Créé le: 29.09.2015
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Du même bois

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© 2015-2024 Stella Vaime

Une soirée ennuyeuse. Elle a déjà abandonné tout espoir quand..."si ritrova per una selva oscura". Il suffirait d'attraper la branche qu'on lui tend.
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« Si tu n’as pas de Rolex à cinquante ans, tu as raté ta vie, comment allait la phrase déjà ? » Un homme replet attendait une réponse de ses compagnons l’air espiègle et satisfait. À sa droite un jeune homme bien mis secoua son poignet sous le nez de sa voisine en riant : « Eh bien, moi je préfère ma Breguet ! ». Laquelle voisine, une femme élancée dont les épais cheveux blonds formaient un chignon en spirale sourit avec application. Âgée d’une quarantaine d’années (peut-être plus, peut-être moins, car dans ce milieu-là les artifices et les soins extrêmes donnent aux femmes une apparence perpétuellement nette), elle était la seule dame du groupe. Elle était flanquée de son époux, un homme hâlé et grisonnant au sourire déplaisant qui découvrait trop ses gencives. Cependant l’amateur de Rolex attendait une réponse en particulier. Celle du dernier membre du petit cercle, un homme qui détonnait avec son complet trop grand et ses lunettes cerclées. Ce dernier, conscient du piège qui lui était tendu, ne répondit rien.

Quand elle s’ennuyait, ce qui était indéniablement le cas à ce moment-là son regard se perdait pour un moment, mais bien vite ces rêvasseries l’angoissaient. Elle craignait que les autres ne remarquent sa fuite intérieure, qu’ils ne découvrent que son attitude impériale ne faisait que recadrer la chose défaite et minable qu’elle était en dedans. Alors sans tarder elle fit tout pour se donner une contenance et posa une main légère sur le bras de son mari tout en souriant à ce vieux crapaud de Simon. Il lui fallait rapidement remonter à la surface. Une domestique passait discrètement entre les invités un plateau à la main. La dame attrapa machinalement une coupe et la vida bien trop vite.

Depuis son arrivée à la soirée des U., elle était exposée aux regards admiratifs ou hostiles que les invités lui portaient. Elle considérait ces réactions comme le corollaire de son travail, car il s’agissait bien d’un travail. Il lui fallait éblouir inlassablement, tenir le standing, satisfaire son époux qui depuis des lustres se moquait bien de la satisfaire, elle. Elle était tenue de choisir la juste robe, le parfum élégant point trop capiteux, les bijoux hors du commun. Pour cette occasion, elle portait un fourreau en brocard vieil-or avec de épaulettes exagérément grandes. « Une pièce unique, ma chère, cousue par Peers LungdØn dans une étoffe ancienne dénichée chez un antiquaire palermitain ». Elle ne devait se montrer que dans de l’exclusif. Cependant, si une autre invitée avait fait son entrée dans cette robe, elle n’aurait pas manqué de faire remarquer sans pitié que « Non, vraiment elle a l’air d’un gladiateur, c’est exagéré ».

Des montres la discussion avait glissé à la comparaison de l’hôtellerie à travers le monde. Chacun y allait de son anecdote : l’extraordinaire terrasse suspendue du Blue Feather à Caracas où l’on devait laisser ses chaussures au vestiaire, car en fait le sol était recouvert d’une épaisse couche de sable, la fabuleuse literie du Peebly à Edinburgh (et là elle ressentit un pincement désagréable au ventre en se souvenant de la dernière nuit passée avec son mari dans cet établissement), le buffet du petit déjeuner au Royal Cham de Phnom Pen où de jeunes garçons en costume traditionnel sont postés derrière vous portant un bol d’étain rempli d’eau tiède parfumée au jasmin pour se rincer les doigts, le restaurant du Kiwango au Cap avec son immense aquarium à huitres où l’on pouvait pointer négligemment du doigt au serveur les coquillages que l’on voulait déguster…La domestique était à nouveau là et lui tendait le plateau. Elle prit une autre coupe et l’avala d’un trait.

Elle comprenait de moins en moins ce que les autres disaient. La situation se compliquait, car de nouvelles personnes se joignaient au groupe alors que d’autres le quittaient. Chaque mot signifiait bien quelque chose en soi mais lorsqu’il y en avait plusieurs à la suite, leur sens se perdait. Afin de contrôler son angoisse, elle commença à s’accrocher aux détails de la physionomie de ses interlocuteurs comme un grain de beauté ou une boucle de cheveux ; autant de bouées auxquelles arrimer son attention pour dissimuler sa perdition. Concentrée, elle grimaçait un sourire en se doutant qu’elle avait l’air ahuri. Une fine couche de sueur était apparue au-dessus de sa lèvre supérieure, sa panique montait. « Cen’estpascroyabled’avoirdécorécespaavecautantdevulgarité! » La boucle la fixait avec l’air d’attendre. Que voulait-elle donc dire ? La femme tint bon à son rictus et la boucle continua son monologue.

Elle se sentait nauséeuse. Cela signifiait qu’elle était désormais acculée. Elle marmonna une excuse pour se retirer et avança à travers la salle. Comme une bille de flipper, elle ricochait sur les nombreux convives cherchant à la retenir. Il n’y avait pas de chemin le plus court, car tous ici voulait un petit bout de sa magnificence. Et elle captait des bribes d’exclamations avides : « Ma chère. Très chère, enfin ! Rayonnante ! ». Elle sentait en plus leurs mains fugaces sur les siennes et même sur ses bras nus.

La sueur collait ses mèches à son front pourtant elle ressentit un grand froid. Bien qu’immobile, elle avait la sensation de tournoyer comme du linge dans le tambour. La rumeur de la soirée lui arrivait dans les oreilles, noyée, exactement comme lorsqu’elle mettait la tête sous l’eau dans son bain sauf que le murmure molletonné qui d’habitude la calmait, la droguait presque, était devenu une lamentation sourde. Les gens et les lumières se fondaient en une tapisserie criarde qui tournait furieusement autour d’elle. Toujours plus vite, toujours plus vite, encore plus vite, trop vite.

Aspirée à la conscience elle ouvrit les yeux. Elle avait peur, car elle ne savait pas où elle était. Une forêt de visages l’encadrait. Quelqu’un cria « Écartez-vous ! » Et puis d’autres voix s’élevèrent: « De l’eau ! » ou bien encore « De l’air !». « Du vent. » énonça une femme calmement. C’était la domestique. Elle était penchée sur la dame et l’observait de ses yeux couleur de feuilles mortes. Elle était si proche de son visage que ses mèches brunes et crêpées lui chatouillaient les joues et le nez. Elle dégageait un parfum de pommes et d’humus. Délicatement, la domestique lui retira ses escarpins. Les invités qui s’étaient précipités pour aider avaient peu à peu reculé pour la laisser faire.

Elle n’avait plus peur désormais. La domestique saisit son bras pour la relever. Encore faible mais debout, elle appréciait la sensation rassurante des doigts rugueux de cette femme sur sa peau. Elle observa l’inconnue qui savait si bien prendre soin d’elle. Elle s’étonna de voir une domestique avec une chevelure si étrange qui se dressait sur sa tête comme un balai.

Elle réalisa que la domestique exerçait un charme sur elle. Cela n’avait d’effrayant. Au contraire, elle s’en amusa. « Comment cette femme quelconque arrive-t-elle à me convaincre de lui obéir ? », se disait-elle. Sa présence l’apaisait. Elle reconnaissait en cette inconnue son reflet, l’essence d’une autre elle-même, comme décapée de son or et sortie de son cadre. La sensation de vertige avait complètement disparu et ses pieds nus reposaient fermement sur le plancher de chêne.

Il était temps de s’en aller. Sans un signe, la domestique se mit à marcher. Elle lui emboita le pas. Autour d’elles l’assistance restait figée et silencieuse. Même son mari ne tenta pas de la retenir. Elles se retrouvèrent dans la fraîcheur du soir. Sa robe lui semblait si lourde désormais. Ce carcan d’or trop ajusté, elle s’en débarrasserait pour mieux suivre sa compagne, sa nouvelle sœur. Elles iraient loin ensemble. Pas à Florence, pas à Zermatt, ni même à New-York, mais bien plus loin encore. Dans les parcs désertés, les vergers abandonnés et, qui sait,peut-être même dans les forêts de la taïga.

Commentaires (2)

Starben CASE
06.11.2016

Une description si juste d'une société qui se perd dans les artifices et qui recule devant la réalité, la vie. Faire semblant est la consigne. Merci de nous avoir fait traverser, incognito, ce salon d'apparences.

Hélène Page (également Helen de Búrca)
29.09.2015

Merci Stella pour cette belle histoire! J'aime ta description de l'état psychologique de cette âme en peine, et l'identité de son ange gardien a été une belle surprise. Je me réjouis de la prochaine. ;-)

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