Créé le: 18.01.2021
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Gagner du temps

Notre société

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© 2021-2024 Joelle Oudard

Un texte libre qui décrit le chemin de croix de la femme pressée et explore, sans état d'âme, les interstices dans lesquels cette bataille sans fin se niche ... James Bond peut aller se rhabiller - sans regarder sa montre.
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Être mère et active professionnellement est le lot de la majorité des femmes aujourd’hui.

Une guerre des nerfs, un parcours piégé, une équation à inconnues multiples dont la résolution passe par un seul chemin : il faut gagner du temps. Gratter des minutes, grapiller des secondes.

Dans cette armoire à 24 heures, il faut, de force, tout faire rentrer.

On n’y arrive jamais vraiment. Lorsque, à 23 heures, on ferme la porte d’un coup sec de l’épaule gauche, il y a toujours une chaussette qui dépasse, 24 courriels que l’on n’a pas pu lire, une tétine qui tombe par terre, une casserole mal lavée, la litière du chat pleine de crottes.

L’armoire pèse lourd dans la tête. On le sait : pour éviter que la porte ne cède sous le poids des choses à faire et que l’on meure emportée sous la pile de linge, le compte-rendu de la dernière séance, les devoirs de l’aînée, le rendez-vous de dentiste mercredi 8 avril à 11heures, le tri des courriels, la déclaration d’impôts, les plantes à arroser, les cochons d’Inde qui réclament leurs carottes, les lectures de fond sur le dossier Droits de l’enfant, le nettoyage à du lave-vaisselle avec un produit spécial, le changement d’arôme de brosse à dents du petit qui maintenant aime la saveur mentholée … il n’y a qu’une seule et unique issue : il faut gagner du temps.

Au fil des années, j’ai observé être devenue une sorte de ceinture noire du gain du temps. Telle une athlète rompue à cet art par une discipline pratiquée 7 jour sur 7 plusieurs heures par jour, aujourd’hui je sais :

–          appeler la porte de l’ascenseur AVANT de fermer la porte de l’appartement à clef ; un gain inestimable de 10 secondes lorsqu’il est 7h47 et qu’une organisation rigide et absurde demande que tous les petits écoliers de Genève soient à 8h tapantes à l’école ;

–          écouter le 19h30, Temps Présent, 36,9 et mes podcasts – il y a belle lurette que je ne regarde ni n’écoute plus aucune émission assise sur quoi que ce soit – en cuisinant, faisant la vaisselle, me douchant…

–          mettre à jour ma « liste des choses à faire » PENDANT la lecture quotidienne des 10 pages d’Harry Potter à mon aînée. Tout cela de pris sur le – petit- temps du soir avant de dormir, consacré à moi-même – enfin ;

–          manger une tartine en plusieurs étapes : tandis que je mâche, j’ai entre 3 et 4 secondes pour mettre du fond de teint, ou les scratches des baskets de mon fils, ou fermer un sac d’école ;

–          se brosser les dents : une main de libre pour, durant une cinquantaine de secondes, ranger la jungle de jouets dans le salon ;

–          en voiture, profiter des feux rouges pour répondre à un sms, passer une commande, vérifier un payement, jusqu’à 30 précieuses minutes – lorsque cela bouchonne – de gagnées ;

–          et, bien entendu, faire plusieurs choses à la fois au travail : répondre au téléphone tout en parcourant des courriels, en mettant à jour une liste, en répondant à un « sms », un « whats’up » ou un « same time » – dernière trouvaille du génie informatique pour nous interrompre d’une manière innovante. Le télétravail est un puissant allié : tandis que chacun, en séance, donne son opinion sur un sujet, faire semblant d’écouter en opinant du chef. On ne vous voit pas. Votre vie souterraine, la vraie, celle de la mine à choses à faire qu’il faut inexorablement creuser, peut poursuivre son cours, hors champ.

J’ai aussi noté une sorte d’orchestration savante des gestes de la cuisine. Je l’ai remarquée chez nombre de consœurs. Maîtrise millénaire des gardiennes du foyer ?  Mettre la casserole « sur le feu » ou l’huile dans la poêle AVANT d’éplucher rapidement les courgettes, faire chauffer le four tandis que l’on surveille la cuisson des pommes de terre en touillant la béchamel, vider le lave-vaisselle pendant que les cornettes s’ébouillantent 8 minutes.

Les plus grandes alliées du gain de temps, ce sont la liste et la méthode. Toute femme le sait, on n’entame pas une journée quadragénaire lambda de manière spontanée. Dès que le réveil sonne, et parfois bien avant, nichées dans les rêves, la liste et la méthode se présentent au cerveau tel le bras droit et le bras gauche de la guerrière du gain de temps. Les gestes du quotidien, surtout ceux du petit matin et de la vie en cuisine, ai-je observé, obéissent à un rituel strict.  Pour que cela fonctionne, il faut de la discipline.

A revers, l’ennemi numéro 1 du gain de temps, c’est l’interruption. La combattante du gain du temps doit, en tout temps, rester concentrée sur son objectif.  Or la vie contemporaine dresse sans cesse des obstacles sur le parcours, parmi lesquels les enfants en bas âge constituent sans aucun doute l’enfer du gain de temps, alors même que le soin de ces mêmes petits double voire triple la charge de travail. Apporter des soins à un nouveau-né, c’est s’épuiser 20 heures par jour à ne « rien faire ».  Alors que les tâches quotidiennes s’accumulent dangereusement, le bébé et son rythme totalement imprévisible imposent leur loi. Au fur et à mesure que le petit enfant gagne en autonomie, la combattante du gain de temps apprendra pas à pas à incorporer à sa discipline quotidienne les innombrables interruptions de sa progéniture. Avec les défaites cuisantes qui durcissent le cuir et font gagner des galons : le départ manqué à la crèche pour cause de vomissements par jets, l’enfant qui se réveille avec 39° de fièvre à l’aube d’une réunion immanquable, etc.

Au deuxième rang, les sonneries, hordes contemporaines qui tentent constamment d’abrutir la guerrière sur son parcours. Les bings, les tintements et autres clochette électroniques des téléphones, ordinateurs, I-Pad et autres compagnons quotidiens qui imitent parfois la sonnerie de l’époque où il trônait en seul interrupteur : le téléphone mural.

Ca sonne à la cuisine aussi. Parfois, tel un point d’orgue inattendu, le micro-onde, la machine à frire sans huile, la bouilloire et le thermo-mix sonnent en même temps la fin des préparations. Il faut alors conserver tout son sang-froid. Et agir selon sa liste, et avec méthode.

Mais je vous laisse, il est 9h22, un long samedi m’attend…

Commentaires (5)

Emeraude
01.09.2021

Bravo Joëlle, j'ai ri aux larmes en me retrouvant dans tant de détails. Le clou est dans l'instant où on presse le bouton de l'ascenseur AVANT de fermer la porte à clé. Ma mère pratiquait déjà ce formidable gain de temps dans les années '60. C'est dire le temps qu'il faut pour sortir de l'auberge. Mais on ne désespère pas!

Joelle Oudard
28.10.2021

Bonjour Emeraude, je trouve enfin le temps de répondre à votre gentil commentaire! L'image de votre maman pressée, que j'imaginais habillée d'un tailleur impeccable à la Jacky Kennedy, appuyant sur le bouton d'un vieil ascenseur m'a accompagnée pendant des semaines ! Nos mères en avaient déjà plein la montre. Bien cordialement. Joëlle

Joelle Oudard
30.01.2021

Ah voilà j'ai trouvé, vous êtes Carole Gévaudan !

Joelle Oudard
30.01.2021

Merci beaucoup pour votre commentaire ! Je suis très touchée car je débute sur webstory et c'est bien agréable d'être lue et commentée. Et vous avez raison : mon texte se voulait en fait drolatique : le personnage est un peu ridicule, avec sa course au temps et sa conviction qu'avec méthode, il va y arriver. Bien entendu on n'y arrive pas, c'est une bataille perdue d'avance. La femme est prise dans un méli-mélo d'injonctions, que faire, à part tourner dans sa roue comme un hamster ? Je suis aussi frappée par l'accélération du temps pour moi en partie due par les sollicitations sans fin qui sont autant de pièges et nous poussent à un zapping perpétuel... un très grand merci et donnez-moi votre pseudo que je puisse vous lire également !

CG

Carole Gévaudan
24.01.2021

Ah cette course au temps... Et la fameuse "charge mentale"... Le lot de tant de femmes des sociétés occidentales actuelles... Bravo pour ce texte rythmé, où la plupart des femmes peuvent se retrouver, avec des descriptions imagées, drôles, percutantes. Et au-delà, pour ma part, mon ressenti personnel à la sortie de cette lecture, de cette description d'une vie modelée par les contraintes sociétales, me laisse un goût de tristesse un peu amère... Peut-on réellement "gagner" du temps ? Peut-on jamais gagner contre lui ? Le considérer comme un ennemi, n'est-ce pas se lancer dans une vaine bataille dont il est impossible de sortir vainqueur puisque, quoi qu'on fasse, malgré les listes et les méthodes, jamais on ne le rattrape, jamais on est plus rapide que lui ? Ne peut-on pas imaginer une société qui nous permette de l'envisager comme un allié ? Une existence où le temps se prend bien plus qu'il ne se gagne ? Ce sont les jours, puis rapidement les années qui passent pendant qu'on se dépêche tant dans ce tourbillon quotidien qu'on en délaisse l'essentiel ou qu'on le désapprend... pendant que ce qu'on remet à plus tard, c'est justement la vraie vie... alors qu'elle passe si vite... Merci beaucoup pour cette photographie pertinente qui amène recul et réflexion !

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