Une amitié scellée par des secrets mêlant ombre et lumière. Quand l'un souhaite vivre en solitaire, l'autre se destine à soigner l'humain. Si leur destin semble tracé en dépit de leurs aspirations profondes, leur rencontre sera l'opportunité de jouer par deux fois avec la vie.
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Il a des secrets qui scellent les destins.

 

Martine et Jules ont fait connaissance lors d’un week-end chez des amis communs. Un apéritif sur le mode badin qui s’était prolongé tard dans la soirée.

Ils terminaient leur cursus de médecine. Ils étaient sur le point de passer les derniers examens théoriques qui devaient leur ouvrir la porte de la vie active. S’ils s’étaient croisés dans les auditoires, ils n’avaient jamais pris le temps d’échanger.

 

Ce soir de juin, à la lumière d’une bougie, Martine s’était ouverte. Elle avait de la peine à s’investir dans les révisions, son esprit papillonnait. Elle ne parvenait pas à se concentrer, à intégrer le contenu des publications qu’elle lisait. Soigner, s’occuper des autres, elle portait cette aspiration dans ses tripes. Elle était à sa place au chevet des malades. Mais les dernières épreuves étaient les plus difficiles, elle pressentait qu’elle ne décrocherait pas son diplôme. Jules écoutait. Jules était un homme qui parle peu mais qui écoute bien. Il avait appris à accueillir le vent, à interpréter les murmures, à décoder le fragile équilibre des hommes et des bêtes.

 

Est-ce la proximité de l’échéance commune, les souvenirs de ces nuits de gardes interminables passées à siroter des cafés trop fades ou les jours de vacances sacrifiés à l’études qui créèrent, entre ces deux-là, une proximité immédiate ? Martine parlait beaucoup, Jules accueillait. De cette discussion improvisée, une complicité spontanée était née entre les étudiants si bien que, dix jours plus tard, Jules conviait Martin à le rejoindre dans sa garrigue du Bas-Vivarais. Il l’emmenait à la découverte de ses terres ardéchoises. Il avait choisi la fin de journée, quand la lumière du soleil se fait douce, que le paysage se dévoile au regard dans une poésie naturelle.

 

En marchant, Jules s’était livré, comme s’il avait besoin des odeurs familière de son terroir pour se libérer. Il était arrivé un peu par hasard à la médecine. Il avait toujours été un élève brillant et avait fait la fierté de sa famille, qui voyait dans sa réussite scolaire une manière de braver le destin. Ses parents étaient éleveurs de brebis, ils vendaient leurs fromages sur les marchés et arrondissaient les fins de mois avec de petits boulots. Modestement.

Dès le lycée, les enseignants avaient incité le jeune homme à entreprendre un cursus supérieur, à rejoindre Grenoble où il pourrait mettre à profit cette faculté hors du commun qui était la sienne, celle de mémoriser tout ce qu’il lisait. C’était ainsi, depuis qu’il était enfant, il retenait tout ce qui lui passait sous les yeux, tout ce qu’il entendait s’imprimait dans sa mémoire. C’était si facile. Il lisait les ouvrages de physiologie, d’immunologie, d’anatomie et il engrangeait l’information. Ses proches avaient misé sur lui, sur sa réussite de singe savant, pour faire un pied de nez à la destinée. Avec de telles capacités, il était promis un grand avenir.

 

Pourtant, Jules ne voulait pas quitter ses terres. Il aimait trop la fragilité des hélianthèmes, la coquetterie des orchidées, l’odeur âcre, suave, chaude de ces prairies sèches, l’explosion des bosquets de pruneliers qui ploient sous les confettis dans la douceur de Pâques. Il avait suivi, de guerre lasse, ce que d’autres avaient choisi pour lui. Mais, à l’approche des derniers examens, l’évidence que sa place était ici, dans ses montagnes, s’était imposée. Il aspirait à une vie authentique, au plus proche de la ronde des saisons. Jules avoua à Martine qu’il avait prévu d’échouer sciemment aux dernières épreuves. Il ne voulait pas d’un échec cuisant qui ébranlerait sa mère mais il faisait le pari de doser les mauvaises réponses pour rater avec les honneurs de ceux qui trébuchent juste avant la ligne d’arrivée.

 

Depuis la rencontre au bord de la piscine, une idée taraudait Jules.
Si Martine rencontrait des difficultés à se concentrer pour réviser, elle avait la certitudes que la médecine était sa voie. Elle avait toutes les compétences sociales, toute l’empathie nécessaire à la pratique.
Si le frein tenait à l’apprentissage théorique, alors il pouvait l’aider.

 

C’est ainsi, assis sur les dalles de calcaire, entre les touffes de bromes, que le marché fut conclu.

 

Lors de la dernière épreuve, Jules rendrait sa copie en inscrivant le nom de Martine. Martine saisirait le nom de Jules. Ce serait leur secret.

 

Début septembre, les résultats tombèrent.
Comme ils l’avaient espéré, Martine fut félicitée pour sa réussite. Elle n’était certes pas éclatante mais la jeune femme avait réussi à sortir son épingle du jeu. La dernière épreuve avait suffi à la qualifier.
Jules avait joué la carte de la déception, d’un résultat juste au-dessous de la moyenne qui sabotait ses espoirs. Cette contrariété lui avait permis d’argumenter : il était lassé les études, il ne supportait plus le discours académique, il n’avait pas l’énergie de se représenter. Son père traversait alors des difficultés financières – la magnanerie dans laquelle il travaillait ponctuellement n’était plus rentable et la fermeture inéluctable. Cela acheva de faire passer la pilule. Finalement, plutôt que de monter à Paris, son fils l’accompagnerait sur les marchés. Ils vendraient ensemble leurs fromages de brebis.

 

Le duo fonctionnait. Jules était beau. Il avait les cheveux bouclés, les mains fines, la pudeur des grandes âmes. Les dames se pressaient devant l’étale en espérant être servies par « le docteur ». Qu’importe qu’il n’ait pas décroché le titre, les habitants l’avaient affublé de ce sobriquet.

 

Quelques années plus tard, Jules acheta un corps de ferme à retaper, sur un lopin de terre. Dans le petit bois attenant, il aimait à reconnaitre les différentes essences, il touchait les écorces, palpaient les branchages, humaient les sèves. Il entreprit de sélectionner des tiges – souvent les plus noueuses retenaient sont attention – et se mit à les façonner.
Il vendait ses créations dans les foires et rencontrait un succès d’estime auprès de sa clientèle. Il sculptait de petits bonhommes, rondouillards, qui exécutaient avec malice les tâches de la vie quotidienne. Une ode à la vie simple.

 

Martine mena sa carrière comme elle l’avait rêvée. Elle soigna les plus démunis à Calcutta, au Darfour, au Sahel. Pragmatique, elle accueillait avec empathie les histoires des malades et trouvait des solutions adaptées à leur grande précarité. Son discernement était précieux, il lui permettait de porter secours tant que cela servait l’intérêt du patient mais, aussi, d’accepter d’accompagner les mourants sereinement, sans acharnement thérapeutique.

 

Durant ses missions autour du monde, elle n’oubliait jamais d’adresser une carte postale à Jules, resté au pays.

En gage d’amitié, chaque année, Jules envoyait à Martine une petite figurine de bois gravé, comme un rituel pour ponctuer le temps qui passe.
Une affection sincère les unissait. Si la vie en avait décidé autrement, ils auraient pu couler des jours heureux l’un avec l’autre. Ils y avaient pensé, chacun de leur côté. Mais les aiguilles tournaient et leurs chemins ne se croisaient pas. La fusion sensuelle qu’ils avaient espérée, fantasmée dans leur couche solitaire ne se présenta jamais. Les jours, les mois, les années finirent par sceller leur destinée. Elle mua le désir amoureux en une amitié sincère.

 

***

 

Martine obtint un poste de cheffe de clinique en médecine interne à l’hôpital universitaire de Lausanne. Elle se fixa. Elle était célibataire, sans doute trop engagée auprès de ses patients pour bâtir une vie de famille. Elle avait vieilli. A ne pas se ménager des plages de repos, de délicats sillons étaient apparu à la commissure de ses paupières. Ils figeaient dans la chaire son regard pétillant.

 

Après le marché, Jules aimait passer du temps seul. Il écoutait le chant des oiseaux, débusquait les sangliers dans les taillis, s’émerveillait de la fragile explosion des bourgeons. C’était un taiseux. Un taiseux au grand cœur qui courrait maintenant sur ses 60 printemps. Les saisons s’étaient succédées sans qu’il ne prenne garde à la course du temps. Pour lui, chaque matin était une nouvelle aventure, la nature est riche d’imprévus. Ce n’était jamais le même coléoptère qui s’attardait sur les centaurées, jamais les mêmes odeurs qui s’élevaient dans les brumes matinales, jamais le même dégradé d’ocre, de fauve et d’orangé qui embrasait les collines à la mi-octobre.

 

Pourtant, depuis peu, il avait des faiblesses. Son pas se faisait hésitant. Il était tombé plusieurs fois sur sa parcelle et avait été secouru par des promeneurs.
Mais, il le sentait… Ses gestes perdaient de leur précision, il n’était plus capable de tailler le bois, de le faire chanter sous ses doigts.

Lui qui avait appris à se débrouiller sans aide extérieur avait dû se résoudre à consulter. Le diagnostic était tombé, brutalement. Si abruptement qu’il lui avait fallu marcher encore et encore pour intégrer l’annonce, comme si les pas étaient connectés à son entendement et qu’en les répétant il apprivoisait la nouvelle. Elle tenait en trois mots : maladie de Charcot. Le médecin l’avait encouragé à s’entourer, à ne pas rester seul. Il le savait, la pathologie était évolutive, les rémissions rares.

 

Jules avait alors cherché à louer l’appartement au rez de la bastide. « Ce sera une présence si vous chutez à la maison » lui avait suggéré le praticien. Il avait écrit, de sa main hésitante, des petites annonces et les avaient déposés dans les commerces du village.

 

Nola avait été la première. Au téléphone, il avait aimé sa spontanéité. Elle était venue à la bâtisse, ils avaient fait le tour du propriétaire et, en toute franchise, elle lui avait conté son parcours, peut-être parce que Jules avait ce don de présence qui invite à la confidence. Jeune maman célibataire, elle avait quitté la ville. Elle voulait travailler avec les fleurs, un rêve d’enfant. Elle avait besoin de fraîcheur, de légèreté, après une expérience professionnelle douloureuse et un couple qui avait volé en éclat. Côtoyer la fragilité des corolles, l’évanescence des boutons floraux, l’explosion des couleurs était son moyen à elle d’apprivoiser la vulnérabilité, de l’accepter, de renouer avec le vivant. Nola était heureuse d’avoir décroché quelques heures en extra chez le fleuriste du village et elle se projetait déjà. Elle s’imaginait confectionner des arrangements, cueillir les plantes sauvages dans le maquis et les faire dialoguer en bouquet. N’étant pas de la région, elle cherchait de toute urgence un logement car, elle le savait, ce travail serait la clé de sa nouvelle vie.

 

Nola s’était rapidement installée avec son fils. Jules avait cessé de chercher un locataire. Le pétillement de la jeune femme l’avait rafraichi comme une source claire et il avait arrêté son choix.
Quelques jours après son arrivé, il avait ri en la voyant installer un potager dans la cour de la ferme. Pour sûr c’était une citadine, peu aguerrie aux choses de la terre !
Nola était bavarde, elle ne pouvait s’empêcher de faire la causette. Dès qu’elle voyait son voisin, elle lui demandait conseils : où trouver des semis ? Quand arroser ? Comment éloigner les pucerons ? Elle l’interrogeait aussi sur ses sculptures, sur la douceur des bois qui passaient sous ses doigts, sur l’origine de ses inspirations. Elle était avide d’apprendre, de comprendre. Jules lui apprit à observer, à sentir, à laisser venir.

 

À l’automne, Nola avait ramassé des champignons et trouvé châtaignes dans le petit bois. Elle avait invité Jules à partager un repas. Lui qui avait toujours vécu en solitaire était comme un amoureux qui s’en va rejoindre sa belle. Il choisit une de ses plus belles chemises et coiffa ses cheveux gris.

L’invitation n’était pas innocente.
Depuis un mois, Nola observait le manège de Jules. Elle l’avait vu ranger, vider la maison du bric-à-brac accumulé. La convivialité de cette agape lui offrirait l’occasion de comprendre pourquoi Jules avait remisé ses outils de sculpteur qui habituellement trônaient sur l’établi.

 

Quand elle l’avait interrogé, Jules n’avait pas répondu. Il ne voulait pas l’inquiéter. Il avait dit simplement qu’il préparait un voyage.

 

S’il avait d’abord nié l’évidence, il avait dû se faire une raison. La paralysie des muscles progressait. Bientôt, il ne pourrait plus sortir. Pour lui qui avait une soif intarissable de grands espaces, se retrouver dépendant était une abomination. Il ne voulait pas de l’amenuisement du corps. Sans en avertir ses proches il avait choisi de faire ce que la France lui interdisait. Pour cela il s’était tourné vers la Suisse, vers Martine. Pour son grand départ.

 

***

 

Jules traverse la cours. Il trouve la clé sous le paillasson. Il ouvre la porte d’un appartement lausannois inconnu. Ils ont convenu qu’il attendrait ici.

 

Il n’a pas grand-chose avec lui, juste un petit sac de cuir. Il en sort une figurine en bois, la dernière qu’il soit parvenue à façonner. C’est un épervier. Un épervier chante à tue-tête la liberté. Il sera pour Martine. Il chantera pour elle quand il sera loin. Il le pose sur un bureau.

 

Il s’assied dans le grand fauteuil.

Il est paisible.

Apaisé de compter parmi ses amis une personne comme Martine.

C’est la première fois qu’il quitte la France.

 

Juste après la frontière, il a glissé dans la boîte aux lettres un courrier pour Nola. Il l’informe qu’il prolonge son voyage. Elle ne doit pas l’attendre. L’aventure sera belle, c’est promis. Il ne reviendra pas. Dans l’enveloppe, il a glissé la clé de la bastide. Il lui cède ses terres. Il lui écrit qu’elle saura faire pousser les légumes. Que son fils sera fier d’elle. Qu’il faudra, au printemps, respirer les fleurs de pruneliers et les cueillir par brassées.

 

Le gravier crisse dans la cour.
La clé grogne dans la serrure.

Martine est là.
Elle va l’accompagner pour son ultime voyage.

Ce sera leur secret.

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