Créé le: 29.09.2015
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El Arbol de la feminidad

Nouvelle

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© 2015-2024 Leïla Breyton

L’arbre en vie - 
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L’arbre en vie

Lola avait une grande tignasse de cheveux frisés, le teint mat et des yeux bleus pétillants. Elle avait grandi à San Fabian de Alico, un petit village du Sud du Chili niché entre l’Océan Pacifique et le flanc d’un volcan, dans une famille pauvre mais heureuse.

Sa maison consistait en tout et pour tout en une modeste cabane en bois. Elle était entourée d’un jardin sauvage dont le signe le plus distinctif était un grand arbre, un érable du Canada que son grand-père avait planté là au retour d’un périple de trois mois sur un bateau de pêche.

Parmi les jeux préférés de Lola, il y avait notamment la cueillette des fruits mûrs au début de l’été, la récole des coquillages sur la plage et la construction de barrages en pierre dans la rivière. Elle aimait aussi faire la course avec son grand frère Pablo. Ils couraient tous les deux dans les champs de blé en chantant à tue-tête jusqu’à perdre l’équilibre et tomber au milieu des tiges dorées. Allongés, ils pouvaient alors passer de longs moments à observer le ciel bleu et les nuages au-dessus d’eux, entourés par un cercle de blés dont les têtes dansaient avec le vent.

Mais ce qu’elle aimait le plus au monde, Lola, c’était de se balancer sur la planche de bois qui était solidement attachée à la branche principale de l’arbre de sa maison. Déjà toute petite, vers trois ans, elle parvenait à monter seule sur la balançoire et lançait des cris stridents si personne ne venait dans la minute pour la pousser dans les airs.

 

Souvent c’était son frère Pablo qui venait en premier. Puis quand il était fatigué, leur mère prenait la relève, puis leur père. Lola se sentait pousser des ailes en montant toujours plus haut vers le ciel, les cheveux dans le vent et le sourire jusqu’aux oreilles. A chaque descente, elle demandait « encore ! », « plus haut ! », « plus fort ! » avec un air tellement engageant qu’il était difficile de refuser. Puis au bout d’une bonne heure de balançoire, quand toute la famille était fatiguée, elle devait se résoudre à ralentir et descendre finalement de sa planche de bois magique.

Ce grand arbre, l’érable du Canada, occupait une place spéciale dans l’histoire familiale, à tel point qu’il était presque devenu un membre de la famille. Il y avait une vieille tradition au Chili selon laquelle les jeunes mères devaient enterrer le placenta de leur nouveau-né au pied d’un arbre, comme gage de bonne fortune pour la prospérité et la longévité de l’enfant. Lorsque la grand-mère de Lola était enceinte de sa mère, le grand-père de Lola avait dû parti à seulement vingt ans sur un immense bateau de pêche pour trois longs mois afin de gagner un peu d’argent pour la toute nouvelle famille. Les jeunes mariés étaient très anxieux car ils se demandaient si le futur papa serait de retour sur le sol chilien pour la naissance du bébé. Heureusement le grand-père de Lola avait pu naviguer sous des cieux suffisamment cléments pour arriver une semaine avant le terme de la grossesse. Il avait aussi ramené dans sa poche une graine : la graine d’un érable du Canada. A son retour, il la planta immédiatement dans une pente herbeuse à côté du cabanon familial. Une semaine plus tard, la grand-mère de Lola donna naissance à une petite fille qui elle-même donna naissance à sa fille Lola une génération plus tard.

La naissance de Lola avait été assez difficile et au bout de vingt-quatre heures d’intenses contractions, Lola voyait enfin le jour pendant que sa mère à bout de force se suspendait à la branche principale de l’arbre. La mère de Lola lui avait souvent dit que si elles étaient toutes les deux en vie, c’était peut-être grâce à cet arbre qui lui avait donné le soutien et l’énergie nécessaires dans les dernières minutes de l’accouchement.

L’érable du Canada avait donc à ses pieds les terreaux de vie de deux générations, les placentas de Lola et de sa propre mère. Personne ne savait si c’était vraiment pour cette raison, mais cet arbre semblait indestructible. Au fil des années, il avait grandi et fleuri à chaque saison avec des fleurs de plus en plus belles et des branches de plus en plus feuillues. Ces racines étaient solidement ancrées dans le sol et sa cime rivalisait de hauteur avec les autres arbres de la forêt voisine. En hiver, l’arbre se couvrait parfois de neige et Lola et Pablo adorait le décorer de guirlandes et de boules pour les fêtes de Noël. Au Printemps, les oiseaux y installaient leur nid. En été, l’arbre protégeait la maison et ses habitants des fortes chaleurs avec son ombre bienfaisante. C’était toujours le point de rendez-vous pour les déjeuners du dimanche et les longues discussions autour d’une tasse de maté de coca. On installait une simple planche et des tréteaux qui recouverts d’un beau linge blanc faisaient office de table de réception pour les proches et les amis lors des occasions spéciales. Enfin et surtout, la balançoire de Lola était toujours au rendez-vous, quelque soit le temps et les saisons.

Un jour Lola avait lu dans un livre à l’école que les érables du Canada pouvaient produire un doux liquide sucré : le sirop d’érable. En rentrant de l’école, elle avait alors déniché un couteau dans un tiroir de la cuisine et s’était mise à entailler le tronc de l’arbre pour voir si elle pourrait récolter quelques gouttes de ce liquide suave. Ses parents étaient partis quelques jours pour aller vendre du bétail au marché de la capitale, Santiago du Chili, et c’était donc ses grand parents qui étaient venus garder les enfants.

Son grand-père était entrain de désherber le jardin quand d’un coup il surprit la petite Lola entrain de manipuler un grand couteau de cuisine.

« – Lola, mais que fais-tu avec ce couteau ? Range ça tout de suite ! Tu vas te blesser ! lui dit-il dans un élan de panique.

– Mais non, Papé, regarde, c’est pour récolter du sirop d’érable pour notre dessert ce soir ! répondit Lola sur un ton défensif.

– Ah je comprends, lui dit son grand-père tout en s’approchant doucement pour récupérer le couteau. Cela partait d’une bonne intention de ta part, ma petite. Mais tu sais les érables ne font pas de sirop avant l’automne quand leur sève devient plus sucrée. Il faut attendre pour cela, et avoir aussi les outils adéquats. Et puis tu sais, tu vas lui faire mal à ce pauvre arbre si tu continues à le taillader comme ça ! »

A ces mots, Lola se laissa facilement convaincre de laisser le couteau qu’elle tenait jusque-là fermement dans sa main. Elle était cependant intriguée par la remarque de son grand-père.

« – Mais, dis-moi, Papé, est-ce que les arbres sont vivants ? Et est-ce qu’ils souffrent comme nous quand ils ont un bobo ? lui demanda-t-elle inquiète.

– Et bien oui et non, lui répondit son grand-père. Oui dans le sens où cet arbre est réellement vivant. Comme toi, il grandit, il respire et s’alimente en haut et nutriments par ses racines. Non dans le sens où il n’a pas de système nerveux pour lui dire que l’entaille dans son tronc est quelque chose de douloureux. Mais comme tout être vivant, il faut prendre soin de lui. Si tu emmènes une hache et que tu essaies de couper son tronc, tu pourrais alors le faire mourir. »

Lola le regarda interloquée et presque horrifiée par ses propres pouvoirs sur la nature, en tant qu’être humain. Son grand-père décida alors de lui raconter une histoire plus joyeuse et rassurante, celle de la naissance de sa mère et de sa propre naissance, et le fait que leurs placentas avaient été enterrés ici-même, au pied du grand arbre.

Il lui dit aussi que l’image de cet arbre pourrait l’aider et l’accompagner tout au long de sa vie.

« – Regarde, lui dit-il, les racines sont solides pour résister aux tempêtes. Tes racines à toi aussi sont là pour t’aider, pour savoir d’où tu viens et qui sont tes ancêtres dans les moments de doutes ou de difficulté. Et les branches, oh, regarde ces belles branches ! Elles s’élancent vers le ciel. En regardant vers le haut, tu verras les idéaux et les rêves qui te guideront vers une vie épanouie. Ne baisse jamais la tête face aux difficultés, et pense à tes aspirations qui te mèneront là-haut, très haut dans le ciel. Et toutes ces ramifications, ce sont les liens que tu tissent avec tes amis, ta famille et tes futurs enfants. Cet arbre est comme un arbre généalogique. »

Lola n’oublierait jamais ces paroles. Depuis ce jour, elle décida de faire un cadeau chaque matin à son arbre, car il était devenu « son » arbre. Elle lui donnait un morceau de sa tartine avant de partir à l’école ou bien encore lui chantait une chanson, sans jamais oublier de lui souhaiter une excellente journée !

C’était ça le petit monde de Lola : sa maison en bois, son arbre, son jardin et sa petite famille qui vivait de peu mais qui ne ratait pas l’essentiel.

Mais un jour tout bascula, et même l’essentiel se fit rare.

 

L’incendie

C’était un jour de janvier, un de ces jours où le soleil brûlant faisait même fuir les fourmis qui arpentaient d’habitude la terrasse du jardin. Lola était déjà presque une jeune fille et du haut de ses quatorze ans elle partait chaque matin en vélo pour se rendre au collège du village voisin.

Le Chili traversait une période économique difficile. Les années Pinochet avaient asséché les finances publiques du pays et aggravé les inégalités sans vraiment ramener la croissance. Le pays voisin du Chili, l’Argentine était frappée par une inflation galopante et la contagion s’étendait rapidement au Chili. La canicule et la sécheresse avaient causé une saison désastreuse pour l’agriculture dont l’économie exportatrice dépendait amplement. Sans fruits et légumes à vendre à l’étranger les entreprises nationales allaient tout droit vers la banqueroute. Les caisses de l’état étaient vides et les employés des écoles, mairies et hôpitaux n’avaient pas reçu de salaire depuis déjà trois mois. La colère montait au sein du peuple chilien. Les habitants de San Fabien de Alico étaient eux aussi furieux car la municipalité n’avait pas été capable de subvenir à leurs besoins en eau pendant les dernières semaines de sécheresse. Ils devaient parcourir plus de dix kilomètres pour faire des réserves d’eau.

 

La fermeture de la boulangerie mit le feu aux poudres. La fabrication du pain était d’habitude subventionnée par l’Etat pour aider les boulangers des petites communautés pauvres à vendre leur pain à bas prix. Sans entrée d’argent, le boulanger avait mis la clef sous la porte.

Une bande de jeunes se mit à récupérer de vieux pneus usés dans le garage du coin. Ils firent une grande pile sur la place du village, les couvrirent d’essence et lancèrent une allumette au milieu de la pile. En quelques minutes c’était tout le village qui était en feu.

Le cabanon de Lola n’y échappa pas. Réduit en cendres, plus rien, le néant. Seul l’arbre avait résisté aux ravages. Certes son tronc était bien noirci par le feu mais il était suffisamment grand pour avoir résisté aux flammes.

Dans la panique, Lola n’avait pu épargner qu’une seule chose : une petite boîte métallique qui contenait tous ses souvenirs d’enfance, ses journaux intimes, quelques photos, et les coquillages récoltés sur la plage. Mais même la balançoire avait brûlé.

Lola n’arrivait pas à pleurer. Son cœur était sec comme l’herbe noircie par les flammes. C’était son âme qu’on avait brûlée, son âme de petite fille.

Et très vite il allait falloir reconstruire, grandir et reconstruire.

 

La reconstruction

Lola, Pablo et leurs parents se retrouvèrent soudain sans toit, sans maison. Pablo avait déjà seize ans et il n’eut pas d’autre choix que d’interrompre ses études et partir chercher du travail à Santiago. Lola et ses parents s’installèrent provisoirement dans un campement de fortune installé derrière l’école du village.

Les images de l’immense incendie qui avait ravagé San Fabio de Alico avait déjà fait le tour du pays sur les écrans de la télévision nationale. Heureusement, l’information avait provoqué une vague de solidarité et un flot de dons et d’aide matérielle.

L’association « Un Techo Para Chile » qui avait été créée quelques années auparavant par une poignée d’étudiants idéalistes avait déjà prévu de déployer ses services dans les jours à venir. Le but de cette association était très simple : construire des maisons pour les sans-abris.

Matt était un jeune étudiant canadien venu passer une année d’échange dans la prestigieuse « Universidad Catòlica ». Quand il avait entendu la nouvelle, il avait immédiatement contacté l’association pour proposer son aide en tant que bénévole. Il effectuait également un stage à mi-temps à la Commission Economique pour l’Amérique Latine, une organisation régionale des Nations Unies. Mais il commençait à se lasser de la bureaucratie onusienne et de ces longs rapport de recommandations que personne ne lisait.

 

C’était le moment propice pour se rendre utile en menant une action de terrain concrète. La semaine suivante il était à bord du bus qui le menait au village de San Fabian de Alico. La route semblait interminable. Le goudron était truffé de nids de poules qui faisaient ralentir et cahoter le bus à chaque passage. Le terrain montagneux rendait aussi le trajet tellement sinueux que de nombreux enfants avaient le mal des transports.

Vers quatorze heures, ils arrivèrent enfin au village de San Fabio. Matt, – que tout le monde appelait Matteo ici au Chili-, se sentait un peu perdu. Même s’il était au Chili depuis déjà neuf mois et maîtrisait parfaitement l’Espagnol, il n’était jamais allé dans une zone aussi rurale et aussi pauvre. Il venait ici avec ses idéaux de « bon samaritain », dans un élan à la fois altruiste et égoïste pour se convaincre qu’il pouvait faire une bonne action. Mais il fut vite rattrapé par des événements beaucoup plus terre à terre.

Le soir, le groupe de jeunes volontaires dormait sur de vieux matelas poussiéreux à même le sol, dans un grand hangar où ils s’entassaient à quarante dans la même pièce.

La nourriture était préparée elle aussi par des volontaires du groupe et se limitait à des pâtes et de la sauce tomate en boîte. L’hygiène aussi laissait à désirer et Matteo fut rapidement la proie de terribles crampes d’estomac. Enfin et surtout, lors d’une activité avec les enfants du village, il prit des poux et des puces qui le démangeaient de la tête aux pieds et dont il n’arrivait pas à se débarrasser.

Matteo était prêt à abandonner quand il rencontra pour la première fois Lola. La maison de Lola était la troisième sur la liste des maisons à reconstruire. Le concept était assez simple : l’association « Un Techo Para Chile » fournissait les matériaux, le bois et les outils, et les familles des bénéficiaires avaient quelques jours pour construire un abris avec l’aide des jeunes étudiants. Matteo était assez bricoleur et il avait donc été réquisitionné pour la pause des panneaux en bois.

Quand il arriva dans le jardin, Lola remarqua tout de suite son regard. Lui avait aussi les cheveux bruns et les yeux bleus, comme elle, mais ses cheveux étaient lisses alors que les siens étaient crépus. Elle avait un peu honte de l’état de pauvreté dans lequel se retrouvait sa famille et n’osait pas décrocher un mot.

Matteo avait aussi repéré Lola dès la première visite. Il finit par lui adresser la parole lorsque l’après-midi du deuxième jour de construction, il se retrouvait terrassé par la soif. La vague de chaleur qui s’était abattue sur le Chili depuis l’immense incendie continuait de sévir.

« – Bonjour… Lola… Lola, c’est bien cela ton prénom ? lui demanda-t-il dans un espagnol hésitant.

– Oui, c’est bien cela, répondit Lola en baissant la tête.

– Est-qu’il serait possible d’avoir un verre d’eau ? J’ai vraiment très soif avec cette chaleur… »

Il se rappela les crampes d’estomac et les conseils d’un ami qui lui avait dit de ne pas boire l’eau du robinet.

« – Ou bien est-ce que je peux t’inviter à boire un coca sur la terrasse du café ? »

Lola accepta. Et depuis ce jour-là, ils ne se quittèrent presque plus jamais.

Après le fameux été de la reconstruction, Matteo retourna à Santiago pour finir ses études et son stage. Mais chaque week-end et chaques vacances scolaires il retournait voir Lola et sa famille à San Fabian de Alico. Son autre passion, avec l’humanitaire, c’était l’escalade. Ce n’était pas un sport très commun pour les femmes chiliennes mais Lola fut rapidement initiée et elle le suivait partout dans ses aventures. Tous les deux ils avaient déjà escaladé la plupart des volcans des alentours et quelques beaux sommets des Andes pendant les vacances. Comme ils n’avaient pas beaucoup d’argent, ils partaient avec la tente et le matériel de camping. Les parents de Lola regardaient leurs escapades avec un peu d’inquiétude mais aussi beaucoup de bienveillance et ils respectaient Matteo autant pour sa gentillesse envers leur fille que pour sa classe sociale. Venant d’un milieu bourgeois beaucoup plus favorisé, il serait sûrement un bon parti pour leur fille.

Après quelques années Matteo décrocha son premier poste aux Nations Unies, au siège de la CEPAL, non pas que ce fut le boulot de ses rêves mais les conditions de travail étaient confortables et les salaires généreux.

Pendant ce temps Lola avait fini de brillantes études, mais en venant d’un lycée modeste dans une région modeste, il lui serait difficile d’accéder aux prestigieuses universités de la capitale.

Matteo et Lola se marièrent lors d’un samedi du mois d’Octobre, sous le soleil radieux du Printemps chilien. Ils avaient choisi de faire une cérémonie simple avec leurs familles et leurs meilleurs amis, et un déjeuner dans le jardin de la maison de Lola. Une immense table avait été dressée sous l’érable du Canada. L’arbre était couvert de fleurs. Lola avait choisi une des fleurs blanches pour sa coiffure.

Les parents de Matteo et sa sœur étaient venus du Canada pour assister à l’événement. Le choc culturel entre les deux familles était dû non pas seulement à la distance géographique et culturelle mais bien plus encore de la distance sociale. La famille de Matteo venait d’un milieu aisé où l’on pratiquait le golfe, le tennis et la voile. Les proches de Lola ne connaissaient pas le mot « loisirs » ayant travaillé à la sueur de leur front pour acquérir un petit lopin de terre dans une région reculée du pays.

Pendant le repas de noce, les esprits commençaient à s’échauffer lorsque Lola prit la parole et demanda à son grand-père :

« – Papé, pourrais-tu nous raconter l’histoire de notre arbre, l’histoire de l’érable du Canada ? »

Les invités canadiens furent alors bouche bée. Ils ne savaient que ce grand arbre au-dessus de leur tête venait tout droit de leur pays. Le grand-père de Lola leur raconta son grand voyage en bateau, la naissance de la mère de Lola puis celle de Lola. L’histoire familiale occupa les esprits jusqu’au milieu de la nuit.

 

Le sommeil

Quelques années plus tard, Lola tomba enceinte tout d’abord d’un petit garçon qu’ils appelèrent Nicolas. Lola et Matteo s’étaient installés dans une belle maison de Santiago avec jardin et piscine, ce qui était assez rare mais tout-à-fait abordable pour les employés des Nations Unies. Lola n’avait pas pu trouver de travail mais elle occupait ses matinées à écrire des poèmes dont elle faisait la lecture dans les clubs d’écriture et dans les écoles internationales de la capitale. La vie était simple et douce.

A deux ans passés, Nicolas était en pleine découverte de son égo lorsque Lola tomba enceinte d’un deuxième enfant. Dès le début, elle était persuadée que ce serait une fille, ce que confirma l’échographie quelques mois plus tard.

La grossesse s’était passée sans encombre. Les premières contractions se déclarèrent trois jours avant le terme, annonçant un bébé bien fini et en pleine santé.

Nicolas partit chez son meilleur ami de la crèche pendant que ses parents se préparaient au grand événement. Après vingt-quatre heures interminables de contractions, ils durent se résoudre à se rendre aux urgences de l’hôpital le plus proche de Santiago. Lola se rappela l’histoire que sa mère lui avait raconté, et l’aide que lui avait procurée le grand arbre du jardin. Mais il n’y avait aucun arbre aux alentours, dans les couloirs verdâtres des urgences hospitalières. Au bout de longues heures d’attente, les médecins décidèrent de procéder à une césarienne pour sauver le bébé dont le rythme cardiaque ralentissait dangereusement. Matteo et Lola se sentirent immédiatement soulagés quand ils virent apparaître au-dessus du rideau la frimousse humide de leur petite fille, Paloma. Paloma, cela voulait dire la colombe en espagnol, symbole de paix et de pureté.

 

Le bonheur fut bref. La césarienne donna lieu à de multiples complications. Les médecins ne parvenaient pas à stopper l’hémorragie. Au bout de trois interventions chirurgicales en trois jours, ils furent contraints de plonger Lola dans un sommeil profond, un coma artificiel qui ne devait durer que quelques jours. Mais au moment de la réveiller, les médicaments ne firent pas leur effet. Impossible de réveiller Lola.

Après le drame initial, Matteo fut rapidement contraint de reprendre une vie normale. Il avait pu bénéficier de six mois de congé paternité du fait des circonstances inhabituelles. Puis il avait dû engager une nounou à domicile et reprendre le chemin du travail. Tous les matins, il rendait visite à Lola à l’hôpital avec le même espoir que ses paupières se soulèvent. Un signe de vie, un son, un mouvement. Mais rien ne se passait et la journée continuait.

Paloma grandissait et se portait à merveille. Nicolas s’habituait peu à peu à son existence de grand frère. Il adorait sa petite sœur mais lui en voulait aussi un peu d’avoir réduit sa propre mère à l’état de « Belle au Bois dormant ».

La vie suivait son cours, sauf dans la chambre de Lola où le temps semblait rester immobile.

 

Une nouvelle vie

Un jour, la veille de Noël, Paloma eut soudain une idée. Elle avait déjà dix ans et Nicolas douze ans. Elle en avait surtout assez d’avoir une maman immobile qui ne répondait jamais à ses questions quand elle lui rendait visite, et dont elle n’avait jamais vu la couleur des yeux.

Sa nounou lui avait offert un immense miroir avant de partir en vacances. Comme elle était assez coquette, elle l’avait installé sur sa commode pour pouvoir se regarder tous les matins dans la glace et changer deux ou trois fois d’habits avant de se sentir satisfaite. Ce jour-là, elle décida d’interroger son miroir :

« – Oh miroir, éclaire-moi. Qu’est-ce que nous pourrions bien faire pour ramener ma mère la vie ? Je n’en peux plus de se long sommeil. Je veux faire sa connaissance, et j’ai besoin d’une maman avant de commencer le long processus qu’on appelle l’adolescence. »

Le miroir ne répondit pas, c’était toujours le silence, ce même silence étouffant. Elle se mit à crier. Toujours rien.

Une fois la fureur passée, elle se pencha lentement vers le miroir. Elle aperçut dans un angle le reflet d’un grand arbre qui était dans le jardin, derrière la fenêtre de sa chambre. Elle se rappela alors de l’histoire de son arrière grand-père et de l’érable du Canada qui était dans le jardin de sa mère.

« – Papa, Nicolas, venez voir ! se mit-elle à crier en courant vers le salon.

– J’ai une idée ! On emmène mon miroir à l’hôpital pour rendre visite à maman ! »

Matteo et Nicolas n’y comprenaient rien. Mais après tout, ils voulaient bien essayer. Matteo avait déjà tout essayé : les chansons, les chamans, les massages, les magnétiseuses. Mais il n’avait jamais perdu espoir et était toujours prêt à tenter une nouvelle expérimentation.

 

Une heure plus tard ils étaient tous les trois dans la voiture, en chemin pour l’hôpital.

« – Elle ne réveillera jamais ! dit à sa sœur Nicolas.

– Mais si ! lui répondit sa sœur avec un sourire jusqu’aux oreilles. Il y a un arbre dans le jardin de l’hôpital, derrière sa chambre, un grand érable. On lui montrera le miroir et elle verra son reflet. »

– Mais comment veux-tu qu’elle le voit ? Elle a les yeux fermés ! rétorqua-t-il.

– On lui dira ! On lui dira haut et fort, avec des chansons et des danses. Elle nous entendra. Crois-moi : c’est mon intuition féminine. Je suis sûre que ça va marcher. »

En arrivant dans la chambre, ils retrouvèrent Lola. Ses cheveux frisés étaient parsemés de quelques cheveux blancs et son corps s’était amaigri car les muscles avaient fondu. Mais c’était bien elle que l’on reconnaissait, avec son visage lisse et fin. Elle semblait esquisser un léger sourire.

Paloma était folle de joie. Elle sortit son miroir et son tambour et demanda à son frère de jouer de l’instrument. Elle se mit à chanter et danser autour du lit de sa mère. Elle se sembla entrer dans une transe impressionnante. Son père et on frère ne l’avait jamais vue dans cet état. A la fin de la danse, elle tendit le miroir vers le visage de sa mère.

« – Regarde, maman, il y a un arbre. Un grand arbre comme lui qui était dans ton jardin quand tu étais petite. L’érable du Canada auquel ta mère se suspendait pendant les dernières minutes qui ont précédé ta naissance, l’érable qui poussait sur le terreau de vos placentas, l’érable de la vie qui te faisait rire à chaque tour de balançoire ! »

A ces mots le visage de sa mère s’illumina. Elle ouvrit lentement les yeux et aperçut le reflet de l’arbre dans le miroir. Elle ne se rappelait de rien, absolument rien, sauf de l’histoire de cet arbre comme une empreinte de son origine.

Elle allait devoir tout apprendre à nouveau, de A à Z, en passant par L pour la première lettre de son prénom : Lola. C’était donc une nouvelle vie qui commençait.

Et le lendemain déjà ils passèrent leur premier Noël en famille, tous les quatre, dans la maison de San Fabio de Alico. Ils décorèrent le grand érable avec des guirlandes illuminées et déposèrent leurs cadeaux au pied de l’arbre. Le plus beau des cadeaux était celui d’être à nouveau réunis.

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