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© 2023-2024 Pauline Z

Ce texte écrit avant-[ .... ne pas spoiler} alterne le point de vue de deux alcooliques, l'une professeur, l'autre barmaid.
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Il arrive parfois qu’une réputation prenne des proportions inattendues. Elle est partie de rien, de godets avalés au café les soirs de grande désespérance. Ces soirs, où, assise sur un tabouret de bar, je noie ma souffrance dans des verres de bière forte ; ces soirs, où les habitants passent en lorgnant à travers la vitre du café et m’aperçoivent, seule, accoudée au comptoir ; ces soirs où je ploie sous les effets de houblon, un peu nauséeuse, pas très droite, à adresser la parole au premier salaud venu, ma réputation vacille, salie par l’opinion immuable du qu’en-dira-t-on. Eh oui, on parle, on dégoise, on propage à petit feu ma vie de bohémienne, bizarre, pas comme les autres. Et pourquoi ne se case-t-elle pas ? Mais parce qu’on n’épouse pas ce genre de femme.

 

***

 

Dimanche soir, soir d’anxiété profonde à ruminer son travail de la journée tissé d’imbroglios et d’approches sournoises qui se cachent sous les airs respectables de son patron (chemise blanche et costard impeccable, sourire Hollywood chewing-gum où foisonnent tout un tas d’arrière-pensées), elle a bu plus que de coutume. Pour oublier. Elle a bu du vin blanc. Beaucoup. Sans pour autant y être habituée – avec des gambas, dans un restaurant, en compagnie d’un homme rencontré le soir-même. Les derniers moments du repas se sont dissous dans les vapeurs d’alcool au point qu’elle en a vomi à la maison.

 

***

 

Je me suis couchée tout habillée en oubliant les gestes déplacés et la dévalorisation systématique auxquels se livrent les habitants. Au réveil, le visage de bellâtre aux traits réguliers, le nez comme le bec d’un faucon, la lèvre inférieure légèrement adipeuse, un peu tombante de mon proviseur, ces visions repoussantes m’ont assaillie en m’ébranlant : ma répugnance s’accompagne d’une troublante soumission envers lui. Toute à mes ruminations, j’ai nettoyé mon trois-quarts à coups d’éponge puis, le lendemain, je l’ai enfilé sans m’apercevoir des traînées de vomi qui le souillaient encore. Je suis partie au travail sans même me regarder dans la glace. Comme d’habitude.

 

***

 

Dans le café, au comptoir, un Français qui s’est radiné lui parle. Elle n’aime pas les touristes, surtout les bourgeois. Alors elle râle contre la société, contre les privilèges des politicards vérolés, contre la vie chère, contre les violences policières et répète à l’envi : «  Ils nous feront trimer jusqu’à ce qu’on canne »,  tout en se demandant bien quelle sera la réaction du Français. Elle a le cran de hurler ce qu’en temps ordinaire elle dit entre amis :

— Ils n’ont peur de rien, même la rue ne les effraie pas.

— Travailler pour renflouer les caisses, c’est leur argument.

— Qu’ils fassent tourner la planche à billets et puis qu’ils distribuent au peuple.

— Exactement. Ils le font en d’autres circonstances.

Cela dit, le gros poing du touriste lui serre la main. Surprise, elle recule, se réjouissant d’être comprise par lui, qui s’en va comme s’ils étaient de bons amis.

 

***

 

Dans la salle des professeurs, honteuse et mal à l’aise, je m’empare de mon sac à main d’un geste fébrile qui masque mal ma peur d’être repérée. Le proviseur adjoint vient d’arriver. Elle se faufile entre les collègues qui discutent devant la machine à café. Elle me regarde du coin de l’œil, fait mine de ne pas me voir. Elle me hait à cause de l’intérêt que je suscite chez les habitués du bouge d’à côté. Des hommes qui se jalousent et que la présence d’une buveuse comme moi, qui devrait montrer l’exemple, énervent. Après les cours, je m’arrête au bistrot. Quelques passants se sont arrêtés devant la vitrine. On dirait qu’ils me reconnaissent mais moi pas. Quelques heures plus tard, je sors du café en titubant. La honte d’être vue par des gens rangés, la crainte d’être reconnue, ces sentiments ne m’effleurèrent même pas. Je zigzague au milieu de la rue pavée en essayant de me concentrer sur mes pas, avec pour seule intention celle d’arriver à bon port. Chez moi, je me réveille d’un sommeil de plomb sans réminiscence.

 

***

 

Ses assauts se manifestent à nouveau. Il la happe, l’interpelle, trouve toujours un prétexte. L’histoire a débuté dès l’entretien d’embauche. Début janvier, elle a déniché une annonce, décroché un rendez-vous au téléphone, s’est trompée d’adresse, a perdu un temps fou à trouver le café. Ses excuses ont été accueillies par une remarque désagréable. Il l’a invitée à s’asseoir puis il a commencé à l’interroger. Des questions banales sur son expérience. Puis il a voulu savoir si elle avait des enfants. Alors, elle lui a parlé de Diego.

— Et le père, il travaille ? a-t-il demandé.

Elle n’allait pas lui dire que le papa est en prison.

— Il n’y a pas de père, a-t-elle répondu.

 

Il n’a pas insisté mais, à ses yeux dilatés s’attardant amoureusement sur son décolleté, elle a compris qu’elle lui plaisait. Elle s’est dit qu’il agissait peut-être de cette façon avec les autres postulantes, que ce n’était qu’un jeu, si bien que, sans se formaliser, elle a ajouté :

— Diego est un bon garçon, il a appris à lire cette année et il sait compter. Il s’occupe très bien tout seul à la maison…

— D’accord, a-t-il dit en soufflant. J’en ai d’autres à voir encore. Je vous informerai.

 

Une semaine plus tard, elle a reçu son appel et elle s’est mise à douter. Il lui a menti au téléphone lorsqu’il lui a annoncé qu’elle avait réussi l’entretien parmi une dizaine de rivales, qu’elle était de loin la meilleure. Tu parles ! Il l’a choisie à sa poitrine.  Elle est sortie boire des bières à la taverne en faisant durer le plaisir sans parvenir à décoller du tabouret de bar. Elle devait s’en aller, fuir avant de se donner en spectacle, raser les murs pour ne pas tomber et garder les yeux ouverts.

 

Les balbutiements de sa relation avec le patron ne lui permettent pas d’affirmer que c’est un coureur de jupons. Elle s’est promis d’être moins méfiante. Avant de l’embaucher, de lui faire signer le contrat de travail, il l’a mise à l’essai pendant un mois. Le soir, à la fermeture, il lui lance toujours une phrase inopportune à prononcer : « tu es bien rayonnante. Un amoureux ? » ou bien « Pour qui, cette jolie robe ? » ou encore « tu devrais porter des talons. Les hommes aiment qu’on se dandine devant eux ». Comme elle répondait à ce friqué qui n’en avait jamais bavé : « Para complacerte, mi guapo » ou « Va, hombre, con tu seňora », il disait d’un ton cassant :

— Comme ai-je pu te choisir ?

Le contrat signé, puisqu’il fallait bien nourrir Diego, elle s’est attelée à la tâche en s’efforçant de passer outre ces petites allusions.

 

***

 

À la terrasse de l’estaminet, après la fermeture, je m’étourdis de bières fortes. Aujourd’hui, l’insulte a fusé de tous les côtés. À l’intérieur du café comme dans la rue. L’Éducation Nationale ne m’a toujours pas virée. Au contraire, elle attend que je capitule. Debout au comptoir à discuter avec un autre, un homme lève les yeux sur moi par intermittence. C’est la première fois que je le vois. Je crois lire dans ses yeux de l’attendrissement, peut-être un peu de pitié mais aucune arrogance. Ses cernes forment une auréole noirâtre autour de prunelles bleues comme le ciel des Caraïbes. En réalité, je le trouve moche mais son regard charmeur me distrait de la solitude. J’y réponds par une œillade, façon d’exprimer la gratitude tout en lui cachant mon dégoût.

 

***

 

Mercredi après-midi. Miguel lui a donné sa journée pour qu’elle s’occupe de Diego. Elle n’est plus capable de rien. C’est sa mère qui le garde. Dans le jardin des plantes, les remarques fusent, les rires résonnent au loin, mais elle s’abstient de se retourner. Tandis qu’elle déguste un sorbet au fruit de la passion, toute une famille la croise. Un enfant en bas âge et un gamin de huit ans.

— Regarde-la. Elle se montre, raille le père sans gêne.

— Elle boit, maman, en rajoute le mioche en braillant sous son cornet de glace.

— Pilier de comptoir, siffle la mère entre ses dents, sans même s’inquiéter de savoir si elle éduque correctement ou non sa marmaille.

La contrariété la pousse à fumer un cigarillo. Elle s’attarde un peu pour ne pas laisser voir la peur qui la ronge.

 

Même chez elle, il faut supporter les conversations des voisins qui filtrent des fenêtres, les pics assassins, les remarques sur l’heure à laquelle elle se lève. Demain, la bonne femme de Miguel s’en donnera à cœur joie. Après sa période d’essai, au mois de février, vers les trois heures du matin, il n’a pas hésité à la retenir. Il a insisté pour la raccompagner.

 

Sur le trajet, il s’est mis à débiter toutes sortes de conseils auxquels elle s’est bien gardée de répondre. « Surtout, garde tes distances avec les clients. Ne te montre pas trop aimable avec eux. Ce sont tous des ivrognes. Ils n’en valent pas la peine. Concentre-toi sur la note qu’ils te doivent. » Puis il s’est tu. Il a monté le son de la radio. Une chanson d’amour. Sa main s’est posée sur son genou. Il s’est mis à caresser sa cuisse.

 

Ses chatouilles écœurantes ont provoqué des sursauts. Il s’en est rendu compte et a aussitôt ôté sa main, il s’est tu jusqu’au pied de son immeuble. Un silence pesant. Elle ne savait plus si elle devait se montrer flattée ou indignée. La voiture a l’arrêt, il a susurré : « excuse-moi. » Elle a claqué la portière, grimpé les marches de la cage d’escalier deux par deux, engagé la clé dans la serrure de son appartement en tremblant de colère.

 

***

 

Je suis encore arrivée en retard aujourd’hui. Ce matin, le rideau de fer de l’estaminet devant lequel je passais à peine levé, quelle n’a pas été ma surprise de voir Bruno attablé en terrasse… Sans hésiter, je me suis approchée pour le saluer. Il m’a regardé dans les yeux puis a commandé un verre de rosé.

— Je suis en vacances. Fumer, boire un peu, dépenser mon argent et rencontrer une nénette, voilà mon programme, précise-t-il en m’adressant un clin d’œil.

— Et tu crois vraiment que tu vas la rencontrer ici ?

 

Bruno m’a offert deux cafés calva. Quand je suis arrivée au travail, le proviseur avait rapatrié les gamins en étude. C’est la pionne qui s’est autorisée à me dire sur un ton méprisant qu’il m’attendait dans son bureau. Dans la pièce, une toile abstraite barbouillée d’une abscisse et d’une ordonnée entre lesquelles se déployait une sinusoïde ornait le mur devant lequel le grand ponte était assis. J’ai regardé la photo de ses enfants qui trônait sur les étagères et j’ai compris qu’il ne comprendrait jamais. Il a osé me demander :

— Puis-je savoir à quoi vous carburez ?

Je sentais l’alcool, d’abord celui de la nuit dernière qui suintait par tous les pores puis les effluves sucrés du calva que ma bouche exhalait. Malgré tout, je lui ai répondu :

— Ça ne vous regarde pas.

— Bien sûr que si, ça me regarde. Il y a des établissements médicaux où se soigner pour nous revenir dans un état acceptable.

— Me mettre en congé ?

— Par exemple.

Quand je suis sortie de son bureau, mes mains tremblaient. C’était à peine si je pouvais dégrafer mon pantalon dans les toilettes. Alors, je me suis rassasiée d’une flasque de whisky. Encore un petit quart d’heure et le manque allait disparaître, me rendre l’usage des mains.

 

***

 

Le lendemain matin, elle s’est affairée à passer la serpillière. En février, après avoir posé la main sur son genou, il a commencé par se montrer distant. Puis il ne lui a plus adressé la parole. Sa femme s’est radinée dans l’après-midi pour la surveiller. Le café était bondé. Elle braillait devant tout le monde : « Ta robe est trop courte et en plus, elle est froissée. » Elle ne lui a rien répondu.

 

Elle a préféré engager la conversation avec Juan, un habitué. Un rire mauvais a illuminé le visage de la femme de Miguel. « Ferme ta bouche. Elle est trop petite pour satisfaire qui que ce soit », a-t-elle asséné. Des gloussements mal refrénés, des ricanements puis des esclaffements ont secoué le café. Miguel est arrivé. Il n’a rien dit, l’a regardée comme s’il ne la voyait pas.

Le vin qu’elle a servi aux derniers clients a dégoutté sur le comptoir. Elle suait, tremblait, elle avait du mal à nettoyer les verres et à convaincre les plus saouls de filer. Personne ne l’écoutait.

— Tout le monde dehors ! a hurlé Miguel.

Ils ne sont plus que tous les deux. Il la regarde avec mépris. Ses lèvres forment un rictus épouvantable. « Tu me fais pitié. Regarde-toi, tu ressembles à une loque. Et si tu ne te ressaisis pas vite fait bien fait, je te fous à la porte. »

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