Créé le: 14.08.2024
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Eclats de vie

Fiction, PoésieAu-delà 2024

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© 2024-2025 1a Bartolomee

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En chacun de nous sommeille un fou? Et si la folie n'était que raison...
Reprendre la lecture

Martin apposa, sur son cahier élimé, le dernier mot suivi d’un point final. Un sourire vaniteux inonda son visage. Il était radieux. Après plusieurs mois de travail féroce et absorbant, il achevait son premier recueil. Il n’avait pas fermé l’œil ces dernières vingt-quatre heures et n’avait presque rien mangé depuis plusieurs jours, peaufinant son manuscrit jusqu’à la perfection.

A présent, cerné et exalté, il avait envie de crier sa joie au-delà de son petit appartement au quatrième étage de la rue des Noisetiers. Il bondit de sa chaise et fila dans sa chambre. Au pied de son lit végétaient un vieux jean et une chemise froissée. Il attachait le dernier bouton lorsque son regard croisa le petit miroir accroché au-dessus du bureau. Un ours qui sortait de sa tanière au début du printemps. Il tira sur ses joues chiffonnées et grimaça pour effacer ses cernes. Sa barbe rousse avait pris plusieurs centimètres et son teint délavé confirmait son hibernation.

Reprendre vie avec douceur. Il poussa une profonde inspiration, se déshabilla et fila sous la douche. Il se savonna entre chaque orteil, se frotta la tête longuement et se rasa minutieusement. Puis il revêtit un pantalon en lin gris et une nouvelle chemise. Lorsqu’il fût présentable, il glissa les clés dans sa sacoche et claqua la porte d’entrée. Sur le trottoir, la lumière écrasante d’une chaude matinée de juillet l’intimida.

Il cligna des paupières plusieurs fois. La rue était bruyante. Les voitures bouchonnaient. Les piétons, chargés de courses, s’évitaient. Un enfant hurla, tapant des poings contre son père impassible. Il s’imprégna de cette agitation puis se dégourdit les pattes en marchant le long de l’avenue Eugène Terreau. A l’angle du carrefour, il avait déjà retrouvé son allure routinière et sa vitalité. Au moment où il poussa la lourde porte de la librairie « Le souffleur de mots», la pesanteur ne l’attirait plus et il irradiait de bonheur.

Le lieu lui sembla étonnamment calme pour un samedi matin. Quelques lecteurs flânaient entre les rayonnages et un enfant, étalé sur le sol, lisait une bande dessinée. Il se souvint d’avoir campé, lorsqu’il était môme, dans la bibliothèque de son quartier. Certains dimanches pluvieux, il se vautrait sur la moquette striée du deuxième étage et, entre deux bacs d’albums, il dévorait plusieurs volumes sans relever la tête. Ces instants d’éternité avaient compté dans son désir de devenir écrivain.

Lorsque Carole l’aperçut, derrière son comptoir, elle comprit immédiatement qu’il venait de terminer son livre. Elle l’accueillit avec un visage souriant. Il s’approcha et, sans un mot, l’embrassa sur la joue. Surprise et intimidée, elle s’empourpra.

Martin étincelait d’allégresse. Il lui raconta les derniers jours d’écriture. Les tensions qu’il avait ressenties dans le creux des omoplates à force de rester assis dans la même position, ses doigts crispés sur le stylo ramolli par la sueur, ses paupières asséchées par le reflet des mots sur la page. Mais également l’euphorie de la belle métaphore, la joie de la rime déstabilisante, l’enchantement d’une strophe étourdissante.

Carole l’écouta tendrement dépeindre son enthousiasme, son regard aimanté. C’était un client qui venait régulièrement et, qu’en secret, elle admirait. Il s’exprimait toujours avec finesse et elle aimait son regard sur le monde. Après toutes ces années d’expérience, elle savait que les échanges littéraires pouvaient favoriser une certaine connivence… avec Martin, cela allait bien au-delà. Certaines nuits, elle rêvait que ses puissantes mains l’empoignent avec douceur et la fassent pâlir jusqu’au petit matin ou qu’il s’agenouille à ses pieds, la tête bien haute, un petit écrin entre les mains. Elle avait toujours aimé les romans à l’eau de rose et Martin représentait, à ses yeux, le parfait prince charmant.

– Carole, dit-il joyeux, j’ai envie de fêter cette réussite avec vous. Que diriez-vous d’aller boire un verre en fin d’après-midi «Chez Voltaire» ?
Aux anges, elle accepta d’un large sourire suivi d’un hochement de tête répété.

– Parfait ! Je viens vous rechercher à dix-huit heures.
Il s’apprêtait à sortir lorsque la voix de Carole l’arrêta. Elle aurait tout fait pour le retenir encore quelques minutes.

– Je viens de terminer un livre remarquable, s’écria-t-elle.
Il se retourna. Carole s’élança vers le présentoir des nouveautés et lui tendit l’ouvrage. Leurs mains se frôlèrent. Sur la couverture, la silhouette d’un jeune garçon, la tête au-delà des nuages. Intrigué, il l’ouvrit et lu la première page.

 

Dix-neuf ans

Pablo traverse la place

au-delà du dôme luisant

des colombes s’enlacent

 

Sur le parvis de la cathédrale

une danseuse flamenco

frappe les pavés de son châle

chahutant le sirocco

 

Enraciner ces gestes saccadés

dans les replis des veines scintillantes

 

Dans la ruelle perpendiculaire

vierge de toute caresse solaire

les appartements s’entassent

sur plusieurs étages

 

Les lessives emprisonnent l’air marin

qui les séchera malgré le chagrin

Il s’enfuit. Dans son baluchon

la photo de son compagnon

 

Amour mirage au-delà du rivage ?

Amour éternel jusqu’au dernier sommeil ?

 

Un frisson glacial ruissela le long de son corps. Il tourna quelques pages, blême.

 

Le temps presse d’honorer ta promesse.

Au fond de la ruelle, derrière les poubelles

Nous n’étions encore que des gamins.

Tu avais pris ma main et levé tes yeux au loin.

J’avais dissimulé mes rougeurs derrière

la mer sans fin.

L’anneau était grossier, un simple bout d’osier.

Puis tu t’étais agenouillé.

Le vent avait murmuré :

c’est plus simple que de s’empoigner.

Voilà, nous étions mariés.

A peine rentrée, ma mère l’avait remarqué.

C’est ridicule Pablo, tu n’as que neuf ans.

Je lui ai tout raconté,

mais elle n’a pas supporté cette réalité.

J’ai fui mon pays, voyagé pour oublier

Ce désir supplicié.

Mais l’empreinte demeurait incrustée.

Puis les saisons se sont multipliées,

des rides m’ont parcheminé.

J’ai navigué entre les corps,

Encore.

Et encore.

Mais jamais je n’ai retrouvé cette candeur.

Aujourd’hui, la maladie me noie.

Martin, il est temps d’honorer ta promesse,

Nous aimer au-delà des nuages.

 

Il regarda Carole, les yeux vides, la gorge asséchée. Il lut encore quelques pages, crispé. Puis il tourna les feuilles frénétiquement. Sauts de pages, va-et-vient entre les lignes, lecture à rebours…

C’était insensé mais il tenait entre ses mains son propre manuscrit, mot pour mot !

– C’est impossible, murmura-t-il, sans répit.
Lorsqu’il l’expliqua à Carole, toute l’irrationalité de cet aveu le poignarda. Sous ses pieds, le sol se craquelait. Il transpirait comme un marathonien qui franchit la ligne d’arrivée et commença à bredouiller des mots incompréhensibles. Ses yeux globuleux tournoyaient, cherchant un repère spatial apaisant. Puis, sa main frappa son front luisant à plusieurs reprises.

– C’est invraisemblable, bredouilla-t-il, mon récit… ma singularité…
Carole l’observait, effarée. Elle tenta de le réconforter avec quelques paroles mais elle se rendit compte que Martin lui échappait. D’un geste rassurant, elle déposa une main sur son épaule. Il la repoussa violemment et hurla dans la librairie :

– C’est impossible ! Ce sont mes textes ! Je les ai créés dans ma tête ! Personne ne peut lire dans mes pensées !
D’un revers de la main, il renversa tous les ouvrages déposés sur la table. Puis, il hurla, sans relâche, que le diable n’était que pure invention imaginaire, que son récit était unique et qu’il en était le seul créateur.

Rempli de spasmes, il tomba à genou et frappa sa tête contre le sol. Le plancher se teinta de rouge vif. Carole, le cœur paniqué, saisit le téléphone et composa le numéro des urgences. Lorsque l’ambulance arriva, la librairie s’était vidée. Seule la jeune femme était agenouillée près du corps étendu sur le sol qui répétait en boucle dans un semi sanglot :

– Esprit du mal, relâche-moi!
Les deux infirmiers, collègues de longue durée, prirent le relai. Le plus jeune recueillit le témoignage de Carole pendant que son ainé sortait toute sa panoplie pour les premiers soins. Lorsque le brancard emporta Martin, la libraire n’entendit plus que ses propres larmes qui remplissaient son magasin. Elle resta un long moment recroquevillée, cherchant à comprendre cet accident ubuesque. Puis elle ramassa l’ouvrage qui patientait à ses côtés et l’ouvrit au hasard :

 

Nos maux

fragiles lambeaux,

irriguent notre peau

jusqu’au tombeau.

 

Silence de mots,

quiproquos

ou autres propos,

l’humain face au robot.

 

Il souffre de l’indifférence

du manque de tolérance

un monde dépourvu d’élégance

forge un animal sans consistance.

 

Rassembler les morceaux de faïence,

sentir une appartenance

un désir de jouissance

au-delà des apparences.

 

Avec une grande douceur, elle referma le livre et le déposa sur la table. Puis elle épongea les taches de sang sur le parquet.

Le lendemain matin, Carole rendit visite à Martin à l’hôpital. Il était allongé dans une chambre pâle et déserte. Elle saisit la chaise à côté de la porte et se mit à son chevet. Elle attendit longuement avant qu’il n’ouvrit les yeux.

– Je suis contente de vous voir Martin, dit-elle l’air enjouée. Je vous ai apporté un petit bouquet de tournesols. J’ai déjà demandé à l’infirmière d’amener un vase. J’espère qu’elle le fera rapidement, afin qu’ils ne souffrent pas trop de la chaleur !
Martin la dévisagea, le regard opaque. Il ne semblait pas la reconnaître ni comprendre ses propos.

– Vous m’avez fait peur hier, vous savez ?
Martin eut du mal à ouvrir la bouche, les lèvres comme scellées. Carole s’approcha et lui caressa la main. Une larme roula sur la joue de l’écrivain et mourut dans ses poils roux.

Il fut rapidement transféré au cinquième étage. Carole continua à lui rendre visite régulièrement les mois qui suivirent. Aucune étincelle n’illumina jamais son regard. Le seul mot qu’il prononçait était le prénom du diable qu’il répétait en boucle, les yeux dans le vague.

Errance solitaire d’un égaré sous les néons laiteux des couloirs de l’unité C.

 

Ses doigts sont moites sous le stylo. Frénétique, Martin écrit les derniers mots en apnée. Il est radieux. Après plusieurs mois de travail acharné, il achève l’histoire de sa vie. Il bondit de sa chaise pour l’annoncer à Carole.

 

Au-delà de la raison demeure la fiction.

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