Créé le: 16.05.2024
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Effondrement particulier
Toutes ces années sans but réel, existence dénuée de sens qui semblait ne jamais finir et pourtant finirait un jour, sans avoir vraiment été celle qu'il aurait fallu.
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C’était lors de votre dernier rendez-vous à la terrasse ventée de ce vieux café-tabac, éternellement situé à la tangente de la petite place de R***. Les jours n’étaient plus si beaux et une sorte de mauvaise bise s’obstinait à te rappeler que l’hiver peut être non seulement précoce, mais soudain et humide dans ces zones de moyenne montagne. Elle revenait de faire quelques achats. Vous avez sacrifié à la tradition de boire quelque chose, ensemble. Malheureusement, avec M. cette fois vous aviez eu la volonté concomitante de vous parler franchement, attablés à ce guéridon de ferraille, avec vos silences perturbés par les cris des corneilles de la basilique toute proche.
Là, vous vous étiez dit tout ce qu’il y avait à en dire. Tu lui avais bien fait comprendre tes sentiments, et elle t’avait aussi clairement expliqué qu’elle n’envisageait pas ce genre de relation avec toi, qu’elle avait déjà quelqu’un dans sa vie et que, même si cette dernière ne la satisfaisait pas pleinement, c’était ainsi, elle s’y tiendrait. Elle t’appréciait pour ce que tu étais, un soutien, quelqu’un de bien et d’ailleurs, supposant plus ou moins la teneur de votre conversation, elle t’avait acheté un livre qu’elle avait aimé. Il te parlerait mieux qu’elle de ses sentiments. Voilà donc comment se terminaient des mois d’espoirs, d’échanges de messages, de complicités ambigües sur ton lieu de travail. Elle, la jolie institutrice et toi l’aride secrétaire de mairie. C’était banal et relativement simple : tu t’étais fait des idées, voilà tout.
Des jours qui suivirent, tu n’en auras pas eu un souvenir aussi détaillé, et pour cause. Il te fallait l’oubli de tout cela, l’oubli de toi, l’oubli de l’être. Et même s’il ne vient jamais complètement, il aura été suffisant pour brouiller la conscience aiguë que tu avais jusque-là de ta temporalité.
Tu as voulu comme on le dit platement, te protéger. Tu es entré dans une procédure de sauvegarde, sans quoi il ne t’aurait même pas été possible de retourner travailler. Seulement, plus rien n’aura été comme avant. Le secrétaire de mairie impassible et rigoureux pouvait bien le rester encore quelque temps puisque son jeu s’appuyait justement sur une réserve, un effacement que complétaient le travail et l’efficacité. Il avait cette inertie qui pouvait faire tampon et puis, il ne faut pas non plus se faire une trop grande idée des fonctions administratives, une fois l’organisation installée, un contrôle superficiel, voire virtuel peut suffire. Il était toutefois à craindre, à long terme, que comme ton sérieux, ton efficience mécaniquement diminue ; on ne tarderait pas à remarquer tes faiblesses. Mais c’était bien loin, et tu quitterais probablement tes fonctions bien avant.
En attendant, tu pris immédiatement la décision de ne plus entrer dans le jeu des messages comme vous en aviez l’habitude, auparavant. Si jamais elle t’en écrivait, tu ne les lirais pas. De toutes façons, elle s’en abstint, probablement pour ne pas entretenir chez toi un quelconque espoir. Tu ne lirais pas non plus le livre qu’elle t’avait offert, d’abord tu n’en aurais pas la concentration nécessaire, mais aussi tu la privais ainsi d’avoir ton opinion sur un texte qu’apparemment elle chérissait, elle devait forcément attendre un retour. Quand tu l’as croisée, le dernier jour avant les vacances d’hiver, tu t’es contenté de la saluer de façon neutre, comme si cela ne te faisait rien. C’était la meilleure option. Elle a demandé, comme à son habitude, si tu mangeais avec elle à la cantine, histoire d’être rassurée sur le type de relation qu’elle allait pouvoir garder avec toi. Sans inimitié aucune, et d’un air calme, professionnel, tu as prétexté une réunion de travail au centre de gestion qui te forçait à manger sur place. Mensonge grossier, d’autant plus que tu ne quitterais pas les lieux l’après-midi. De cette façon, tu évitais de prêter le flanc à de quelconques atermoiements de sa part, et tu la frustrais aussi très certainement d’un dernier au-revoir avant les congés. C’était une attitude plutôt digne qui avait l’avantage de limiter la charge émotionnelle des entrevues. Tu pouvais de cette façon te consacrer à mieux l’oublier.
Toutefois, on se doute bien que ce ne fut pas chose aisée et qu’il y eut des périodes de rechute. Des trajets en voiture sur les routes délavées où les pensées roulaient interminablement, des soirées d’hébétude sur ton canapé, dans la lumière crue des lampes électriques nues, des instants de fixité hypnotique, où tu ne savais que penser.
D’autres périodes ont succédé où heureusement tu t’es repris, t’interdisant de penser à elle. Mais cela restait artificiel, un effort de tous les instants, c’était intenable à terme. Et puis, comme un fait exprès, ces moments d’introspection forcée furent l’occasion d’une sorte de remise en question encore plus radicale. Au cours de la nuit, incapable de sommeil, croyant entendre une plainte quelque part dans l’immeuble endormi, tu fixais ton destin les yeux écarquillés dans le noir. Qui étais-tu finalement ? Qu’avait été ta vie jusque-là ? Quel était le sens à ton misérable parcours, puisque tout ce que tu avais secrété au fil de ces années indifférait celle que tu aurais voulue ? Tes pensées te conduisirent même encore plus loin ; tu te mis à maudire ton état d’humain, cette particularité que l’on disait être celle de ton espèce, cette étonnante et miraculeuse faculté de la conscience. La conscience, tu t’en serais volontiers passé ! C’était certainement cela pour toi le plus grand fardeau de l’humaine condition, l’obligation d’être quelqu’un de précis, dans un lieu, au moment du présent qui lui, en plus, est tellement fluctuant, si fugace. Comment vivre avec ceci, surtout quand on n’accepte pas ce que l’on est, ni ce que le monde est devenu ? Ah ! se libérer peu à peu, sans douleur, de cette particularité à l’espèce, à la fois étonnante et effarante, qu’était la conscience ! Les animaux en étaient à peu près dépourvus paraît-il, mais toi, elle te pesait depuis presque toujours. Elle pouvait être à différents degrés, selon les moments ou les individus, mais demeurait toujours : la conscience de soi, de son âme, de sa fin inéluctable, mais aussi de la raison de notre présence en ce monde là, dans ce corps, maintenant et d’une certaine façon pour toujours..
Alors, au bout d’un certain temps, assez vite, de vieux mécanismes se sont finalement réveillés, tes vieux moteurs de secours se sont remis en branle. En dépit de leur vétusté, ils fonctionnaient encore. Ils étaient l’unique moyen d’accès à ton refuge. Ce monde intérieur, celui qu’aucun transport conventionnel ne desservait : ni avion ou dirigeable, ni bateau ou sous-marin, ni train express ou tortillard, ni autocar des grandes lignes internationales, ni dromadaire poussif ou chameau véloce, n’auraient pu t’y conduire. Et puis, surtout, toi seul et personne d’autre ne pouvait y descendre, et comme il se trouve que tu étais également l’unique candidat, cela tombait bien, c’était au moins un avantage certain. Il te fallait de toutes façons partir, car sinon, comment tenir ?
Le prix à payer, pour un tel périple, tu le connaissais. Ce serait désormais des heures d’ensevelissement progressif, un envasement commandé par une gigantesque machine interne. D’énormes engrenages, tournant lentement, creusaient dans les strates de ta conscience, amorçant une descente interminable. Chaque jour, rituellement, elle reprenait là où elle s’était arrêtée la veille. Imperceptiblement, mais par un processus infatigable, tu te sentais descendre vers ce pays lointain et tellement proche à la fois. Tu savais que tu allais retrouver dans tes entrailles ton monde profond, avec sa ville aux quartiers touristiques inconnus, ses faubourgs tortueux où tu avais vécu tant de fictions, et puis ses alentours que tu connaissais par coeur pour avoir été capable de t’y perdre. Il revenait régulièrement dans tes nuits comme le décor insistant de tes rêves, le véritable paysage de ton inconscient.
Une fin de semaine où tu étais resté cloîtré, les persiennes encore fermées, dédaignant tous tes passe-temps habituels, ignorant les appels du monde extérieur, l’enfouissement a alors atteint un rythme et une profondeur tels que tu as presque percuté la roche primaire de ton empire intérieur. Là, en te soulevant un peu, en parvenant à prendre de la hauteur, tu as enfin eu une vision directe. Surplombant le fond de tes vallées, dominant les plaines où s’étaient étendus, comme ils le pouvaient, les villages habités par ton peuple, tu as pu prendre la mesure de l’état de tes terres, de l’abandon presque complet des cultures vivrières. Dans des hameaux éparpillés, tu n’as pu que constater les masures en partie effondrées, les moellons dispersés, les puits empierrés, les potagers disparus. Ces kilomètres de haies sauvages qui, en quelques minutes, quittaient l’état de broussailles pour se transformer si vite en taillis, gagner la surface environnante, puis devenir bosquets, puis forêts millénaires.
Dans ta cité, la perspective urbaine était encore plus tétanisante. S’étendaient comme à l’infini des milliers d’hectares de quartiers vides dont la voirie baignait dans une soupe d’herbes folles. Ton exploration en suspension au-dessus de ces rues, de ces places, suffisait à déclencher des mouvements circulaires, des vagues dans la mer végétale. Des treillis de lianes d’une espèce inconnue saturaient les toits de quartiers entiers d’immeubles pourtant si sages.
Semblaient relativement épargnées, de hautes constructions officielles frappées de symboles incompréhensibles et incompréhensifs à leurs frontons. Tu reconnus là ton blason, celui de ton moi, hiéroglyphe instable et qui se métamorphosait continuellement. À l’intérieur des bâtiments, quand tu as réussi à te glisser dans leurs coursives, dans leurs bureaux successifs, dans leurs salles de cérémonies jonchées de débris, l’étendue du désastre n’était pas moindre. Il semblait au premier abord n’y avoir plus personne : les rideaux déchirés voletaient le long des hautes fenêtres sans carreaux, des monceaux de livres, de mobilier brisé, de papiers étalés rythmaient ton parcours. Plus rien ne servait là depuis des siècles, un fatras d’objets, méconnaissables dans la masse, perdurait dans des amoncellements sans logique. Des cloisons entières étaient éboulées, des plafonds crevés laissaient comprendre leur structure de bois et de plâtre. Le bâti, le mobilier, tout ce que tu avais patiemment structuré au fil des années semblait attendre le retour imminent à l’état de matière primitive.
Tout au bout d’un couloir, au fond d’un îlot de constructions récentes, à peine moins atteintes par la lèpre destructrice, tu les as quand même trouvés, les derniers survivants de ta plèbe administrative. Tous habillés des identiques bonnets de coton gris qui cachaient en partie leurs yeux, tous couverts d’une épaisse couche de poussière que leurs lents mouvements déplaçaient alternativement d’une partie à l’autre de leur corps. Ils étaient là au milieu de piles de dossiers renversées, de kilomètres de rayonnages désorganisés, aux trois-quarts vidés. Certains, assis devant des tables saturées de papiers, avaient, malgré tout, réussi à se ménager d’étroits espaces de travail où ils traitaient les affaires les plus urgentes, délaissant le fonctionnement habituel, parant au plus pressé. Ils feuilletaient fébrilement les pages, tamponnaient nerveusement les paraphes, pensant bien faire, croyant pouvoir écoper suffisamment pour ne pas sombrer dans l’océan de tâches de bureau. Vous saviez tous que leur travail était désespéré, le minimum vital qu’ils assuraient allait bientôt être lui aussi enseveli par la ruine généralisée, l’instabilité des constructions et des terres.
Et puis, où était donc le reste de ta population ? Ces cohortes d’hommes et de femmes qui, habituellement, réagissaient bruyamment à tes décisions, à tes sursauts, ou au contraire laissaient entendre ce grondement désapprobateur quand la paralysie te prenait. Qu’étaient-ils devenus, étaient-ils eux aussi déjà enterrés vivants, déjà asphyxiés par la décomposition fondamentale qui semblait inexorablement s’être emparée de ton monde intérieur ?
Il s’en est fallu d’un rien
Tu as heureusement eu le réflexe salutaire de retourner vers la surface, de te ménager un passage dans la voûte sablonneuse qui s’était refermée sur ton univers. Tu as dû la percer avec ce qui te restait de matérialité. Puis, tu es resté longtemps à t’accrocher au bord, à essayer en vain de reprendre pied au bord d’un orifice dont la substance granulaire se dérobait sans cesse à tes prises.
Dans un dernier râle, tu t’es pourtant extirpé, profitant de la stabilité d’une zone encore intacte du sol de ton triste logement.
Tu es resté longtemps haletant, couché, pétrifié par ce que tu avais vu. Il s’agissait sans doute d’un moment par lequel il fallait passer, une crise vertigineuse à partir de laquelle, tu allais accepter de prendre le temps d’être ce que tu étais.
Tout le reste ne pouvait plus être pire, as-tu pensé.
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