Créé le: 17.09.2020
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… Et plop !

Fantastique, Genève, Nouvelle

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© 2020-2025 a Sacha BS

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Le Dr. Frank Kremode rentre de mission. Un étrange cadeau publicitaire sème la zizanie dans la sa ville, Genève...
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… when I found so astonishing a power placed within my hands, I hesitated a long time concerning the manner in which I should employ it.

Mary Shelley, Frankenstein

 

1.

Le Dr. Kremode rentre à Genève. L’avion est plein, les passagers sont à l’étroit. Chacun tente d’apercevoir le Mont-Blanc, on se penche, les plus chanceux parviennent à distinguer des formes neigeuses entre les nuages. « Le voilà !», s’écrient-ils, et le docteur range son livre. Voici le lac, Versoix, Chambésy – il ferme les yeux. La piste d’atterrissage. Le vrombissement des machines. Il se croit assis, à cru, sur les moteurs.

Le Dr. Kremode rentre de mission. Il est heureux de retrouver sa femme et ses enfants après quatre mois d’absence. Ils sont bien venus le voir, là-bas, dans les plaines d’Asie centrale, mais ça ne l’avait pas beaucoup changé des visites d’entreprises, lorsqu’il ne savait plus, tant il était épuisé, de quel côté des machines se trouvaient les ouvriers. Pendant les quatre jours passés en compagnie de sa famille, il n’avait ressenti qu’une immense lassitude, et ce n’avait pas été mieux pour eux.

Mais maintenant tout est rentré dans l’ordre. Derrière les vitres de sécurité, dans le hall d’arrivée, il aperçoit son fils, sa femme, sa fille. Ils lui font de grands signes. Ce n’est que lorsqu’il a récupéré ses bagages et traversé la douane qu’il peut enfin les serrer dans ses bras. Ensuite sa femme, Elisabeth, va chercher la voiture garée dans le parking souterrain, une 4×4 de belle facture, puissante et sûre.

Elisabeth conduit, Frank est trop fatigué. Ils traversent rapidement la ville. Les rues et les routes sont vides et propres, d’un noir lustré, les lumières des immeubles se reflètent dans l’eau paisible du lac.

 

2.

La famille Kremode vit à Collonge-Bellerive. Depuis plus de trois générations, le manoir « Fleur d’Eau » est propriété de la dynastie Genevoise. Le castelet se dresse au milieu d’un parc centenaire et pentu, planté d’arbres anciens et rares dont les racines tortueuses vont s’enfoncer loin sous les cailloux de la grève. Le lac scintille devant les fenêtres du salon. Un parasol mal plié projette une ombre biscornue sur le dallage de la terrasse. La lune pâle frémit dans le feuillage du grand tilleul.

Les enfants se chamaillent pour porter les valises du docteur, mais elles sont bien trop lourdes. Il leur tend trois sacs de plastique, « pleins de cadeaux », dit-il. Lorsqu’il veut empoigner les valises, il remarque, au fond du coffre béant, deux paquets. « C’est à moi », dit Elisabeth. « Un gadget publicitaire ». « Il y en a deux », fait remarquer le docteur. Il en prend un: c’est assez léger, souple et ventru, un coussin de mousse d’un brun velouté. A la suture des deux moitiés, une sorte de liséré satiné, un bandeau noir. Elisabeth ne comprend pas d’où vient ce deuxième coussin : « On ne m’en a donné qu’un », assure-t-elle.

Après avoir dîné – les enfants sont au lit – le docteur et sa femme s’installent au salon, devant un feu de cheminée. Ils tiennent chacun un verre à la main et parlent de choses et d’autres.  Plus tard, ils monteront en silence se coucher et faire l’amour. Avant de s’endormir, Elisabeth se rappellera le coussin dédoublé, comment est-ce possible, la vendeuse rose et parfumée bonne journée madame lui tend l’objet elle le prend bien sûr parce que c’est gratuit peut-être mais elle le prend, elle le prend.

 

3.

Le lendemain matin, alors que le docteur est au bureau et les enfants à l’école, Elisabeth va promener le chien. Il fait très beau, un peu trop chaud pour un mois de novembre ; le soleil plus bas et bien plus gros qu’en été baigne le lac, les montagnes, la longue rangée de chênes d’une délicate lumière orangée. Le chien farfouille dans les fourrés. Par endroits les vaguelettes argentées et rousses ont rongé la terre glaiseuse ; ici, l’embouchure de la rivière, et là, sur l’étroit delta caillouteux, le chien qui s’ébroue.

A onze heures trente, il faudra aller chercher les enfants. Marinette aura préparé le souper, Elisabeth mangera avec eux, puis elle ira en ville et passera peut-être si elle en a le temps au magasin où on lui a remis ce cadeau, qui l’intrigue. « Quelle splendeur », murmure-t-elle. Au- dessus des eaux, entre les chênes, le Mont-Blanc semble flotter. « C’est pour ça que je l’aime », murmure Elisabeth, mais ce n’est pas à la montagne qu’elle pense.

 

4.

Le docteur est plongé dans ses dossiers. Il reste à rédiger deux sous-rapports et à rencontrer une poignée de délégués ; ensuite il pourra penser à se reposer. Ses yeux errent sur la moquette, quittent la pièce par la porte entrebâillée et tombent sur un coussin, un coussin brun, rebondi, velouté. Par terre, à côté du gommier.

A cet instant, son assistante pousse la porte : elle serre le même coussin contre sa poitrine.
« Frank, nous sommes envahis. »
Il croit ne pas bien comprendre.
«Ces machins, il semblerait qu’ils se multiplient. En tout cas, ils sont toujours plus nombreux. Quelqu’un en a apporté un seul, hier, un gadget publicitaire – et tout à l’heure on en décomptait déjà trente-deux, trente-deux coussins de mousse brune, inesthétiques et encombrants. J’ai entendu dire que chaque coussin se divisait en deux nouvelles entités après quelques minutes ; si rien n’est entrepris, à six heures demain matin, le bâtiment tout entier en sera rempli.» Frank ne sait qu’en penser, mais il sait quoi faire : il doit rentrer chez lui, maintenant. Elisabeth ne répond pas, son mobile sonne dans le vide.

Il prend l’ascenseur, seul, et descend au garage. Au coin de l’escalier, renversé dans la pénombre, un coussin. L’objet lui est déjà familier. Il lui prend l’envie d’aller le ramasser. Quel oreiller confortable, sur la banquette arrière de la 4×4… Mais il n’aime pas trop ces choses, tapies ici, là, dans leurs trous d’ombre : un mauvais rêve. Et d’autres coussins encore, à la sortie du garage.

 

Quai Wilson, puis quai du Mont-Blanc, les voitures avancent lentement. Sur la promenade, les habituels flâneurs : pères de famille poussant landau, servantes en robe bleue, financiers au téléphone, joggeurs au poitrail tanné, jeunes filles rieuses sur le chemin de l’école. Sur l’eau aussi des coussins flottent. Des mouettes s’y sont perchées et y lissent leur plumage, malgré le roulis qui agite leur bouée. Un vent frais gorgé de lumière souffle du lac ; le bleu du ciel s’est approfondi ; aux hêtres, aux saules, à l’arbre aux milles écus, les dernières feuilles jettent des étincelles.

Le trafic devient plus fluide à la hauteur des Eaux-Vives ; les promeneurs sont nombreux, comme lors d’un jour de fête. Les coussins servent de ballons aux enfants, de siège, de projectiles. Il y en a partout, roulant jusque sur la chaussée, il faut les éviter, les coups de klaxon fusent. Le docteur accélère. Que va-t-il trouver chez lui ? Il arrive enfin ; et à peine est-il descendu de voiture que son fils accourt en hurlant, bras écartés, dans le soleil éclatant de midi : sa chemise et son pantalon sont éclaboussés de rouge, inondés d’un sang brillant et visqueux.

 

5.

Devant le Grand Magasin, les employés ont formé une chaîne pour empêcher que la foule mécontente ne parvienne à entrer et ne saccage les rayons ; on crie, on hurle, on brandit des coussins, les jette à la tête des vendeuses apeurées. Sur les portes closes, des affiches roses proclament en grosses lettres :

 

CUDDLE-MUDDLE

L’idéal-objet sensuel brut

donne corps à vos rêves

 

Elisabeth fouille les visages du regard, les dos, les vêtements – le voilà – c’est lui, non, c’est oui : Ingmar ! Elle veut l’appeler – se ravise : il ne l’entendrait pas. Elle pousse, bouscule, pressée d’avancer, frayant son chemin. Le voilà qui parle à une collègue – elle comprend qu’elle n’ira pas plus loin, et appelle : « Ingmar ! Ingmar ! ». Il regarde dans sa direction, la voit, les yeux dans les yeux, soudain la sensation revient, l’iris la pupille si clairs détachés du visage, il fait un geste : impossible.

Un homme le prend par le bras crie quelque chose l’entraîne à l’intérieur du magasin. Avalé. La gorge d’Elisabeth se noue, il n’y a plus rien à faire pour l’instant, elle recule, plus rien à faire. Elle s’adosse à une vitrine. Le verre vibre contre sa nuque. A côté d’elle, une femme s’époumone : «On veut la vérité ! On veut la vé-ri-té !»

Pendant trois semaines, ils ne s’étaient vus que lorsqu’elle venait au Grand Magasin faire ses courses. Ils montaient alors dans l’un des petits bureaux sans fenêtre du troisième et s’y enfermaient pour faire l’amour, vite, vite, furieusement. La pièce sentait le vieux papier, le plastique. Mais ces instants volés ne la satisfont plus.

« Les avez-vous vus ? » crie la femme. « Les avez-vous vu se séparer ? Personne n’a encore pu l’observer. D’un coup, il y en a deux, c’est tout Et deux, et encore deux. C’est à devenir fou ! » Elisabeth écoute et pense en même temps: Ingmar sait où me trouver. Elle allume son téléphone, il y a un message : T’ATTENDONS A LA MAISON.

 

6.

Orlando se jette dans les bras de son père, tout mouillé, tout chaud, le coeur tressautant dans sa gorge.
Frank, aveuglé par le soleil : « Qu’est-ce que… ? »
Le petit sanglote. Point de blessure visible. « J’ai donné un coup de couteau! » lance-t-il et redouble de pleurs.

« Il l’a coupé en deux ! » hurle Julie qui les a rejoints.
Marinette est sur l’escalier, couverte de sang elle aussi. « C’est le coussin, Docteur, le coussin gorgé de sang – »
Frank cherche à calmer son fils sans tacher sa chemise.
« On ne peut plus les arrêter le salon en est rempli ! » jappe Julie. « Orlando est allé chercher un couteau j’ai dit NON ORLANDO il m’a bousculée je suis tombée j’en avais MARRE ! Orlando l’a découpé parterre, il est MORT maintenant!!!» Elle reprend son souffle. « Papaa… », geint-elle.

 

7.

Pendant ce temps, au volant de la 4×4, Elisabeth est arrêtée sur le quai Gustave-Ador. Tout autour d’elle, l’assourdissant vrombissement des moteurs lancés à plein régime. Chacun cherche à passer au plus vite l’ignoble couche de coussins écrasés, déchiquetés, explosés ; une fange sanguinolente couvre le bitume, les pelouses et les plates-bandes, d’où émergent de pauvres rosiers étêtés. Des silhouettes courent de-ci, de-là en agitant les bras ; ajoutant au tumulte, un hélicoptère tourne à basse altitude au-dessus des eaux démontées du lac.

Devant elle, une Porsche a quitté la route et s’est engagée sur la promenade du quai ; d’autres voitures la suivent ; Elisabeth gagne quelques mètres. Elle lâche le volant pour téléphoner à Frank, qui contient à peine son énervement. Il lui demande de rentrer, de ne quitter la route sous aucun prétexte, il lui dit aussi qu’Orlando est occupé à détruire les coussins avec l’aide de Marinette et de Julie pendant que lui, Frank, regarde le téléjournal, FLASH UNE PUB DERAPE, GENEVE SUBMERGEE PAR UN SEX-TOY PUBLICITAIRE ! LE CUDDLE-MUDDLE ECHAPPE AU CONTROLE DE SES CONCEPTEURS ET SE MULTIPLIE DE FAÇON ANARCHIQUE. UNE BOMBE ORGANIQUE DEV ASTE LA VILLE : DEJA 3 MORTS ET 500 BLESSES. « Ça devait arriver » soupire-t- il

«J’arrive mes chéris !» balbutie Elisabeth, en pensant à ses enfants.
Soudain, la voie est libre. D’un coup de pare-buffle, la 4×4 envoie promener une voiturette, dérape dans l’épaisse glu rougeâtre, redresse, retrouve la route, s’élance. Défilent platanes à gauche, villas à droite, épaves de voitures fumantes et ensanglantées ; des imprudents s’élancent à travers la chaussée, elle les évite de justesse.

 

8.

Sur la route d’Hermance, elle prend à droite, là où il y a peu de trafic ; plus haut, la petite route est libre, elle le sait. Il n’y aura personne. Le chemin longe un parc qui paraît s’étendre jusqu’au pied du Salève. En été, l’herbe y est haute et l’ombre profonde sous les cèdres et les chênes ; dans le ciel s’en vont de gros nuages lents. Mais maintenant, les prés sont coupés ; le vent forcissant agite les branches des arbres et remue les fourrés, faisant jaillir des éclats d’ombre froide.

Et là, au bord de la route, un coussin nonchalamment jeté.
Elisabeth s’arrête.
CUDDLE-MUDDLE DONNE CORPS A VOS REVES
Elle quitte la voiture et se penche. Observe longuement le coussin, le touche : son doigt rencontre une peau douce et tiède. Et ce liséré de tissu noir ? Elle s’assied par terre, à côté de la chose. Rien ne bouge. Et puis – plop ! – voilà qu’il y en a deux. Elle attend. Le vent chuinte dans les branches. Elle prend un coussin sans vraiment y penser, le serre contre elle ; celui-ci, par une pression exactement équivalente à celle de ses doigts et de son buste, lui répond. Elle presse encore ; il l’enserre ; elle relâche – il la laisse aller. Elle prend l’autre coussin, le glisse sous ses reins qu’il soulève doucement – mais « plop ! » : voici qu’ils sont deux, et – « plop ! » – encore deux. Jolie couche. Elisabeth s’étire ; les choses la bercent et la font tanguer. Plus rien ne sert de se dépêcher. Elle se tourne et rapproche encore deux coussins – et voilà que – hop ! – ils se … soudent ! Se fondent l’un dans l’autre ; ne font plus qu’un, qu’un seul traversin. Elisabeth y presse un autre coussin, qui s’y colle. Mais à côté d’elle, de nouveaux coussins sont nés. Elle les accouple par le liséré. A présent trois traversins ou troncs de simili-chair brune gisent sur le tapis de feuilles mortes. Elle en marie deux. Se couche dedans. « C’est mieux, » songe-t-elle avant de sombrer, « comme c’est bon ! », et puis : « Ingmar ! ».

Plus tard, Elisabeth se réveille blottie contre le matelas tiède et souple. Peu de temps s’est passé ; Frank et les enfants l’attendent toujours. Elle porte le matelas dans la voiture, il faut montrer ça à Frank, lui expliquer le fonctionnement de L’IDEAL-OBJET SENSUEL BRUT.

 

9.

A la maison, Orlando a étripé soixante coussins, il est fatigué maintenant, « Papa ils sont tous morts je veux m’arrêter ». Mais papa n’entend pas, il regarde la télévision. LA VILLE A FEU ET A SANG, annonce le journaliste. Le coût de la catastrophe s’élève déjà à plusieurs millions de francs. Il semblerait toutefois que les coussins aient cessé de se démultiplier pour l’instant. Les coussins « survivants » ont été rassemblés pour former un matelas géant, place du Molard, au centre ville. On peut s’y coucher et vivre un bref instant de «sensualité idéale- brute ». Mais le fabricant du gadget a fait savoir que la « créature » ne passera pas la nuit. « La structure est instable. Une fois le corps conçu, il s’autodétruit en vingt-quatre heures ».

Ce sont ces nouvelles qu’Elisabeth entend lorsqu’elle pousse la porte d’entrée, tirant le matelas derrière elle. Il a déjà perdu de sa superbe. Les bords s’écornent, brunissent, se recroquevillent. Frank se retourne à moitié: « Ça va… ? ». Les enfants l’appellent, elle croit entendre Orlando pleurer. « Regarde … » dit-elle faiblement, lorsqu’il s’exclame : « Ecoute, écoute ! ». Tout ça pour ça, pense-t-elle, et court se réfugier aux toilettes. Qu’avait-elle espéré ? La réminiscence floue d’émotions anciennes ; un espoir de jeune fille, le nom d’un parfum ? Elle se sent un peu honteuse. Elle se regarde dans la glace, lisse ses cheveux, avale sa salive. Puis elle sort, dans le hall, où, étalé noircissant sur le carrelage de marbre, l’idéal- objet sensuel brut finit de se faner.

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