Créé le: 02.06.2020
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Émilienne

Histoire de famille, Nouvelle

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© 2020-2024 Caroline Renard

Les derniers jours d'Émilienne, une jeune femme, une jeune maman atteinte du cancer ... Elle ne fumait pas, elle ne buvait pas, elle menait une vie normale, saine ...
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Elle avait quarante-trois ans. Elle est morte un mardi matin d’hiver. Elle vivait avec le cancer depuis plusieurs années. Aux prémices de la maladie, elle a fait appel aux médecines douces, naturelles. Puis petit à petit, elle a dû se rendre à l’évidence : son chemin de vie passerait par les hôpitaux, les traitements scientifiques et chimiques. Jusqu’aux tous derniers jours de sa présence sur terre, elle se préoccupait de son image ; elle se maquillait avant de recevoir sa famille, ses nombreuses amies.

 

Elle était belle Émilienne. Une brune, aux yeux bruns et au teint pâle. Sans être une créatrice, elle avait le style de l’artiste. Elle portait des bijoux créatifs : des bagues, des bracelets fabriqués en argent lourd et décorés de pierres précieuses. Elle s’habillait avec élégance. Elle aimait se couvrir de châles aux teintes brun vert et aux motifs floraux ou géométriques. Par fantaisie, elle se permettait de chausser parfois deux souliers identiques mais de couleurs différentes : l’un rouge carmin, l’autre vert bouteille. Ses lèvres étaient toujours légèrement teintées. Mais c’est dans sa blouse blanche d’hygiéniste dentaire qu’elle a séduit son dentiste de mari.

 

La maison où Émilienne, Jean et leurs trois enfants venaient d’emménager était vaste. L’ensemble tenait sur deux étages. La construction était pensée à l’horizontale avec de grandes baies vitrées ouvrant directement sur un gazon délimité par des plates-bandes de rosiers. Lors d’invitations, les plats étaient portés de la cuisine jusqu’à la longue salle à manger. En fin de repas, le café était servi dans un salon carré confortable dont l’âme était la cheminée. La résidence surplombait le vignoble en terrasse du Léman.

 

Il est à noter que dans la cuisine, une niche de quarante centimètres de haut sur trente centimètres de large avait été creusée dans le mur. L’on peut se demander si l’ancien propriétaire l’a vidée d’un contenu sonnant comme des pièces de monnaie. Émilienne pensait y déposer une sculpture : elle hésitait entre un bouddha et la vierge Marie.

 

En cette fin d’hiver, Émilienne occupait seule la chambre 214 aux murs blancs de l’hôpital. Les visites partaient et revenaient le lendemain. Dans cet espace stérile, seul un calendrier cloué au mur et qui s’était arrêté à la date du 7 février pouvait porter à réflexion et au questionnement. Peut-être s’agissait-il du jour où le précédent patient avait été évacué du lit, du lieu. Concernant Émilienne, personne ne savait, ni les médecins, ni les infirmières quel jour et à quelle heure elle laisserait sa place – froide – à un nouvel arrivant.

 

Chose étrange qu’un calendrier fixé au mur d’une chambre d’hôpital et arrêté à une date fixe. Le plus simple aurait été

de le retirer définitivement de la surface blanche. Le médecin ne voyait pas ce détail, l’infirmière ne voulait pas y toucher – malaise, embarras, superstition – et la personne responsable de la propreté des lieux ne le considérait pas comme un objet dérangeant.

 

Une date de naissance et une date de décès. Et entre ces deux dates, une vie dont on ne sait pas d’où elle vient ni où elle va. Une naissance dont le principal intéressé ne se souvient pas – une mère, un père qui en perpétuent le souvenir. Au final, une mort à laquelle personne ne veut penser. La mort fait peur, la mort angoisse.

 

Cette nuit-là, Émilienne a pressé – et cela a été la dernière fois – le bouton d’appel aux soins qui a été déposé près de sa main. Elle a demandé à l’infirmière ou plutôt, elle a fait comprendre à la soignante qu’elle aimerait reposer sur le côté.

 

Émilienne donc était allongée sur le flanc droit. Le bras gauche longeait la hanche et la main droite repliée contre le visage obturait la narine droite. Les ouvertures du corps étant bouchées, l’énergie vitale pouvait quitter le corps d’Émilienne par le sommet du crâne. Ses jambes étaient légèrement pliées : elle se trouvait dans ce que l’on nomme la position du lion. Elle prenait conscience que ses cinq sens – l’ouïe, la vue, le toucher, l’odorat, le goût – cessaient progressivement de fonctionner.

 

Elle se sentait lourde comme si un poids immense pesait sur elle et l’enfonçait dans le sol. Son visage devenait blême, ses dents se coloraient de taches sombres, ses paupières devenaient lourdes. Son esprit s’agitait. Elle tombait dans la somnolence. Le froid de l’élément Terre s’était infiltré dans le froid de l’élément Eau.

 

Émilienne a ensuite ressenti des sensations de chaud qui alternaient avec des impressions de froid. Le corps ne retenait plus les fluides : ceux-ci coulaient du nez, des yeux, de la bouche. Sa gorge était devenue sèche, elle avait soif. La mort répandait son odeur dans la chambre. Émilienne s’est sentie emporter comme par les eaux d’un fleuve. Elle baignait peu de temps après dans un océan immense. Elle tremblait. Son esprit est devenu fébrile. Sa conscience s’est déplacée et a pénétré dans l’humidité de la substance Air.

 

Émilienne était seule dans la chambre d’hôpital. Au dehors, la nuit était devenue profonde. Seules les clartés de réverbères attestaient l’existence d’un monde extérieur. Et pour Émilienne le passage de la vie à la mort se poursuivait naturellement : son nez et sa bouche se sont complétement desséchés. La chaleur a quitté les extrémités que sont les pieds et les mains. La chaleur restante s’est approchée du cœur. Le souffle d’Émilienne est devenu froid et son esprit a sauté de la confusion à la clarté, de la clarté à la confusion. Sa conscience s’est confondue dans les éléments Feu et Air. Elle s’est alors laissé emporter par la chaleur. Sa respiration est devenue irrégulière, haletante, voilée ; les inspirations sont devenues plus courtes que les expirations. Le sang ensuite s’est infiltré dans le « canal vie » placé dans le cœur en son centre. Et finalement trois gouttes de sang se sont transformées en trois expirations, longues, définitives. Émilienne a alors cessé de respirer, mais une douce chaleur a perduré au niveau de son cœur…

 

Toute chose a son pendant et l’envers de la mort serait la naissance. La mort rejouerait à l’inverse le déroulement de la conception d’un être humain. Le spermatozoïde et l’ovule s’étant joint, la conscience se serait invitée à cet endroit. Le fœtus en se développant aurait conservé l’essence du père au sommet du crâne et l’essence de la mère peu au-dessous du nombril. Ces essences auraient été maintenues en place par la respiration. Au moment de la mort, les essences parentales ayant contenu les formes des pensées résultant de la colère et du désir se rejoindraient dans le cœur. Ces émotions négatives ayant été soutenues dans les essences par le souffle disparaitraient à leur tour. La conscience qui se serait trouvée entre les essences – ces émotions négatives- serait libérée. L’esprit à son tour se libérerait de toute pensée.

 

L’auteur controversé de : « Le Livre tibétain de la vie et de la mort » cite dans son ouvrage un maître tibétain Tulku Urgyen Rinpoché qui dit de cet état : « Cette expérience est semblable à la rencontre du ciel et de la terre. » La conscience est libérée de l’ignorance et l’état dans lequel elle se trouve est nommé parfois « l’esprit de Claire Lumière de la mort ». Le Dalaï-Lama quant à lui en dit : « Cette conscience est l’esprit subtil le plus profond. Nous l’appelons nature de bouddha, source véritable de toute conscience. »

 

La colère : partie. Le désir : disparu. L’ignorance : évaporée. La conscience d’Émilienne est peut-être ou non devenue pure. Son corps – et cela est certain – s’est transformé en cendre, en poussière …

 

Les cloches de la petite église paroissiale se sont mises à sonner – le tocsin. Les gens ont emprunté l’étroite route qui menait à la cérémonie d’adieu. Toutes les places à l’intérieur de la chapelle étaient occupées. Les amis et les connaissances de la défunte sont restés sur le parvis, sur les marches d’un escalier reliant une ruelle au centre du village. Ces personnes n’ont bien sûr pas entendu les propos retraçant la vie d’Émilienne. Mais le pasteur a raconté que la jeune femme répétait lors de ses derniers jours de vie qu’elle éprouvait un sentiment d’inachevé. La dernière de ses trois enfants venait de fêter sa dixième année.

 

Le public resté à l’extérieur de l’édifice a entendu les voix du chœur invité pour l’occasion. L’émotion s’est poursuivie quand la foule marchant à la queue leu leu a présenté les honneurs à la famille en passant devant celle-ci. Sans serrage de mains. Jean, le mari, était entouré de ses deux jeunes fils. La fillette tenait bien fort la main de sa marraine.

 

Chacun était invité à se rendre au cimetière, lieu de repos définitif placé idéalement à l’écart des habitations, au milieu des vignes entre le lac et le ciel. Puis, une collation copieuse a été servie dans un restaurant de renom sur cette terrasse viticole figurant au patrimoine de l’Unesco.

 

Les jours ont passé. Une douleur profonde a persisté dans le cœur des membres de la famille. Émilienne de là-haut aura vu Julien, l’aîné, enfourcher son vélo et rejoindre ses copains. La jeune maman aura entendu Samuel répéter avec son groupe de musique dans le garage de la grande maison. Les coups de batterie auront résonné plus fortement qu’à l’accoutumée. Et Émilienne aura ressenti la souffrance de la petite dernière qui gardera une blessure ouverte à vie …

Commentaires (2)

Starben CASE
10.09.2022

Quitter la vie: un événement si banal, mais rarement décrit. J'ai été happé par cette description si réaliste. Et la fin, l'élégance de terminer par des points de suspension. Le Livre tibétain de la vie et de la mort est une oeuvre marquante à tous les points de vue. Merci de vous en être inspirée pour écrire ce texte.

CR

Caroline Renard
15.09.2022

Plaisir de recevoir un commentaire. Le premier. C'était l'occasion de lire davantage de vous, Starben CASE. Je connaissais la légende autre de Richard Coeur de Lion qui m'avait interpellée. J'ai découvert un univers riche, large décrit avec un point de vue intérieur et une sensibilité poétique. Super

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