Créé le: 26.06.2018
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Et soufflera le vent de la révolte

Animal! 2018

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© 2018-2025 1a Stéphanie de Roguin

Les petites bêtes en ont marre! Des agissements des hommes, rarement conformes à leur besoin de tranquilité... Alors des réunions dans le sous-bois se tiennent à intervalle régulier. Jusqu'au jour où...
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Judith flânait, cheveux au vent, cheveux de paille battus par le sel. Simon sortait de sa plongée quotidienne, la combinaison collée au corps, verte d’algues séchées. Ils s’étaient croisés et toisés d’un air nonchalant. Sachant pourtant déjà, à cet instant précis, qu’ils se connaissaient. D’un autre temps. D’une autre vie.

 

– Toi !, s’exclama Judith, revenant sur ses pas, animée par la surprise.

 

Il avait d’abord fait mine de ne pas se souvenir. Et puis non, il n’était pas crédible. Son regard, encore un peu épris malgré les années, devait le trahir.

Ils avaient promis de se revoir, après la douche de l’un et la sieste de l’autre. Elle était revenue au même endroit, les yeux rêches. Simon était déjà là, cherchant frénétiquement sur son smartphone des témoins du passé. Ils avaient ri, des heures, de leurs maladresses adolescentes, jurant que depuis, ils avaient bien appris.

 

Dix-sept mois après précisément, ils s’étaient dits oui. Loin des conventions, des foules et des budgets fous, ils avaient réuni une trentaine d’amis et de parents à l’orée d’un sous-bois. Pour principal témoin, les ombrages d’un vieux chêne, celui qui avait abrité les premières caresses lors de l’adolescence toute fraîche. Un lointain oncle vaguement pasteur avait officié, les enfants applaudirent à tout rompre. Le champagne péta, les petits fours passèrent, les gens souriaient.

 

Lorsque les convives se furent retirés, aux petites heures du matin, Judith et Simon décidèrent de faire encore ce qui leur manquait. Comme dans leurs livres d’enfants, graver sur le vieux chêne leurs deux initiales scellées par un cœur transpercé.

Et puis ils étaient partis aussi, s’enlaçant jusqu’à étouffer, épuisés d’alcool et d’amour. Leur nuit de noces, la vraie, les attendait à l’hôtel du coin.

 

Pendant l’acte, le vieux chêne avait gémi. En son for intérieur, au plus profond de ses cent-vingt-deux cernes. Bien sûr, personne ne l’entendrait. Personne même, et les jeunes mariés les premiers, ne pouvait s’imaginer qu’un pareil roc pouvait souffrir d’une insignifiante égratignure.

– Ce n’est pas tant la blessure, c’est l’acte en soi, se plaint-il lors de l’assemblée du sous-bois. Ces humains, ils croient qu’on sera toujours là, qu’on fait partie du décor. Mais on est vivants, nous aussi ! Tu crois, qu’ils aimeraient eux, qu’on leur griffe la peau pour marquer notre amour ?

– Ils se font bien des tatouages, c’est un peu la même chose, rétorque le blaireau.

– Quant à moi je n’en peux plus, poursuit la fourmi noire. Ces humains, ils viennent, avec leurs gros souliers et prennent ma maison pour un siège confortable pendant leur pique-nique. Ils restent là pendant des heures, à brailler et à rire, et puis ils jettent leur peau de banane en clamant que c’est biodégradable !

– Moi, les gamins me jettent du sel pour que je me recroqueville. Cela les fait bien marrer !, ajoute la limace.

 

– Et moi, adultes comme enfants m’immobilisent pour vérifier le nombre de mes pattes, renchérit le mille-pattes.

« Cela ne peut plus durer ! », affirme en cœur une bonne partie de la tribu réunie. C’est la troisième fois en un mois qu’ils se regroupent ainsi, haute saison oblige.

Le crapaud arrive en se traînant, s’excuse pour le retard. Il se demande combien de temps il tiendra encore: sa mare s’est asséchée à cause de l’irrigation des champs d’en face.

 

– Du coton en Suisse !, s’exaspère la taupe. Tout cela parce que la température s’est élevée de quelques degrés. On avait vraiment besoin de ça…

– Comme ça, H&M peut se prétendre bio et local, s’étrangle de rire le triton, bien qu’il n’en mène pas large non plus.

 

– Vous ne voulez pas faire vos assemblées la nuit ?, glapit la chouette. J’en ai moi des idées, mais là, je dors !

Ah, la chouette… Symbole de sagesse, elle observe d’en-haut. Elle ne s’agite pas comme nous dans notre fourmilière à porter des choses trois fois plus grosses que nous juste pour trimer… Chacun y va de son opinion, sur la chouette qui est toujours décalée d’un temps. Mais qui, quand elle se trouve de bonne humeur, peut avoir des idées lumineuses.

Les ébats de Judith et Simon donnèrent lieu à une petite graine qui se mit à germer dans le ventre de Madame. Judith se mit à abolir les sushis, le vacherin Mont-d’or et la salade des restaurants. « Mais dans quel monde va-t-il grandir ? », soupira-t-elle un jour. Son mari fut étonné par le ton de cette question dramatique, directement sortie d’un banal slogan de ces écologistes acharnés, qu’elle n’était pas et n’avait jamais été. Ah, les hormones, pensa-t-il tout bas… Cela en fait dire, des âneries… Le couple gardait tous les mardis soirs le voisin d’à côté, Jonathan, neuf ans au compteur, lorsque sa maman se rendait à son cours de pilates. Pour garder la ligne et se muscler en profondeur.

 

Un mardi de printemps, seize heures. Jonathan, casque sur les oreilles, tête baissée, avance en direction du supermarché. Une occupation quotidienne, un lieu de divertissement comme un autre. Pour faire comme les copains, se remplir de chocolat, de chips et de bonbons hamburgers. Judith lui avait fait transmettre qu’elle n’aurait pas la force de cuisiner; ou pas l’envie, c’est selon. Qu’il prenne ce qui lui fait plaisir, pour trois, et elle le remboursera.

 

Jonathan a choisi : sticks de poisson et frites surgelées. Et une glace pour tout de suite. Pour faire comme les copains.

 

– Cabillaud ou dorade ?, demande le vendeur, qui a le bras plus long que l’enfant.

– Bah des sticks, monsieur, répond placidement Jonathan.

L’enfant se rend chez les voisins en traînant les pieds. Il sait que ce sera calme. Judith reste allongée la plupart du temps et Simon rentre tard du travail. Il regardera un dessin animé quelconque, on verra bien. Pas de console, chez ces ringards, pense-t-il sans se l’avouer vraiment.

 

– Il fait grand beau dehors, tu ne veux pas en profiter ?, demande plus tard Judith, rêvant d’une balade dans le sous-bois. La fraîcheur des arbres et la perspective d’une ombre naturelle, filtrant juste ce qu’il faut de lumière et de chaleur, lui fait tellement envie. Mais la maladie de Lyme guette. Les tiques prennent du poil de la bête depuis quelques saisons.

 

– Bof. Fait trop chaud.

 

Le dessin animé, qui s’est mué en un film d’action certainement peu recommandé pour les moins de 10 ans, tourne à plein régime. Jonathan, apathique, devant.

 

Le cousin de Simon, Matthieu Beauregard, est un alpiniste aguerri. Sa passion de la montagne est née très tôt, de deux parents parcourant les chemins du monde à pied. Adolescent, arpenter les pics et les sommets constituait un exutoire. Aux moqueries de l’école, aux filles qui le repoussaient, à son nez un peu tordu, à ses mollets un peu trop fins. Avec le temps, les mollets se sont durcis, gonflés puis affinés, et bronzés comme toutes les parties de son corps exposées pendant l’effort. Au Bar des Trappeurs, dans la petite station du balcon du Mont-Blanc qu’il privilégie aux grands domaines, la gent féminine se presse et se prélasse, essayant d’attraper un regard, quelques mots échangés, au mieux un rencart. Une belle revanche se dit-il souvent. La vie est drôle – et plutôt bien faite.

La passion de Matthieu Beauregard ne se matérialise pas qu’en une succession de prouesses sportives. Le goût de l’effort, oui. Se dépasser, oui. Vaincre ses peurs, oui. Les paysages majestueux, naturellement. L’aspect technique, oui encore. Mais ce qu’il dira lors d’une interview à Sport toujours, ou du moins ce qu’en retiendra le journaliste, c’est « Je fais de l’alpinisme pour pouvoir me trouver seul quelques fois. Fouler ses espaces vierges, ses étendues de neige et de glace que personne n’a jamais atteintes. C’est cela le plus grisant, aller où personne ne se rend. »

Mais depuis quelques années, le jeune homme se trouve régulièrement déçu. La montée en puissance du ski de randonnée, de tous ces citadins souhaitant fuir les foules et connaître une montagne authentique, emplissent les espaces autrefois préservés. L’été dernier, Matthieu avait prévu de grimper sur une voie en dévers réputée particulièrement difficile, sur le Pic des Douze. Alors qu’il posait son énorme sac à terre et l’ouvrait pour en sortir ses cordes, il dût accepter que quelqu’un s’y trouvait déjà, et sur le point d’atteindre le sommet.

 

D’ailleurs, non loin de là, le conciliabule des chamois allait bon train : « On n’est plus jamais tranquilles ! Avant, ces abrutis de sportifs se regroupaient au moins tous au même endroit, sur ces pistes dont le bruit des remontées mécaniques nous rendait fous. Maintenant, ils font moins de bruit mais ils sont partout. On dirait que chacun veut avoir la montagne pour lui tout seul ! »

Dans le sous-bois, décision a été prise de tenir la cinquième assemblée du mois de nuit, histoire de pouvoir faire participer celles et ceux qui ne viennent jamais. La tête en bas, les pipistrelles assistent aux discussions, sans pourtant avoir beaucoup d’idées à amener. Elles savent qu’elles pourront être utiles, capables de parcourir de belles distances pour annoncer à la ronde les décisions qui seront prises.

« Préparons la révolution ! », beugle tant qu’elle peut l’abeille sauvage, pour qui la survie est cruciale.

– On leur saute tous dessus, on les pique et on les fait fuir !, propose naïvement la guêpe qui, pour une fois, partage le territoire et l’opinion de sa cousine éloignée.

– Non ! On va juste se faire tuer, on n’y gagnera rien…

– Mais pour une fois, les petites bêtes seront à l’affiche !

– Puisque les grosses ne font rien…, dit, résignée, la taupe, qui essaie de s’intégrer comme elle peut.

– J’ai ma petite idée, intervient enfin la chouette, pour une fois bien éveillée.

 

Alors que l’assemblée se dissout et que chacun rentre chez lui, des voix humaines se font entendre. Enfin, on les devine car la musique couvre leur son. Il est minuit passé. Samedi, jour de fête. Il fait beau et chaud, les bars de la ville ne suffisent plus. Les jeunes fêtards ont besoin d’espace, de se baigner dans la rivière, de vide pour le remplir de bruit. Ils se camouflent profondément dans le sous-bois afin d’échapper au couvre-feu, aux parents qui risquent de les harceler par téléphone, géolocalisation à l’appui.

Voir leur garnement se trouver en pleine forêt à cette heure tardive leur fera peut-être croire à une erreur du système et ainsi lâcher un peu la bride, pensent les ados déjà complètement éméchés. En fait, ils ne pensent plus beaucoup. Veulent juste s’amuser, faire la teuf, s’emplir de l’alcool qui déride et libère, rire, rire encore, découvrir de nouvelles sensations, des trips, de l’excitation accrue, s’emplir d’une énergie artificielle et sourde pour tenir toute la nuit.

« Fais monter le sooooon », crie l’un d’eux. Dans leur repaire respectif, les animaux se barricadent. Ils l’ont appris et ont maintenant chacun leur réserve de pierres, de branches, de mousse isolante, au cas où. Une démarche un peu triste, qui les fait se rabaisser au niveau des humains : quand on ne supporte pas quelqu’un ou le fait de vivre en société, on se barricade pour lui tourner le dos. La mousse isolante fait son effet mais ne suffit pas. Les petites bêtes de la forêt attendent patiemment, un peu résignées, que le vacarme cesse. Il se fait plus strident quand ce qui doit être une ambulance intervient dans la scène de jeu. Elle ne peut bien sûr pas se faufiler entre les arbres, mais s’approche du mieux qu’elle peut. Une jeune fille se trouve en état de coma éthylique, prise par le jeu des verres qui s’entrechoquent, toujours plus vite, toujours plus forts. « Balèze, elle a réussi ! », ricane l’un de ses amis. L’ambulancier lui intime de se taire : « Petit merdeux, un jour, tu comprendras ! »

La chouette espère une fin imminente des festivités. Le ton a déjà baissé d’un niveau avec l’arrivée des secours. Ceux-ci sont rapidement rejoints par une voiture de police, qui prend les jeunes les plus virulents avec elle. Les autres ne se font pas prier pour rentrer à pied, et vite. « Folle jeunesse », pense l’animal du haut de son arbre, pensant à la celle des années septante, qui se défonçait certes, mais avec une guitare pour seul boucan et un peu plus de respect pour la nature. Il fallait parfois détourner les yeux quand trop de couples se retrouvaient nus dans le sous-bois pour s’aimer, mais il y avait au moins quelque chose de beau là-dedans.

 

Dimanche. Rebelote : des vététistes se rassemblent sur le parking. Genouillères, coudières, casques bien arrimés, les vélos sont sortis des coffres, la musique à fond, les rires tout autant. Le Gatorade, bleu vif, coule dans les gourdes, – de l’énergie en gouttes, au cas où.

 

Cette fois est celle de trop, pensent les animaux du sous-bois, chacun dans son nid, sa tanière, fourmilière, termitière, ou son terrier, les yeux cernés de n’avoir pas dormi. D’un appel à l’une, qui elle-même court avertir l’autre, qui lui-même tapote un tronc dont le bruit résonnera jusqu’au ciel et aux oiseaux, ils sont tous avertis et prêts à l’action.

 

 

Heureusement, les vététistes ne restent pas. Ils enfourchent leur vélo et pédalent avec une telle vigueur qu’ils disparaissent rapidement. Ils écrasent quand même quelques champignons et mousses rares qui s’en remettront, peut-être. En fait non, les sportifs roulent en boucle dans la forêt et reviennent à intervalles réguliers. Ils font se pousser sur le côté les familles chantantes et les couples en recherche de romantisme et se heurtent verbalement à un groupe d’écologistes venus nettoyer la forêt de tous ses détritus, tout en espérant pouvoir observer de petites bêtes ou quelques espèces rares d’insectes. Il y a quand même un espoir, se dit la chouette en les voyant.

Les bêtes à ailes ont été réquisitionnées. Sans vexer les autres, ce sont bien elles qui peuvent parcourir les plus grandes distances le plus rapidement et avec la plus grande discrétion. Les insectes, à l’origine de la démarche, manœuvrent dans l’ombre et tout en subtilité. Madame la chouette coordonne comme elle peut tout ce petit monde. Les petits mammifères, taupes, blaireaux, écureuils, mulots et confrères, assistent, médusés, à la toile qui se tisse entre tous les membres du règne animal, progressivement, mais avec force.

En quelques heures, chacun se faisant le relais de l’autre, les tortues marines, qui agonisent sur le sable étouffant de sacs plastiques, entendent le message d’espoir colporté. Et avertissent à leur tour les dauphins et autres orques que l’on vient de relâcher d’un parc aquatique, les militants écologistes ayant vaincu et imposé la fermeture de l’attraction. Heureux d’avoir pu retrouver un peu plus d’espace, les mammifères marins se voient néanmoins dépités d’avoir des touristes indiens, russes, et chinois nager au milieu d’eux, caméra GoPro waterproof à la main afin d’engranger un maximum de selfies. Qu’est-ce qu’ils sont bruyants, pense le baleineau en tentant de fuir vers le grand large. Et dire que ce n’est que le début. Il aurait envie de crier, en colère d’être né dans un tel monde où même dans l’océan, plus aucun espace n’est totalement vierge de la présence humaine.

Judith crie, elle aussi, à plein poumons, pendant que son gynécologue lui intime de pousser et de pousser encore. Après quatre heures de contractions, de douleurs et du bonheur de voir un petit être lui sortir du corps, elle soupire, apaisée, plongeant dans les yeux bleus du père de son enfant, son amour.

– Oh, mais ! Qu’est-ce qui se passe ?, demande-t-elle à son mari, affolée.

– De quoi tu parles ?

– Ces… vibrations… ces… secousses… Un tremblement de terre ? Ici, en Suisse ?

– Mais, je ne sens rien. C’est l’émotion ma chérie, tes hormones sont en pleine ébullition. Essaie de dormir un moment, ça ira mieux.

 

– Non ! Je te jure que j’ai senti…

A quelques dizaines de milliers de kilomètres de là, la dernière femelle rhinocéros blanche, traînant la patte par ennui d’être seule parmi les autres espèces, sent, très imperceptiblement, le vent de la révolte. D’infimes ondes de colère sur son sol asséché. Elle sourit largement, le cœur léger, tout en se couchant sur le flanc pour sa sieste vespérale.

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