Créé le: 20.02.2025
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Espèce de maison

Fiction

Il ne reconnaît pas la maison, mais l'odeur lui est familière.
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ESPÈCE DE MAISON

 

 

 

L’homme s’avance sur le sentier sinueux. Les petits cailloux gris et blancs crissent sous ses pieds. La pente est douce, descendante. Une légère oblique cache la suite du paysage. L’homme semble impatient. Mouvements de tête dans toutes les directions. Peu à peu le sentier pierreux devient plus herbeux, comme si l’entretien n’avait pas été fait depuis longtemps, ou que les graminées s’étaient fait un malin plaisir de grapiller quelques espaces supplémentaires. Plus loin sur la droite démarre un petit muret de pierres assemblées à l’ancienne, encore après sur la gauche un talus et quelques coquelicots en contrebas. L’homme continue sa progression, accrochant maintenant son regard au bout de la toiture qui apparaît en premier. La façade est jaune, couleur semoule de blé, en partie recouverte d’un lierre qui court jusqu’au-dessous du toit. Au centre, la porte au sommet d’un escalier de quelques marches.

 

L’homme ne reconnaît pas le hall d’entrée, mais l’odeur lui est familière. Dans la pénombre à l’intérieur des murs épais, il se remémore. Au bout du hall, un couloir à droite, le même à gauche, à intervalles réguliers de petites fenêtres carrées aux vitres incrustées de pièces de vitrail. Il ferme les yeux pour faire revenir les images du passé. Première pièce à droite, le petit salon, au centre un piano quart-de-queue laqué de noir. Deuxième pièce à droite, le bureau et sa grande bibliothèque de livres anciens. Tout au fond, les toilettes. Il visualise le couloir à gauche. Première pièce, la salle à manger, deuxième pièce, la cuisine, et tout au fond l’arrière-cuisine donnant sur le jardin. Il ouvre les yeux, les portes s’effacent de son champ de vision, mais l’odeur est toujours là. Il voudrait la décrire, ou la décomposer pour la recréer au cas où il l’oublierait. Mélange de poussière, de fond d’armoire, d’effluves de confitures dans la casserole en cuivre et de soupe de tapioca. Odeur des livres anciens et d’humidité moisie.

 

À petits pas, l’homme se dirige vers l’escalier en face du hall d’entrée. Il connaît le chemin, cette fois il en est sûr. Larges marches en pierre qui tournent lentement vers l’étage supérieur, celui des chambres. Il en compte au moins quatre, peut-être cinq, dont celle du maître des lieux avec salle de bains attenante, quelque part au bout du couloir, il ne sait plus dans quel ordre, le boudoir de sa mère, la lingerie et sa véranda, les anciennes chambres des enfants devenues celles des invités, la chambre rose, la chambre bleue, la chambre… il a oublié la couleur, et puis la toute petite où il jouait au train électrique, et l’autre encore où se trouvait la collection des Simenon et des San Antonio de son père. L’odeur a disparu, elle s’est aseptisée, lointain souvenir d’éther ou de mercurochrome. Il cherche du regard la salle de bains commune, pas celle des parents, celle pour tous les autres. Les portes se confondent, les murs sont nus et blancs, l’odeur d’éther lui donne la nausée, il cherche à s’appuyer quelque part, un bord de chaise, un banc, il y avait des bancs dans les couloirs, il en est sûr. L’escalier se poursuit, en bois ciré, craquant sous les pas. Même sur la pointe des pieds, on n’était jamais à l’abri d’un bruit avertissant que quelqu’un s’aventurait au dernier étage interdit aux enfants, celui des greniers et des chambres des anciens domestiques. Atmosphère étouffante en été, vue imprenable sur les jardins, et les trésors cachés sous des draps blancs, vieux lits d’enfants, malles supposées au trésor, anciennes commodes recelant des objets inutiles, caisses à jouets de bois pour les garçons ou de porcelaine pour les filles. De rares fois, il s’y était aventuré avec ses cousins lors de retrouvailles pour des repas de famille. À plusieurs, on a l’audace de braver l’interdit à l’heure de la sieste.

 

L’homme est immobile, une main appuyée contre le mur, l’autre portée à son front, tête baissée, regard vers le sol ou peut-être ses yeux sont-ils fermés. Légers soubresauts du corps, minuscules spasmes secouant sa poitrine, de faibles râles émergent de sa gorge, certains plus aigus comme des couinements d’oiseau pris dans un piège. Ses jambes vacillent, il se tient maintenant des deux mains, elles tremblent, il est au bord de l’effondrement. À tâtons ses doigts cherchent le chambranle d’une porte auquel s’accrocher. Il agrippe la poignée, appuie à plusieurs reprises, tente de forcer, frappe de ses doigts puis du poing, ne réussit pas à l’ouvrir, recule d’un pas pour prendre de l’élan, avance son épaule droite et se lance plusieurs fois contre la porte, de moins en moins fort, jusqu’à l’abandon.

 

Une voix inconnue appelle du fond du couloir.

Le voile se lève sur les murs trop blancs.

L’homme a perdu les images de ses souvenirs.

 

–       Il ne faut pas rester là, dans le couloir. Est-ce que vous venez d’arriver ? Quel est votre nom ? Est-ce que vous vous en souvenez ? Je vous accompagne jusqu’à l’entrée.  Tenez-vous à mon bras.

 

L’homme essaie de dire quelque chose. Les mots s’arrêtent au bord des lèvres qui font de petits mouvements saccadés sans produire aucun son. Il s’accroche au bras de la blouse blanche. Au sol les carreaux de terre cuite défilent sous ses pieds, il pourrait les compter comme autrefois. Combien déjà depuis sa chambre jusqu’à l’escalier ? Il amorce la descente en caressant de la paume la rampe de bois vernis. Rouge foncé de l’acajou. Il retrouve la sensation douce que procure le polissage des années. Glissade d’enfant sur la rampe qui s’arrête à la boule à facettes en cristal.

 

–       Papa, tout va bien ? J’ai rempli le formulaire d’entrée. Tu seras bien ici. C’est le genre de maison que tu aimes. Elle me rappelle celle de Grand-père, tu ne trouves pas ? Ta chambre est au premier étage, le signe sur ta porte est un bateau à voile bleue.

 

L’homme dit oui.

Il ajoute Tu ne t’éloigneras pas trop de la maison.

 

 

 

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