas entendu.
Bonne nuit.
Ces choses se sentent. Ce n’est ni par hasard, ni Melchior, c’est toute la crèche qui a frémi. Personne n’a bronché ou demandé. On savait. Oui, je repars demain, répond le père. Si le sapin commence sérieusement à perdre ses aiguilles, c’est une chanson connue, du fado, qu’on entend à la radio en ce moment. Elle accompagne la vaisselle, là-bas. Le papa embrasse Joana. Il lui dit Je t’aime. Tiago s’accroche à la jambe de sa sœur, il voudrait aussi être porté. Un regard attendri du côté paternel, quelque chose d’un peu triste aussi. Je reviendrai pour les vacances d’été. C’est promis. C’est ce que le père dit à ses enfants. Il part loin et longtemps, pour le travail. C’est pourquoi il ferme la porte derrière lui, que sa femme se démène en cuisine et que Tiago l’a trouvé beau.
On mange à présent et il y a de la buée sur la vitre. Et puis, ça devient calme. Il ne reste plus que des aiguilles mortes, quelques branches cassées et de la poussière, sur les catelles. Les catelles ne sont pas en marbre véritable, le saviez-vous ? Une question de goût pour un style tout à fait adéquat. Comme la fenêtre est ouverte, on voudrait frissonner. La mère passe l’aspirateur. Elle le range et s’approche, les mains sèches. Ils la regardent. Le froissement du papier et la crèche dans le carton. Voilà, c’est terminé pour cette année.
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Bonjour, comment allez-vous aujourd’hui ? Ils regardent tous comme dans le vide en face d’eux-mêmes. Ils sont contents, ça se voit, après tous ces mois confinés. Tiago demande C’est qui lui ? Balthazar, répond la mère. Et lui ? Melchior ? Ils répondent, comme d’habitude, Bien et vous ? Gaspard s’offusque, d’avoir été confondu avec Melchior ! Comme il a grandi, Tiago ! Et Joana ! Les enfants sont couchés ; le papa revient. Regardez ! il installe les cadeaux sous le sapin. Un joli sapin de Noël en plastique, cette fois-ci. Joli choix. Balthazar s’en félicite : Finies les aiguilles sur le sol ! La mère embrasse son homme, les yeux brillants. Elle porte un pyjama en laine.
Bonne nuit.
Ça sent bon la cuisine, du cochon de lait bien à propos. Jésus regarde au plafond. Bonjour, comment allez-vous aujourd’hui ? Le chat dort sous la commode, celle qui se trouve sous le Crucifix, à côté du tourne-disque. Des chansons de Noël. Les enfants ne tiennent plus en place et Tiago s’est mis à pleurer. Il reçoit une voiture mécanique, à ressort, en tôle bleue. A présent, il rigole. Bonjour Tiago. Joana a ouvert son cadeau en cachette. Bonjour Joana.
Les enfants dorment. Joseph et Marie ont passé une bonne journée. Les guirlandes étaient multicolores et la fenêtre donnait la vue sur une lune pleine.
Bonne nuit.
Bonjour, comment allez-vous aujourd’hui ? A droite du Crucifix, il y a un coucher de soleil magnifique, une impression sur toile véritable dans un cadre doré. On le remarque tout de suite, parce qu’il y a un fil d’araignée tendu entre celui-ci et celui-là. Le tourne-disque passe l’ancienne version de Branca De Neve, adaptée par João de Barro, 1945. Le chat sur le canapé, les enfants sont calmes. Concentrés, ils attendent le signal pour tourner la page. Bien et vous ? Il ne neige pas, mais dans la pièce d’à côté, on sent la tension. Les Rois mages voudraient se détourner ; ils se concentrent sur le berceau. C’est rassurant de savoir que Jésus y est né, hier. Mais c’est tendu dans la pièce d’à côté : Il s’agit du père, qu’il trouve un travail ici, au village. Lui ne répond rien, il parle de la maison, des dettes, n’en démord pas. Ça la rend triste de le voir s’enfermer. Il promet qu’il aura une situation là-bas. Elle pense illusions. Qu’il les fera venir, qu’ils vivront ensemble. Le vinyle saute et se met en boucle. Joana va aux toilettes toute seule. Quand il fera nuit, les enfants seront couchés. Le papa regrettera ce qu’il a fait. Il finira son paquet de cigarette, sur le canapé, et s’endormira.
Bonne nuit.
Personne ne dit Bonjour aujourd’hui. Ça sent la cigarette. La maman ouvre grand la fenêtre, ce qu’il fait froid ! Des minons se promènent sur le dallage, font des cercles. Il n’y a pas d’aiguilles. L’âne regarde droit devant lui-même, comme d’habitude, et comme le bœuf. Tout inquiet. Tiago remonte sa voiture à ressort. Il fait Vroum vroum avec la bouche. Sur la voiture, il y a mis Melchior. Melchior est fier. Joana habille sa nouvelle poupée. Elle veut échanger. Ils sont appelés A table !
Le père n’a pas parlé aujourd’hui, il s’est limité au strict minimum. Tout comme la mère, qui respecte le rythme. Papa, je pourrai venir à Neuchâtel avec toi ? Papa est pris de court. C’est la mère qui répond : Oui, chéri, nous partirons bientôt rejoindre papa. Balthazar n’a pas vu la scène – tout se passant dans la cuisine, mais il a su que le papa sentait le remord. C’était trop tard pour le dire à ses camarades, la nuit était tombée abruptement.
Bonne nuit.
Bonjour, dit Melchior, qui n’a pas fermé l’œil de la nuit, comment allez-vous aujourd’hui ? Tout le monde dort encore. Sauf les enfants, bien entendu. Tiago joue sous la table, il a besoin de faire pipi. Joana a pris les ciseaux et coupe les cheveux de sa poupée. Vous avez entendu ? dit-il à ses compagnons. Le papa est en pyjamas quand il allume la radio. Jésus demande à son père ce qui se passe. Quand la mère descend, les enfants sont partis se promener avec papa. Elle fait la poussière et les toiles. Elle regarde le sapin d’un sourire complice. Entendu quoi ? répond Joseph, qui regarde comme dans le vide, en face de lui-même. Une bougie fume et par terre, pas d’aiguille. Les enfants s’installent à table. Joana râle parce qu’elle n’aime pas les champignons. On est fatigués et se couche tôt. Papa éteint la lumière parce qu’il fait vraiment nuit maintenant.
Bonne nuit.
Bonjour, – la sonnette retentit – comment allez-vous aujourd’hui ? Bienvenue ! Ce sont les cousins qui courent. Les garçons construisent une cabane sous le sapin. Les grands s’embrassent, surtout la mère avec son frère. Qu’est-ce qui t’est arrivé ? Ils sont sur le seuil. Oh, c’est rien répond la mère, un petit accident. Le père et son visage crispé. Le chat s’échappe par mégarde. Il est passé sous la jupe de la mère et a filé droit sous la voiture garée du voisin. Laisse-le se promener ! il reviendra.
Un repas de fête, on peut le dire. Je suis fier de toi, dit le père à sa femme. Il dit ça et ça lui permet de se sentir un peu pardonné. Ça y est ! On retient son souffle, on compte à rebours. On est tous réunis et on est heureux. Bonne Année ! Bonne Année ! Que 1957 puisse vous réunir ! et des vœux. Allez, on va se coucher les enfants ! Au revoir et merci pour tout. Le père et la mère s’embrassent, pleins d’espoir. Jésus dort déjà, il est tard.
Bonne nuit.
Bonne Année, comment allez-vous aujourd’hui ? Aujourd’hui, c’est l’autre grand jour : Papa repart en Suisse. Mais promis, il va nous dénicher un grand appartement et nous irons tous habiter avec lui. Vous allez vous faire plein de nouveaux amis. Ça se passe dans le salon, entre le canapé où le chat aime dormir et le tourne-disque qui saute. Le père est à genoux, parce qu’il est en train d’embrasser sa fille. Il la trouve grande. Il porte une chemise bleue, c’est assez élégant. C’est aussi l’image qu’il transmet à sa famille – Bien et vous ? et à la crèche qui regarde la scène tout comme on regarde le vide devant soi. Emus. Je reviens cet été, nous ferons de belles vacances. Il est parti. Les enfants ont été très calmes. L’épouse a pleuré un petit moment, seule, dans la cuisine. C’était juste avant que Tiago ne dise, depuis sa chambre, Maman, j’arrive pas à dormir.
Bonne nuit.
Il ne neige pas, il pleut. C’est calme. On aurait dit qu’il allait se passer quelque chose. Tiago, viens ici ! Tiago sort du salon et rejoint sa mère. Tiago, tu dois tirer la chasse d’eau quand tu vas aux toilettes ! Melchior n’est pas plus curieux que ça, que ses amis. Il écoute l’eau qui coule et se demande pourquoi personne n’a dit bonjour aujourd’hui. Quand les enfants sont partis avec leur tante, la mère vient avec l’aspirateur. Il y avait des minons, des poils de chat aussi.
Elle démonte le sapin. Jésus, on ne l’entend pas, mais Marie et Joseph l’aiment. Son berceau est très joli. Melchior moins, depuis que la moitié de sa main est cassée. Accident de voiture mécanique. Et puis, la maman revient avec le fameux carton. On ne se souvenait pas qu’il était rouge. Elle emballe méthodiquement chaque personnage. Du papier chiffonné. D’abord les Rois, enfin l’âne. Le couvercle qui se ferme. C’est la nuit.
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Bonjour, comment allez-vous aujourd’hui ? Melchior est en pleine forme. Ça fait du bien l’air libre. Il y a le père, la mère, les enfants. Les enfants, comme ils ont grandi ! On s’émerveille et c’est ça la magie ! Jésus regarde au plafond et il remarque une fissure. L’âne salue le bœuf et le berger prend une grande bouffée d’air frais. Le sourire sur toutes les lèvres. Toutes, sauf du chat, qui n’est par revenu. Pourquoi il n’y a pas de cadeau sous le sapin ? demande Tiago. C’est pourtant le même que l’année passée, en plastique. A peine délavé, peut-être, à cause du soleil. Mais qui le remarquerait ? Le père raconte alors le Père Noël aux enfants. Ils sont fascinés, à en croire leurs questions. Ils se couchent et ne râlent même pas. C’est autour de la table du salon que le père et la mère s’installent pour emballer les cadeaux. Ils sont beaux sous le sapin dit la mère. Oui, très beaux ! On s’embrasse sous le regard peint de Balthazar, des autres Rois et de la crèche.
Bonne nuit.
Les enfants sont debout bien avant que la crèche ne se réveille, devant le sapin. Maman maman ! Papa Papa ! Le Père Noël est venu ! Ici aussi on se réveille, donc, en sursaut. Bonjour, comment allez-vous aujourd’hui ? dit-on plus surpris qu’alertes. Des parents somnolents et des enfants dans leurs bras.
On va attendre ce soir, dit le père, on a besoin de café. Bien et vous ? La mère prépare le déjeuner, le père le café. Tiago marche pieds nus. Il sautille sur place tellement il a un besoin pressant. Il se tourne vers la crèche et prend Melchior avec lui. Melchior n’avait jamais vu les toilettes de près. Il regarde droit devant lui-même, comme il sait faire, avec sa main cassée. Le soir, les enfants ne terminent pas leur assiette. Ils veulent le gâteau. Ils veulent les cadeaux. Elle reçoit une poupée, plus grande. Il reçoit une voiture, pas à ressort cette fois-ci. Les enfants sont couchés. La mère et le père semblent sereins. En vérité, ils sont heureux. C’est décidé, dans un mois, ils viendront tous vivre à Neuchâtel. Le mari a trouvé l’appartement de rêve : vue sur le lac. Ils ont invité toute la famille, des amis, pour Nouvel An, pour leur annoncer, pour leur dire adieu. Mais, en attendant, ils s’enlacent sur le canapé. Balthazar aurait rougi, parait-il, pas Jésus, qui est trop jeune. Ils sortent. Le père revient, éteint.
Bonne nuit.
Bonjour, comment allez-vous aujourd’hui ? Bien et vous ? Tiago joue avec sa voiture. Avec Melchior dans sa voiture. Il fait Vroum et s’arrête. Il regarde le sapin ; il regarde Melchior, hésite. Il soupèse Melchior et décide de le remettre dans la crèche. Pour ma nouvelle voiture, il me faut un roi ambidextre. Il prend Gaspard. Les parents entendent Tiago et se regardent, fiers du vocabulaire de leur fils. Cette nuit, Gaspard dormira dans les bras de Tiago, ce qui explique que Melchior n’ait souhaité Bonne nuit à personne. La jalousie.
Bonne nuit.
Bonjour, comment allez-vous aujourd’hui ? Il va sans dire que Melchior a boudé toute la nuit. Bien et vous ? Joseph n’avait même pas remarqué l’absence de Gaspard. A un certain moment de la matinée, toute la famille était prête : le papa et les enfants avec leur veste, la maman avec son tablier. Salut chérie Salut maman ! Bonne promenade mes amours, et ne faites par tard, on a du monde ce soir. Le coucher de soleil était toujours bien accroché au mur, à côté du Crucifix. Malgré son regard tout comme dans le vide, Melchior avait bien remarqué la silhouette de Gaspard dans la main de Tiago. Ce jour-là, on aurait bien cru qu’il le maudissait, Gaspard et ses deux mains intactes ! La mère ne remarque pourtant rien, quand elle ferme la porte. On entend le bruit de la voiture qui part, mais on entend aussi les infos qui passent à la radio, à la cuisine. L’âne soupire ; Marie prend la pose ; Jésus regarde au plafond. La fissure n’a pas bougé.
La fissure est toujours là, à l’identique. Le problème, c’est qu’il n’y a que Jésus qui le sache.
C’est la nuit. La nuit noire. Gaspard ne se souvient pas de tout. Il essaie, pourtant, de se remémorer. Dans une main, Tiago tenait la voiture. Dans l’autre, lui. Lui, tout serré dans la paume de la main de Tiago. On était sur la banquette arrière. Tiago se disputait avec sa sœur. Le père conduisait mais il essayait aussi de calmer ses enfants. Gaspard n’était pas rassuré. Gaspard a entendu un crissement de pneus, sans savoir de quoi il s’agissait. Et puis, Gaspard a regardé dans le vide, parce que Tiago avait relâché son étreinte. Parce que Tiago avait relâché son corps tout entier. Il y a eu un bruit de roue qui tourne dans le vide, pendant un petit moment. Et plus rien. Ni le père ni Joana ni Tiago. Gaspard s’est dit qu’on allait le remballer, comme chaque année, parce que Tiago portait sur son visage la couleur rouge. Des sirènes. Un homme s’est approché de Gaspard.
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Papa papa, c’est qui, lui ? C’est une fille qui demande à son père. Je ne la connais pas. Souvent, il n’y a même personne qui s’intéresse à moi. Il passe des jours entiers, personne. Aujourd’hui, c’est la fille d’un papa. Le papa s’approche de la vitrine et regarde sur l’étiquette. Il cherche un numéro et lit : Melchior, Portugal, pour sa fille qui n’est déjà plus là. Je suis dans une vitrine qui s’allume tous les jours à 9 heures, Bonjour, comment allez-vous aujourd’hui, et qui s’éteint à 18 heures, Bonne nuit. Je n’ai pas de larme pour pleurer. Tiago, Joana, vous me manquez. Je m’appelle Gaspard et je n’ai pas de larme pour pleurer.
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