Créé le: 30.09.2017
3218 0 0
Erreur de vieillesse

Entendu au marché... 2017

a a a

© 2017-2024 Athof

Bonsoir, Chacun de nous fais des erreurs, mais celles de la vieillesse sont les plus dures à supporter.
Reprendre la lecture

“S’il vous plait, venez m’aider ; au secours !”

– Poussez-vous, laissez-nous faire notre travail, monsieur.

– Est ce qu’il va s’en sortir ?

– Ne vous inquiétez pas, ce n’est pas aussi grave que ça en a l’air, mais nous serons obligés de le mettre sous observation vu son âge avancé.

 

“Je ne voulais pas lui faire de mal ; non, juste qu’il comprenne une bonne fois pour toute que certaines limites ne peuvent être dépassées”.

 

– Monsieur, vous connaissez le blessé ? est-ce vous qui lui avez fait ça ?

– Comment ? qui êtes-vous ? que s’est-il passé ?

– Monsieur, je suis inspecteur de police et je dois vous poser quelques questions ; je veux savoir ce qu’il s’est passé.

– Comment ça, un inspecteur de police ? Ah, on peut dire que vous avez fait vite pour une fois ; ça n’a pas été le cas le jour où je vous ai appelé parce que quelqu’un m’avait chopé mes sous-vêtements pour les accrocher sur la porte de la directrice !

– Monsieur, vous vous sentez bien ? Si vous refusez de me répondre, je me verrai dans l’obligation de vous emmener au poste.

 

– Je me présente, Dr Rantgen, je suis le médecin chef de la maison de retraite, je connais parfaitement

tous les pensionnaires qui vivent ici. Monsieur Brons est dans un état de choc, il ne vous sera d’aucune utilité. La personne blessée que nous avons fait évacuer sur l’hôpital de la ville est monsieur Voerst. Monsieur Voerst et Monsieur Brons font partie de nos plus anciens pensionnaires ; ils étaient déjà ici avant que je ne prenne mes fonctions ; je ne les ai jamais vu se disputer et je dirai même qu’ils sont les meilleurs copains du monde.

– Pourtant, des pensionnaires racontent tout le contraire.

– Oh, vous savez comment sont les vieux du pensionnat, ils se retrouvent à vivre en groupe, complètement débarrassés des responsabilités familiales et professionnelles, et là, sans pouvoir l’expliquer de manière claire, ils se mettent à se comporter comme des ados ; ils se chamaillent, ils draguent, chaque homme cherche à piquer la copine de l’autre ; enfin, un vrai monde d’ados. Pour certains, ils dépassent même ce sentiment jusqu’à se comporter comme des caïds, des chefs de bandes. Cependant, ces comportements enfantins ne génèrent jamais de disputes sérieuses ni de querelles sanglantes, car ils se rendent vite compte des limites que leur impose leur physique. La force et la virilité des hommes et les corps de rêves des femmes n’existent que dans leurs têtes.

– Vraiment, pour un docteur, je trouve que vous manquez cruellement de tact avec ces personnes âgées. Mais revenons à notre pensionnaire, notre suspect.

– Excusez-moi, vous êtes le brigadier … ?

– Je suis l’inspecteur Szarto.

– La brigade nous envoie un inspecteur pour une affaire de blessures légères ? Ils ont de l’argent à dépenser !

– Non, c’est juste que je devais passer pour enquêter sur un de vos anciens employés, Monsieur Bers, soupçonné dans l’affaire que vous connaissez sûrement.

– Oui, je suis au courant, mais je continue à penser qu’il n’est en rien responsable de ce qui est arrivé à ces malheureuses personnes.

– Ah bon, vous trouvez que cinq décès en l’espace de deux mois et demi n’est pas assez étrange ? ou bien c’est une manie chez vous de disculper vos pensionnaires et vos employés ? et à moins que vous ne déteniez des parts dans cet établissement, je pourrai comprendre que cela risque de porter atteinte à votre institution dont l’image se trouve bien ternie, ma foi !

– Vous vous trompez, inspecteur, nous n’avons rien à cacher et veuillez croire que ceux que je défends le méritent amplement ; et non, je ne détiens aucune action !

Ah, voici Madame Berth, compagne de Brons.

– Bonjour docteur. Que se passe-t-il ? on m’a demandé de venir aussi vite que je le pourrais

– Je me présente, inspecteur Watli, et je suis ici parce que votre époux …

– Mon compagnon, inspecteur.

– Oui, votre compagnon, monsieur Brons; il est soupçonné de coups et blessures sur la personne de Monsieur Voerst.

Elle s’esclaffa et se laissa tomber sur le divan à côté d’elle;

– Coups et blessures ? haha, quelles inepties ! mais ça ne va pas la tête, il n’est pas même capable de se raser tout seul ; la vue du sang lui est insupportable ;ça tourne au mélodrame, votre histoire.

– Croyez-moi, Madame, j’ai autre chose de plus important à faire que me piffrer ces histoires de vieux ados.

– Ah, mais je ne vous le permets pas, inspecteur !

– On n’en n’est pas là, madame, je me dois de relever le maximum de renseignements afin de clore ce dossier au plus vite ; l’affaire de l’ange de la mort est de loin plus dramatique.

Le médecin s’avança d’un pas vers l’inspecteur :

– Si vous me permettez une suggestion.

– Allez-y, je suis toute ouïe ! rétorqua l’inspecteur assez sèchement.

– Connaissant l’état d’esprit dans lequel se trouve monsieur Brons en ce moment, je suggère de laisser Madame Berth lui parler car elle seule est capable de tirer cette histoire au clair.

– Oui mais il a reconnu en être l’auteur.

– Quoi, hurla Berth, et depuis quand la parole d’un vieux sénile est-elle prise en compte ? Je le connais, il ne ferait pas de mal à une mouche ; et puis, Voerst est un plaisantin, je pense qu’il cherchait à lui jouer un sale tour ; tout au plus, une plaisanterie qui a mal tourné.

Laissez-moi lui parler, ou mieux, ne l’emmenez pas au poste ; avec moi, il se sent en sécurité, il me dira, il me parlera.

L’inspecteur regarda le médecin et acquiesça de la tête ; il savait pertinemment qu’il ne pourrait rien tirer du vieux et qu’il valait mieux le laisser au pensionnat ; mettre un septuagénaire derrière les barreaux n’est jamais aisé, à moins qu’il n’ait commis un acte grave.

– D’accord Madame, je repasserai plus tard voir s’il y a du nouveau. Et désolé si je vous ai offusqué.

– Ah, ce n’est rien ; je sais que la vieillesse porte en elle les travers de toute une vie, des travers qui finissent par ressortir sous une forme ou une autre.

 

Le docteur Rantgen se proposa de raccompagner l’inspecteur, laissant Berth dans ses réflexions ; elle était sûre que ça ne collait pas et se promit de tirer cette histoire au clair avant la fin de l’après-midi. Il y avait anguille sous roche, et connaissant les deux compères, ça a dû déraper sans que personne ne sache comment.

 

Elle rentra subrepticement dans la pièce et le trouva face à son jeu d’échecs.

– Alors, mon poussin, comment te sens tu ?

– Argh, pas toi s’il te plait. Tout le monde me gonfle ici ; on me prend pour un moins que rien ; tout le monde se permet des choses avec moi, j’en ai marre.

– Mais arrête, qu’est-ce que tu me racontes là ? tout le monde t’aime ici, à commencer par ce vieux rabougri de Voerst.

– Ah, celui-là, je lui montrerai plus tard de quel bois je me chauffe. Et d’ailleurs, tu l’as croisé ce vieux tronc ?

– Non, je ne l’ai pas vu ; ils l’ont mis sous observation.

– Ah, il aurait fallu le mettre bien avant, sous observation.

– D’accord mon lapin, ils auraient dû, c’est vrai ; toujours à se payer la tête des gens. Dis, tu ne voudrais

pas me raconter ce qu’il s’est réellement passé ? j’ai promis au policier que tu allais me raconter l’histoire telle qu’elle s’est passée.

– Laisse tomber, il n’y a rien à raconter. Il l’a mérité, c’est tout.

– Arrête, ne dis pas ça ; l’inspecteur a consenti à te laisser tranquille si tu me disais ce qu’il s’est vraiment passé. Sinon, il t’aurait emmené au poste pour prendre ta déposition.

– Oh, franchement, que vient faire la police dans cette histoire ? il n’y a pas eu mort d’homme à ce que je sache.

– Tu vois, il s’est trouvé par hasard ici ; il enquête sur “l’infirmier”.

– Ah celui-là, dommage qu’il ne s’en était pas occupé du singe ; il m’aurait libéré de ses sarcasmes.

– Chut, ne parle pas de ça ; quelqu’un pourrait nous entendre et la police se ferait un plaisir de nous convoquer pour nous questionner sur le sujet. Mais tu ne me dis toujours rien de cette dispute !

 

Le vieux la fixa du regard, lui caressa le visage, puis la prenant par la main, l’invita à s’asseoir près de lui.

– Je te dirai tout si tu me promets un …. tu sais quoi.

– Hihi , tu me fais du chantage ? lui répondit-elle avec une lueur dans les yeux.

– Ah oui, je dois assurer ma soirée, ma belle puce.

– Allez, dis-moi ce qui est arrivé entre vous deux pour que vous en arriviez là.

– Tu es la cause de notre dispute, ma puce.

Berth, un moment surprise, ne fut pas étonnée de ce que lui disait son compagnon. A vrai dire, elle avait toujours su que Voerst, depuis longtemps, avait un faible pour elle ; depuis ce soir quand ils s’étaient croisés dans un pub et avaient passé la soirée à danser et à chanter. Sans plus. Malgré une vague promesse de se revoir la semaine d’après, rien ne se passa et ils continuaient à se croiser dans la rue en s’échangeant de vagues sourires. Quelque temps après, Berth fit la rencontre de Brons au détour d’une ruelle où il faillit lui rentrer dedans avec son vélo. Depuis, ils ne se sont plus quittés, ou pour être plus précis, ils passèrent le plus clair de leur temps ensemble, mais sans jamais sauter le pas et passer à l’étape du vivre ensemble. Certes, il y eut dans leur relation une courte période de flottement durant laquelle Berth donna naissance à son unique fille, Amandana. Il ne lui demanda jamais qui en était le père et elle ne lui révéla jamais son identité. Le doute ne le quitta jamais.

 

– Tu es la cause de notre dispute. On parlait un peu de tout, puis soudainement il me traita de “vieux cocu”. Je sais qu’il a pour habitude de me traiter de tous les noms d’oiseau et j’en faisais autant, mais “cocu”, non, ça ne passait pas. Et comme il continuait à le répéter encore et encore, je finis par lui demander pourquoi “cocu » ? pourquoi aujourd’hui et jamais auparavant ? il me dit que ce n’était pas par manque d’envie mais qu’il ne voulait pas me blesser. Le sachant plaisantin, je n’en donnais pas plus de crédit à tout ça, puis me dit ” j’en ai connu des femmes dans ma vie mais une seule m’a marqué » ; je rétorquais que c’était pareil pour moi et que toi Berth fût mon premier et véritable amour. A ce moment, il lâcha son venin sur moi ” Mais je te dis que ta femme, je l’ai connue avant toi”.

Et alors, lui répondis je, beaucoup d’hommes ont connu ma femme avant moi. Voerst se tût un instant puis rajouta ” Ah, et il en rajoute une couche, le cocu !”. Puis, il se leva pour sortir, me regarda fixement et me dit “Amandana, elle t’appelle toujours papa ou elle a su enfin qui était son père biologique ?”

A cet instant, je perdis le sens de la réalité et lui asséna un violent coup de poing à la figure ; enfin, violent autant que cela peut l’être. Il tomba à la renverse. La suite tu connais ; dès que j’ai vu le sang dégoulinait sur son visage, je compris que j’avais commis une erreur, une autre erreur.

 

Les yeux de Berth se remplirent de larmes.

– Qu’est-ce que tu nous fais là, lapin ? tu es jaloux ? Cela fait longtemps que nous n’avons plus quinze ans, tu sais. Et puis, Voerst est un plaisantin, un …

-Oui, un plaisantin et tu m’as trompé avec ce bouffon !

– Tais toi ! tu en as assez fait aujourd’hui. Je ne t’ai jamais trompé, ni avec Voerst ni avec un autre.

– Ah oui, et tu vas me dire qu’Amandana n’est pas sa fille, n’est-ce pas ?

– Tais-toi, vieux fou ! Amandana n’est pas ta fille pas plus qu’elle n’est la fille de Voerst. Oui, je ne t’ai jamais trompé, et Amandana est le fruit d’une relation passagère du temps où tu m’avais quitté pour cette Lucy. Tu te rappelles ?

 

Elle se leva pour sortir puis s’affala sur une chaise posée à l’entrée de la chambre.

– Je t’avais raconté que Voerst et moi nous nous connaissions. Nous habitions à quelques pâtés de maisons l’un de l’autre. Un soir, nous nous rencontrâmes dans un pub où nous dansâmes et rigolâmes

comme des dingues. Ce fût intense et court, sans plus. Les jours suivants, lorsque nous nous croisions dans la rue, nous échangions quelques sourires timides, des fois un bref échange. Ça aurait pu évoluer, mais il fût appelé sous les drapeaux et envoyé au front. Un obus explosa près de leur campement ; beaucoup périrent et beaucoup d’autres furent gravement blessés ; ce jour-là, Voerst perdit sa « masculinité ». J’ai su cette histoire par sa cousine qui travaillait avec moi au centre de tri. Depuis ce jour, il perdit sa jovialité. La guerre l’avait transformé en une personne aigrie que tout dégoutait.

– Pourquoi tu ne m’as jamais raconté ça ?

– Et pourquoi l’aurais-je fait ? je ne voulais pas te voir te moquer de lui ; personne n’est au courant et c’est mieux ainsi. Enfin, maintenant tu le sais, et j’ose espérer que tu ne l’utiliseras pas pour te venger de lui.

 

Voerst se leva et, silencieusement, se dirigea vers la fenêtre fermée. Il scrutait au loin l’horizon d’un regard embué par des larmes.

 

Elle se leva à son tour, et au moment de sortir, entendit un bruit derrière elle. Elle se retourna et courut vers la fenêtre, horrifiée. “S’il vous plait, venez m’aider, au secours !”

 

“N’ayez crainte, il s’en remettra…”

Commentaires (0)

Cette histoire ne comporte aucun commentaire.

Laisser un commentaire

Vous devez vous connecter pour laisser un commentaire