Créé le: 01.10.2017
3025 0 0
Espoir

Nouvelle

a a a

© 2017-2024 Lama

© 2017-2024 Lama

Où il faut cultiver le lâcher prise et s'accorder le droit d'être heureux
Reprendre la lecture

Un brouhaha de voix en toile de fond. Des effluves d’encens, de cuir et de nourriture épicée flottent dans l’air. Ce dimanche matin sur la plaine de Plainpalais baignée des doux rayons du soleil d’automne, une feuille rousse s’élance d’une branche de platane au-dessus de moi. Soulevée par la brise, elle voltige ça et là un instant, comme indécise, avant de tourbillonner et d’atterrir sur mon épaule. Tout près, la sonnerie du tram retentit, comme un bref rappel au badaud de sa nature éphémère, le rappel que malgré la clémence de la météo cette matinée de marché, le froid couve pas loin, que la vie passe vite et que chaque instant mérite d’être vécu pleinement. 

 

Carpe diem. Cette maxime mainte fois galvaudée, je l’ai vraiment faite mienne à présent. Mais avant d’attendre cet état de grâce – je reformule : d’abord un sentiment comateux de renonciation puis – oserai-je le dire ? – d’acceptation, il me semble avoir du traverser tout un océan de larmes et que seul un désert immuable et impassible a répondu à mes interrogations muettes : « Pourquoi ?

 

Me voici donc mon sac recyclé au bras, flânant parmi les étals, les sens réceptifs à la bonne affaire, celle qui viendra couronner de succès cette matinée bien commencée puisque j’ai couru mes 6 km sans douleur pour la première fois depuis des années. 

 

Du coin de l’œil je capte mon reflet dans une glace au cadre doré à la feuille, posée à même le sol. Ces meubles de style ou d’époque – peu importe – n’ont plus aucune valeur mercantile. Moi toutefois, la grâce surannée de certains objets me réconforte et m’apaise. Elle me ramène vers un temps où tout était simple, petite chambre douillette chez papa maman.

Le crépitement des bûches dans la cheminée, l’odeur caractéristique du bois qui brûle… les courants d’air alentour mais aussi la chaleur réconfortante du brasier avec contre mon ventre, tous deux étendus sur le parquet, le chat de la maison qui ronronne… Nostalgie, saudade m’aventurerais-je à dire si je maîtrisais un tant soit peu le portugais… 

 

Le miroir, hein ? Bah, je ne suis pas trop mal finalement. De longues jambes – pas maigres, fuselées hein – chaussées de bottes brunes montantes, un torse un peu court certes mais compensé par une taille extrêmement fine dont j’arrive à faire le tour avec mes deux bras. Un visage fin allongé mais aux traits tendres et aux yeux d’un marron chaud, ombragés de longs cils bien fournis, une peau laiteuse encadrée d’un casque de cheveux châtains… Enfin, un sourire qui m’a valu de nombreux compliments, d’hommes comme de femmes… Mais depuis bientôt trois ans, il n’y a personne pour en profiter.

 

Mon atout principal reste quand même mes jambes. D’ailleurs, tiens qu’est ce que c’est que ça ?

 

Ma botte droite soudain immobilisée, s’orne à présent de deux petites étoiles de mer.

Me penchant pour taquiner l’imprudent qui a eu la maladresse de me confondre avec sa maman, je me retrouve soudain face à deux grosses billes gris-vert affolées dans un visage tout chiffonné.« Qu’est-ce qui t’arrive mon chéri ? Ca ne va pas ? » 

Ca y est je l’ai reconnu, c’est le fils Mangeat, mes voisins du 3ème. Ce petit que j’admire chaque fois que je le vois, toujours habillé comme un petit prince mais aussi toujours si sérieux pour ses bientôt 5 ans. Et beau, si beau…

 

« Mes parents, ils voulaient m’emmener au pestacle mais ils se disputent… »

 

C’est vrai qu’on n’est pas loin des marionnettes de la rue Rodo, pensé-je in petto. Je regarde dans le prolongement de son index pointé. Ouh cette petite menotte encore toute potelée des rondeurs de l’enfance.. Ne change pas mon amour, par pitié ! 

 

Au bout de l’allée, le couple Mangeat est là, et bien parti pour l’une de ses énièmes engueulades dont il a le secret. L’homme qui hurle, la femme qui répond. Un peu. Puis l’homme qui hurle plus fort et la femme qui se recroqueville et se tait, attendant que ça passe pendant que lui, déverse sur elle l’ire de toute une semaine de rebuffades au travail ou que sais-je… C’est cela que Justin, leur fils unique (je l’aurai peut-être dans ma classe à la prochaine rentrée scolaire) a tenté de fuir du haut de ses quatre ans.

Sans réfléchir je l’ai assis sur mon bras et déjà je lui fais un rempart de mon corps. Il sent bon l’enfant. Sa respiration s’apaise et son petit corps léger contre moi me réconforte également. Nous serions deux naufragés dans la tourmente qui s’accrochons l’un à l’autre. Tout est bien.« On va aller voir tes parents mon chéri, ne t’inquiète pas » lancé-je, décidée. « Non » souffle-t-il. Encore un petit moment… S’il te plaît.» Ses yeux semblent m’implorer.

Comment ça non ? Manqué-je m’écrier. 

 

Au lieu de quoi je réponds avec toute la douceur dont je suis capable « ça va s’arranger mon chéri. Si tu veux, je leur parle moi. Ils me connaissent. Nous sommes presque voisins après tout »…

 

Oh, ces yeux ! La façon sérieuse dont ils me dévisagent. L’air grave presque implorant que prend ce petit bout du haut de ses seulement 5 ans. 

 

Je ne sais si je dois fondre, me mettre à pleurer ou appeler au secours. 

 

« Je suis fatigué. Attends un peu s’il te plaît ». 

 

Quel enfant de 5 ans est fatigué à seulement 10h00 du matin ? pensé-je. Mais je ne dis rien. J’ai compris bien sûr.

 

Détourner son attention vers quelque chose de joyeux si possible. Voilà ce que je dois faire. Vite une idée… Avisant le couple à l’œuvre – je les sais capable de continuer un bon moment sur le même registre – je propose: « Tu veux un pain au sucre ? Ou un pastel de nata ? Ils en ont dans la boulangerie de l’autre côté de la route. »

« Oune pastèle dé nata, c’est quoi ? ». Ca y est, j’ai capté son attention ! Heureusement, les enfants de cet âge sont encore assez manipulables. « C’est un dessert à la crème de vanille il me semble. C’est portugais. En général, tout le monde aime ça ».

 

Sur le fil du rasoir, je suis la funambule, mais je marche sans filet. Et je n’ai pas pensé à prendre mon ombrelle. Pourquoi Dieu a-t-il bien voulu donner ce trésor à ceux qui ne le méritent pas ?

 

Sa petite main dans la mienne, nous traversons la route et je peux vous dire que je vis à fond ces instants banals en soi mais qui me donnent la douce illusion d’être moi aussi mère de famille.

 

A l’intérieur du tea-room, il fait bon. Les personnes assises discutent joyeusement. Sur la gauche, le comptoir des douceurs est bien achalandé et la vue de tout ce sucre me donne l’eau à la bouche. Nous choisissons avec application deux viennoiseries plus un petit paquet de bonbons que je paie en douce avec l’idée de lui en faire la surprise plus tard. 

 

A présent tous deux assis sur un banc, le couple terrible en ligne de mire, je le regarde engloutir la friandise. Il reprend du poil de la bête le chéri. En moi, une douce chaleur s’instille dangereusement. « Chest bon ! Tu crois que maman voudra bien m’en acheter ? ».

Ô combien soudainement la petite flamme s’éteint. L’évocation de la maman m’a ramenée au présent. Le marché, les parents de Justin, mon opération.

 

Cette absence d’enfants me ronge et me consume à petit feu. Je sens – je sais – que cette sensation me hantera jusqu’à ma mort.

 

La nouvelle que je ne pourrai jamais avoir d’enfants nous a assommés. Nous avons essayé de nous relever bien sûr..… L’idée de l’adoption nous a maintenus la tête hors de l’eau quelque temps mais l’attente et l’incertitude ont eu raison de notre couple. 

 

J’ai poussé Sylvain dehors parce que je sais quel bon père il ferait et je ne voulais pas lui imposer le fardeau de ma stérilité. A présent que me voici seule, je me suis résignée à bientôt 36 ans à ne jamais connaître les joies de la maternité.

 

Mais je vais mieux moralement et j’ai trouvé un certain équilibre. C’est un processus douloureux mais je me sens capable à présent d’explorer et d’affronter qui je suis devenue.

 J’ose ouvrir la fenêtre sur mon vide affectif et je reconnais mes erreurs. Sylvain. Le timbre de sa voix joyeuse quand il rentrait du travail. Cette impression de force naturelle et de stabilité qu’il dégageait. Et je ne parle pas que de sa stature mais aussi de sa personnalité. Ses bras, son regard, son sourire me manquent. Mais aussi la manière gentiment moqueuse qu’il avait de me faire des reproches. Il me faisait tellement rire. 

 

Lui, il savait comment mettre à l’aise les gens et les réconforter. Moi, je n’ai jamais su. Je crève d’envie de le faire mais la pudeur me retient sur le moment et après c’est trop tard. Oui, l’absence de Sylvain a aussi un créé un vide en moi mais je n’ai pas envie que quelqu’un d’autre vienne le combler, Qui mieux que lui pourrait comprendre ce que je ressens ? C’était mon âme sœur mais il a également tant souffert dans toute cette histoire… 

 

Mon cœur saigne. Ma main part explorer ma poche à la recherche de mes deux doudous comme je les appelle. D’habitude, mon quartz rose et mon hématite savent m’apporter l’apaisement et m’aident à me recentrer. La magie va-t-elle opérer encore cette fois-ci ? J’en doute

 

D’un geste presque rageur, je les empoigne fermement et me mets à les malaxer. Sous ce traitement un peu barbare, mes braves pierres répondent néanmoins présentes à l’appel. Elles ne m’abandonnent pas, elles. Avec reconnaissance, j’accueille le sentiment de calme et de paix qui descend en moi.

A côté de moi, Justin achève son gâteau. Allons ma belle, la vie n’est pas si mal. Apprécie ce moment juste parfait et imprime-le bien ta mémoire. Ainsi, tu pourras l’en ressortir quand tu le voudras.

 

Le petit en-cas a rendu des forces à Justin qui me demande « Dis madame, en fait, comment tu t’appelles? »

 

« Elle s’appelle Andreia. » La voix est venue de derrière le banc. 

 

Ce n’est pas possible. ? Je n’ose me retourner.

 

« Vous permettez que je m’asseye avec vous ? » Une grande ombre me cache momentanément le soleil. Je lève les yeux. 

 

C’est bien lui ! C’est Sylvain. Il a à peine changé. Seul tribut payé au temps : des tempes un peu grisonnantes. Le sourire franc et lumineux, lui, est toujours là. Un peu timide toutefois en ce moment, Aussi je m’empresse de lui répondre par un oui prononcé d’une voix mal assurée et un peu trop aigue à mon goût…

 

« Andreia ? C’est joli comme nom». « N’est-ce pas, hein ? Moi c’est Sylvain. Je t’ai connu tout bébé.. » Les voilà lancés dans une longue discussion. Justin est totalement sous le charme. Le voilà qui rit.

Pendant que ces deux-là dont connaissance, j’observe discrètement Sylvain. Il porte aujourd’hui ses éternelles bottes de motard, un jean noir et le pullover – col roulé couleur chameau que je lui ai offert au dernier Noël passé ensemble. Entre deux échanges avec le petit prince, Sylvain m’a expliqué le pourquoi de sa présence dans ce marché, lui qui n’y vient jamais. Il traversait la plaine après avoir déposé sa moto chez le garagiste pour se rendre au Kebab tout près lorsqu’il nous avait aperçus ensemble Justin et moi. Il n’avait alors pas pu s’empêcher de nous observer discrètement et il avait saisi ensuite la première occasion pour se joindre à notre discussion. 

 

« Je pourrai vous revoir tous les deux après ? Si je suis triste mais aussi quand tout va bien ? » demande soudainement Justin. Nous acquiesçons immédiatement, trop heureux de pouvoir rassurer notre petit copain et avoir ainsi l’occasion de se revoir. Sylvain lui fait la promesse qu’il sera le bienvenu chez nous à tout moment. Chez nous ? Je n’ose pas le regarder, craignant de paraître ridicule avec mes joues brûlantes et ce sourire niais que je ne parviens pas à réprimer et qui va d’une oreille à l’autre.

 

La boucle est bouclée. Cette journée d’automne a été riche en événements pour moi. Pour lui, pour Justin. On peut dire que nous nous sommes trouvés tous les trois. Il n’y a pas de hasard, Tout est bien et arrive à point nommé quand on est prêt. Nos regards se croisent, dans le sien, je vois plein de possibilités et de l’espoir. Je pense également discerner une autre lueur mais je n’en suis pas certaine,

Soudain gênés tous les deux, nous portons notre regard alentour pour nous donner bonne contenance. 

 

Nos regards finissent par converger vers le même point:

non loin, au même endroit qu’il y a bientôt une heure il y a une poussette vide, un homme les mains ouvertes, paumes tournées vers le ciel dans un geste d’impuissance, dit à sa femme : « Puisque je te dis qu’il était là il y a deux minutes ! ».

Commentaires (0)

Cette histoire ne comporte aucun commentaire.

Laisser un commentaire

Vous devez vous connecter pour laisser un commentaire