Et si l'espace d'une journée, je décidais de ne rien prévoir ? Plus de programme, je laisse le hasard me guider. Jusqu'où m'emmènera le destin ?
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Assis à la table de ma cuisine, je jette un œil dehors. Il ne fait pas beau. Mais c’était prévisible, nous sommes en février, le 29. Je m’agace à penser que ceci est le parfait reflet de mes soucis récurrents d’organisation. N’importe quel collègue, au bénéfice d’heures supplémentaires, aurait prévu un weekend prolongé durant les belles journées d’été. Mais qui, à part moi, est assez idiot pour oublier de poser ses jours de congé et se retrouver obligé de le faire sur la dernière journée possible ? Le décompte des heures supplémentaires est mis à zéro chaque 1er mars. Au moins, j’aurais la satisfaction de ne pas leur avoir fait ce cadeau. Je donne déjà beaucoup trop pour cette entreprise. Je suis un employé modèle, qui fait ce qu’on lui demande, sans rechigner. D’ailleurs, mon travail représente une si grande part de ma vie qu’il grignote sur mes temps de loisirs et même de sommeil. En avalant mon café, je fais un petit inventaire non exhaustif de tout ce que mon engagement professionnel me prive.  Je n’ai ni enfant, ni fiancée. Je n’ai que peu de disponibilité pour mes amis, ou ma famille. Si, au moins, j’avais pris le temps d’apprendre à skier, j’aurais pu aller passer cette journée à la montagne. J’aurais eu quelques photos de sapins enneigés à montrer à mon retour au bureau demain.

Mais que vais-je bien pouvoir faire aujourd’hui ? Cette simple question fait ressurgir à mon esprit un vieux souvenir d’enfance. À l’époque, je passais beaucoup de temps avec mon meilleur ami, Jérémy. Lorsque nous nous ennuyions, nous avions pris l’habitude de faire un petit jeu. L’un de nous choisissait un mot au hasard, et l’autre devait alors l’emmener à un endroit auquel ce mot lui faisait penser. Cette occupation a rempli quelques-uns de nos mercredis après-midis et nous a parfois emmené dans de folles aventures. Je me souviens en particulier de la fois où j’avais proposé le mot « dent ». Après quelques minutes de réflexion, Jérémy m’emmena à la carrière de pierre qui surplombait notre village. Sur place, il me raconta que c’était à cette endroit qu’il avait perdu sa première dent en chutant lourdement quand il avait quatre ans. Je lui avais alors confié que je pensais qu’il m’avait amené jusqu’ici car on pouvait peut-être y trouver des fossiles de dents de requin. Il ne nous en a pas fallu davantage pour nous improviser « archéologues ». Nous avons gratté la molasse des heures durant, en vain. Mais ce n’était pas grave, car l’excitation de la recherche avait suffi à nous rendre heureux. Inspiré par ce souvenir, je prends un livre sur l’étagère, au hasard. Je l’ouvre en fermant les yeux et pointe un endroit de la page. Puis, j’ouvre les yeux et lis…

 

« L’improvisation te préserve de la routine. »
Yves Lolo Toulassi-Anani

 

Je ris intérieurement. Aussi vraie que soit cette citation, elle ne m’aide pas du tout à déterminer un endroit à visiter. Mais j’interprète cette phrase comme un défi. Je décide de sortir et d’improviser. Aucun programme prédéfini, aujourd’hui, je vais laisser faire le hasard.

 

Une fois en bas de l’immeuble, une première interrogation s’impose à moi : « À droite ? Ou à gauche ? Que choisir ? »  C’est alors que je sens un frottement au niveau de mes chevilles. En baissant les yeux, je reconnais Jack, le chat du quatrième étage. Je le connais un peu. Souvent, je le vois en rentrant le soir. Il attend en miaulant devant la porte pour que sa maîtresse vienne lui ouvrir. La vieille dame est un peu dure d’oreilles, alors parfois je le lui ramène. Mais ce matin, je décide que Jack sera l’instrument du hasard. J’opterai pour la même direction que prendra ce matou. Je le chasse un peu du pied et comme il part sur la droite, je fais de même.

 

Il est encore tôt, notre rue est très calme. Il ne fait pas chaud, et un épais brouillard voile le faible soleil levant. Il règne une ambiance très humide. Bien qu’il n’ait pas plu, les pavés sont mouillés. Alors que je m’engage sur la grande rue, je vois arriver face à moi la balayeuse de la voirie. Comme je n’ai pas envie de gérer le croisement avec ce véhicule sur le trottoir étroit, je décide de couper par le petit square. En cette saison, ce parc public n’est plus qu’un prétexte de sorties hygiéniques pour les chiens des citadins pressés. La place de jeux, qui attire tant de famille durant les journées d’été, est aujourd’hui déserte. Tous ces bancs vacants me donneraient presqu’envie de m’y attarder s’ils n’étaient pas détrempés. J’avance donc sous les saules pleureurs ruisselants. J’entends au loin le bruissement de l’eau de la fontaine. Et alors que je suis concentré sur ce son apaisant, des voix d’enfants surexcités viennent gâcher ce moment presque bucolique.

Sans réfléchir, je quitte le chemin et me dirige en direction de ce raffut. Je les découvre aux abords d’un muret proche de l’échiquier géant. Ils sont cinq garçons d’environ dix ans. Ils parlent très fort et leur conversation est entrecoupée d’éclats de rires bruyants. Je m’approche encore davantage. Je suis à moins de vingt mètres d’eux, quand j’entends un bruit de papier déchiré. En m’avançant encore un peu, je constate qu’ils jettent au loin des objets et des boulettes de papier. Je devine aussitôt qu’ils n’ont pas l’intention de tout ramasser avant leur départ. Alors que je me révolte intérieurement contre leurs comportements non-civiques, je sens monter en moi la nécessité d’agir. C’est vrai, il y a bien une raison à ma présence ici. Sinon pourquoi, le destin m’aurait dirigé jusque-là ? Je prends donc mon courage à deux mains et me dirige droit sur eux, bien décidé à leur faire la morale et les forcer à récolter leurs déchets. C’est alors que l’un d’eux me repère. Il crie aux autres : « Allez, venez. Il est bizarre ce type. » En quelques secondes, ils ont tous détalé comme des voleurs pris en flagrant délit. Je vais vers l’endroit où ils se tenaient et découvre alors ce qui les occupait et les faisait tant rire. Ils ont laissé derrière eux un cartable ouvert sur le sol. Ils ont déchiré et semé tous les documents qu’il contenait. Ils ont également brisé et lancé au sol des crayons. Je m’accroupis et commence à ramasser les restes de leur méfait. Lorsque je soulève le sac d’école, je découvre une étiquette accrochée par une ficelle à la fermeture éclair. Je parviens à y déchiffrer une petite écriture manuscrite enfantine : «Thomas Henri, 18 Rue St-André ».
Je m’imagine alors ce petit garçon, qui, en ce moment, doit être très angoissé à l’idée de devoir se rendre à l’école sans son sac à dos. Peut-être le lui ont-ils pris de force ? Il faut que j’aille le lui rendre !  Je me sens comme investi d’une mission. Je sors mon téléphone portable et regarde où se situe le domicile de Thomas. C’est à une vingtaine de minutes de là. Je décide de m’y rendre, sans plus tarder, à pied.

En chemin, je passe devant un centre commercial. Cela me donne une idée. J’entre dans le magasin et me dirige vers la section papeterie. Je feuillète quelques cahiers et j’en sélectionne trois qui me paraissent les plus pratiques. Ils sont de la même marque que ceux que j’utilisais enfant. Je choisis également une grande boîte de crayons couleurs. En passant devant les produits ménagers, j’emporte aussi un paquet de lingettes nettoyantes. Je vais régler mes achats, puis je m’installe sur une banquette à la sortie du magasin. Je frotte avec des lingettes le cartable qui est marqué de boue sur une face. Puis, j’y dépose les cahiers et les crayons après avoir soigneusement ôter toutes les étiquettes de prix. J’espère que ces petites intentions parviendront à réchauffer un peu le cœur de cet enfant qui va bientôt découvrir le traitement cruel que ces gosses ont fait subir à ses affaires.

Quelques minutes plus tard, je me retrouve devant son domicile. Je réalise alors qu’à cette heure-ci, Thomas doit déjà se trouver à l’école. Je sonne tout de même à la porte. Lorsque j’entends le loquet s’ouvrir, je me prépare mentalement à devoir expliquer la raison de ma visite à un de ses parents. Mais, contre toute attente, c’est un petit gars qui se tient devant moi. Il est évident qu’il est plus jeune que les enfants du parc. Il m’adresse un regard vide et froid. J’ai l’impression de le déranger. Je sens que je tombe au mauvais moment. Alors je lui tends le cartable en balbutiant : « Salut, j’ai trouvé ça dans le parc. Il y avait ton adresse dessus ».

Son visage affiche alors un air infiniment triste qui me paralyse. Il prend son sac de mes mains et m’adresse un rapide « merci ». J’ai à peine le temps de répondre « De rien, c’est normal », qu’il a déjà refermé la porte. Je me souviens alors que je ne lui ai pas dit que les cahiers et les crayons neufs étaient pour lui. J’hésite un peu, mais finalement je sonne encore. Cette fois-ci, Thomas m’ouvre avec les yeux rougis par des larmes qu’il a dû vraisemblablement essuyer sur son revers de manche juste avant d’ouvrir à nouveau.

– C’est vous qui m’avez offert tout ça ! Merci beaucoup. Il ne fallait pas.
Je cherche mes mots, ému :
– Tu sais, bonhomme, ces gamins sont vraiment idiots. Il ne faut pas te laisser faire. Il faut que tu en parles à l’école et que tu les dénonces. Ils ne doivent pas s’en sortir comme ça.
– Je ne vais pas à l’école aujourd’hui. Je suis malade.
– Ta mère est là ?
– Non, elle travaille. Elle a un salon de coiffure.
– Et ton papa ?
– Je n’en ai pas. Il est parti avant ma naissance.
– Désolé, p’tit gars. Mais as-tu parlé du vol de ton sac avec ta maman ?
– Non, je ne veux pas la déranger. Elle a déjà bien assez de soucis comme ça.
– Oui, mais c’est ta maman. Je suis certain qu’elle voudrait savoir ce qui t’est arrivé. Allez, prends ta veste et je viens avec toi. On va aller lui expliquer. Tout se passera bien. Elle travaille loin d’ici ?
Thomas, surpris par mon ton plus injonctif, accepte de m’accompagner.  Une fois dehors, je le suis à travers les ruelles du quartier. Il reste muet. Je sens qu’il m’accompagne un peu contre son gré, presque par politesse. Mais je me convaincs que j’agis pour son bien.

La devanture du salon de coiffure porte l’inscription « Chez Helena ». Thomas, très fier, me précise :  » Helena c’est ma maman. Elle travaille toute seule ici. »
Nous poussons la porte du salon et entrons. Une coiffeuse est en effet en action dans le fond de la pièce. Elle lève le regard en notre direction. Je devine la surprise dans son regard au moment où elle reconnait son fils. Elle s’excuse et quitte sa cliente pour venir à notre rencontre. Je la salue, me présente et commence à lui expliquer le pourquoi de ma venue. Je lui raconte le groupe de garçons, le sac abandonné dans le parc et le matériel scolaire détruit. Je devine dans les yeux de cette femme, que l’émotion la submerge. Lorsque j’arrête de parler, elle prend Thomas dans ses bras et lui demande :
– Mais pourquoi ne m’as-tu pas dit qu’ils t’embêtaient encore ?
– Ce n’est pas grave Maman. Je recopierai le contenu des cahiers déchirés dans les nouveaux que ce monsieur m’a offert. Tu sais, il m’a aussi acheté des crayons.
– « Non, il faut que cela cesse ! » lui répond Helena révoltée. « Ça ne peut plus durer ! On va aller à l’école et régler tout ceci. Je termine la coupe de ma dernière cliente du matin et on y va ensemble. En attendant, prépare un café pour ce gentil monsieur, c’est la moindre chose que nous pouvons lui offrir ».

Je prends place sur un fauteuil qui doit habituellement servir de salle d’attente lorsque le salon est bondé. Thomas disparaît et revient avec une tasse qu’il a pris la peine d’accompagner d’un petit chocolat. Il paraît plus détendu, il sourit même. En arrière-plan, Helena est retournée à son travail et coiffe une dame qui me tourne le dos. J’observe son savoir-faire quand tout à coup mon regard croise le regard de la cliente dans le miroir. Elle est en train de me fixer et lorsque qu’elle s’aperçoit que je l’ai remarquée, elle m’adresse un magnifique sourire.  Cet échange est très bref, mais il me suffit pour tomber totalement sous son charme. Elle n’ose plus me regarder dans le miroir, elle scrute maintenant nerveusement ses mains. Moi, je ne peux m’empêcher de l’observer. Elle est très belle. Après quelques minutes, la coiffeuse termine son œuvre. La cliente la remercie. Elle se lève, enfile sa veste et sort son portefeuille de son sac. Helena revient vers moi et me remercie chaleureusement pour ce que j’ai fait pour son fils.  Elle me propose très gentiment de me couper gratuitement les cheveux quand j’en aurais besoin. Je lui promets de revenir. Ce sera l’occasion de reprendre des nouvelles de Thomas. Je prends congé d’eux et sors.

 

Une fois sur le trottoir, je me retrouve face au même dilemme que ce matin : « À droite ou à gauche ? »  Cette fois-ci, pas de chat pour trancher à ma place, je vais devoir choisir seul. Je suis perdu dans mes pensées lorsque j’entends des pas derrière moi :
– Salut. Je m’appelle Léanne.
Je me retourne, surpris. C’est elle, juste là. La jolie cliente. Elle sort du salon. Elle est encore plus séduisante de tout près. Sa beauté me déstabilise, je lui réponds assez maladroitement :
– Euh… Hello, je suis Antoine. Enchanté.
– En principe, je n’aborde pas d’inconnu. Je suis même plutôt d’un naturel réservé, presque timide.  J’espère que tu excuseras mon audace. Mais… Ça te dirait de partager le repas de midi avec moi ? Ce serait l’occasion de faire connaissance. Je devais manger seule, mais, à deux, c’est toujours plus sympa.
Cette phrase me parcourt comme un courant électrique. Cette charmante demoiselle est-elle réellement en train de m’aborder ? C’est une première pour moi. Je tente de me donner une contenance et parviens à répondre :
– Avec plaisir ! Tu vas trouver ça bizarre… Ne me prends pas pour un fou.  Mais, tu sais, j’ai l’impression que, depuis ce matin, le destin m’a poussé jusqu’ici pour te rencontrer.
– Je ne crois pas trop à ces histoires de destin, mais j’ai été touchée par ce que tu as fait pour ce garçon. C’est si rare les gens qui savent porter attention à ceux qui les entourent. Cela m’a donné envie de te connaître. Aimes-tu manger indien ?
– Ce sera la première fois, mais ça me tente bien d’essayer.

 

Nous choisissons ensemble un restaurant. Elle est toute joyeuse. Je me réjouis de passer ce repas avec elle. Je me sens bien en sa présence. C’est comme si nous nous connaissions depuis des années. Un peu comme une évidence, je sais déjà que nous allons passer un moment agréable ensemble.

Alors que nous marchons côte à côte à travers la ville, je repense à cette incroyable matinée.  Et si Léanne avait raison ? Et si ce n’était pas le destin qui avait provoqué l’enchainement de ces événements ? Peut-être que c’est juste le fait d’avoir guetter les signes de ce destin qui m’a rendu plus attentif et plus à même d’appréhender ce qui m’entoure. Je me suis, en quelque sorte, rendu disponible. Parfois, la routine quotidienne me submerge. Je parcours alors ma vie comme un somnambule, incapable d’être acteur de mon existence. Mais, après cette journée hors du temps, je me fais la promesse de rester ouvert et réceptif. Plus question de laisser filer ma vie bêtement !!!

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