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Toutes ces années sans but réel, existence dénuée de sens qui semblait ne jamais finir et pourtant finirait un jour, sans avoir vraiment été celle qu'il aurait fallu.
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Un jour, comme un autre, on ne sait pourquoi celui-ci plutôt que celui-là, la chose arriva. Un phénomène quasi miraculeux qui te conduisit, à un instant bien précis, là, seul à la terrasse d’un café quelconque, sur la place grise d’une impersonnelle ville d’un pays parmi d’autres, de comprendre soudain, de savoir précisément ce dont tu ne voulais plus.

De quoi est-ce que tu ne voulais plus ? De toutes ces années sans but réel, de cette existence dénuée de sens qui semblait ne jamais finir et pourtant finirait un jour, sans avoir vraiment été celle qu’il aurait fallu. En somme, tu ne supportais plus l’incarnation en un être – toi -, dans un temps – le tien – et des lieux – ceux de ta triste vie -, voilà ce dont tu ne voulais plus. Tu en étais persuadé à présent.

Mais comment leur dire, comment l’expliquer à quelqu’un ? Qui comprendrait que l’on refuse ce qui ne se refuse pas ? Tu n’avais jamais voulu de cette vie, mais à ton insu, elle t’avait été imposée, subrepticement, comme une évidence. La consolation écrite des vieux sages aurait peut-être pu t’être utile, mais tu n’avais plus la capacité à chercher l’aiguillon dans la botte de fins. La religion aussi, peut-être, sûrement, t’aurait proposé des certitudes à acquérir, mais tu n’y avais jamais cru bon d’y croire pour de bon. Seulement, à présent qu’il ne t’était plus possible de continuer, tu savais bien qu’il y avait encore cette échappatoire : tu pouvais toujours y retourner, là-bas, dans ton univers, tout là-bas au plus profond de toi.

Alors, forcément, cela devait recommencer. La fragile assise sur laquelle tu tenais, pour faire face à tous ces êtres, durant toutes ces années, a commencé à se dégrader. Au fil des heures, quelque chose venu du plus profond de toi venait saper la mince couche d’aplomb qui te restait. Des bruit étranges comme ceux d’un lent et immense craquement ont commencé à se faire entendre, de toi seul. Tu la sentais, plus que tu la voyais, cette fêlure qui avait toujours été en toi. Cette fois-ci, elle se dessinait nettement au point de se transformer en une longue ligne brisée qui faisait craqueler la surface des choses, décollant même, ça et là, quelques discrets morceaux de réalité. Un grondement sourd et continuel devenait à présent obsédant et montait de tes profondeurs. On aurait dit que d‘énormes engrenages tournant doucement, creusaient quelque part dans les strates de ta conscience.

Chaque jour, les bords de la fissure s’écartaient imperceptiblement, mais sûrement, mus par un processus infatigable, qui semblait t’espérer. La béance, devenue faille, était maintenant trop accusée pour que tu tiennes encore droit face au monde, d’autant plus que d’autres fragilités périphériques se révélèrent, vassales de la cassure principale. Ton socle n’était désormais plus plan, mais comme caillouteux, morcelé en de multiples plaques qui, à leur tour, s’émiettaient à une vitesse vertigineuse. Il approchait à nouveau le moment de descendre vers ce pays lointain et tellement proche à la fois. Tes cadrans personnels indiquaient tous la même intensité, celle maximale de l’angoisse. L’aiguille de ta boussole intérieure s’était depuis le départ figée sur un seul pôle, il n’y en avait plus qu’un, celui de ton centre tellurique.

Tu savais que tu allais le retrouver dans les entrailles de ton moi, ce monde de ton sommeil, avec sa cité et ses quartiers touristiques inconnus, ses faubourgs tortueux où tu avais vécu tant de fictions, et puis ses alentours que tu connaissais par coeur pour avoir été capable de t’y perdre. Il revenait régulièrement dans tes nuits, ce monde de tes profondeurs, comme décor insistant de tes rêves, véritable paysage de ton inconscient.

Une fin de semaine où tu étais resté cloîtré, les persiennes encore fermées, dédaignant tous tes passe-temps habituels, ignorant les appels de l’extérieur, l’enfouissement a alors atteint un rythme et une profondeur tels, que tu as été aspiré d’un coup. Comme si quelque chose se libérait, quelque part dans un conduit, ou bien comme un spasme de ta croûte terrestre. Tu es tombé alors, lentement mais brutalement, au point d’en avoir presque percuté la roche primaire de ton empire intérieur.

Là, en te soulevant un peu, en parvenant à prendre de la hauteur, tu as enfin eu une vision directe. Surplombant le fond de tes vallées, dominant les plaines où s’étaient étendus, comme ils le pouvaient, les villages habités par ton peuple, tu as pu prendre la mesure de l’état de tes terres, de l’abandon presque complet des cultures vivrières. Dans des hameaux éparpillés, tu n’as pu que constater les masures en partie effondrées, les moellons dispersés, les puits empierrés, les potagers disparus. Ces kilomètres de haies sauvages qui, en quelques minutes, quittaient l’état de broussailles pour se transformer si vite en taillis, gagner la surface environnante, puis devenir bosquets, puis forêts millénaires.

Dans ta cité, la perspective urbaine était encore plus tétanisante. S’étendaient comme à l’infini des milliers d’hectares de quartiers vides dont la voirie baignait dans une soupe d’herbes folles. Ton exploration en suspension au-dessus de ces rues, de ces places, suffisait à déclencher des mouvements circulaires, des vagues dans la mer végétale. Des treillis de lianes d’une espèce inconnue saturaient les toits de quartiers entiers d’immeubles pourtant si sages.

Semblaient relativement épargnées, de hautes constructions officielles frappées de symboles incompréhensibles et incompréhensifs à leurs frontons. Tu reconnus là ton blason instable, celui qui se métamorphosait continuellement. À l’intérieur des bâtiments, quand tu as réussi à te glisser dans leurs coursives, dans leurs bureaux successifs, dans leurs salles de cérémonies jonchées de débris, l’étendue du désastre n’était pas moindre. Il semblait au premier abord n’y avoir plus personne : les rideaux déchirés voletaient le long des hautes fenêtres sans carreaux, des monceaux de livres, de mobilier brisé, de papiers étalés rythmaient ton parcours.

Plus rien ne servait là depuis des siècles, un fatras d’objets, méconnaissables dans la masse, perdurait dans des amoncellements sans logique. Des cloisons entières étaient éboulées, des plafonds crevés laissaient comprendre leur structure de bois et de plâtre. Le bâti, le mobilier, tout ce que tu avais patiemment structuré au fil des années semblait attendre le retour imminent à l’état de matière primitive.

Tout au bout d’un couloir, au fond d’un îlot de constructions récentes, à peine moins atteintes par la lèpre destructrice, tu les as quand même trouvés, les derniers survivants de ta plèbe administrative. Tous habillés des identiques bonnets de coton gris qui cachaient en partie leurs yeux, tous couverts d’une épaisse couche de poussière que leurs lents mouvements déplaçait alternativement d’une partie à l’autre de leur corps. Ils étaient là au milieu de piles de dossiers renversées, de kilomètres de rayonnages désorganisés, aux trois-quarts vidés.

Certains, assis devant des tables saturées de papiers, avaient, malgré tout, réussi à se ménager d’étroits espaces de travail où ils traitaient les affaires les plus urgentes, délaissant le fonctionnement habituel, parant au plus pressé. Ils feuilletaient fébrilement les pages, tamponnaient nerveusement les paraphes, pensant bien faire, croyant pouvoir écoper suffisamment pour ne pas sombrer dans l’océan de tâches de bureau.

Vous saviez tous que leur tâche était désespérée, le minimum vital qu’ils assuraient allait bientôt être lui aussi enseveli par la ruine généralisée, l’instabilité des constructions et des terres.

Et puis, où était donc le reste de ta population ? Qu’était-il arrivé à tes habitants ? Ces cohortes d’hommes et de femmes qui, habituellement, réagissaient bruyamment à tes décisions, à tes sursauts, ou au contraire laissaient entendre ce grondement désapprobateur quand la paralysie te prenait. Qu’étaient-ils devenus, étaient-ils eux aussi déjà enterrés vivants, déjà asphyxiés par la décomposition fondamentale qui semblait inexorablement s’être emparée de ton monde intérieur ?

Il s’en est fallu de peu.

Tu as heureusement eu le réflexe salutaire de retourner vers la surface, de te ménager un passage dans la voûte sablonneuse qui s’était refermée sur ton univers. Tu as dû la percer avec ce qui te restait de matérialité. Puis, tu es resté longtemps à t’accrocher au bord, à essayer en vain de reprendre pied au bord d’un orifice dont la substance granulaire se dérobait sans cesse à tes prises.

Dans un dernier râle, tu t’es pourtant extirpé, profitant de la stabilité d’une zone encore intacte du sol de ton dernier logement.

Tu es resté longtemps haletant, couché, pétrifié par ce que tu avais vu. Il s’agissait sans doute d’un moment par lequel il fallait passer, une crise vertigineuse à partir de laquelle, tu allais accepter de prendre le temps d’être ce que tu étais.

Tout le reste ne pouvait plus être pire, as-tu pensé.

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