Dans la connivence d'un vieux chêne, "dis-moi Grand-papa, parle-moi du passé, de ton passé"... Enfance du printemps, été d'Afrique, vendanges d'automne, témoignages des jours ordinaires, images fugitives d'un monde évolutif.
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Au printemps

Sur le talus, en face de la maison, les primevères annoncent le printemps ; à l’abri d’un buisson, trois violettes.

Du village qui est le nôtre, un chemin gravit la colline. Il longe les champs dont les céréales semées en automne reprennent vie après la pause hivernale.

Un coucou, de par ses deux notes répétitives donne à deux marcheurs son premier chant de

l’année. Je cherche dans ma poche un sou que je n’ai pas.

Un chêne solitaire veille sur le bas pays. Une pierre taillée, ancienne borne, a été déposée au pied de son vénérable tronc.

Nous sommes ces deux marcheurs, Joël, mon petit-fils de quinze ans et moi l’aîné m’acheminant vers mes huitante ans. Assis sur la pierre, nous remarquons le dégradé des bleus des forêts du Jorat.

Les Alpes blanches seront roses ce soir.

– Dis-moi Grand-Papa, parle- moi du passé, de ton passé.

– Ce matin- là, il avait neigé. On m’a dit plus tard que j’étais né…

Un de mes premiers souvenirs, je me revois après le souper monter à l’étage avec maman par l’escalier de ciment.

Ma chambre: des fleurs bleues sur la tapisserie, une commode dans un coin; la fenêtre s’ouvre sur les arbres et les champs. Mon lit est à gauche de la porte. A la paroi, le tableau d’un ange habillé de blanc; ses grandes ailes me prouvent qu’il est bien un ange.

Un autre tableau, une photo plutôt, celle du Général Guisan. Maman croise ses mains marquées par les travaux de la vigne et des champs; les mots prononcés sonnent vrai, une remise à Dieu de la

journée et de la nuit. Elle ajoute parfois :”Le Général te garde”!…

Nous sommes en 1940.

Depuis deux ans, mes parents et mes sœurs disent de moi: “C’est bien, il est à l’école, il est occupé”.

Cependant, je garde en moi l’image d’un hiver triste, tu vois comme le jardin un jour de brouillard: en trois semaines, la famille voit mourir Madeleine une de mes sœurs, et notre papa.

A la sortie du village, le cimetière est entouré d’un mur. Avec maman, nous poussons le portail en fer forgé. Un cyprès est comme une colonne dressée. Gravé sur la pierre de Madeleine, un lys a sa tige cassée, sur celle de papa, un épi courbé. Nous arrosons les fleurs et nos pensées sont avec eux. Maman, soudain voutée sert dans sa main un mouchoir blanc.

– Oui c’était un grand malheur, comment la vie a-t-elle continué?

– Pour moi les semaines se trouvaient bien occupées entre l’école et les travaux du domaine. En revenant du collège, je trouvais sur la table de la cuisine un billet dicté par les travaux saisonniers: “Nous sommes aux betteraves en Saugette, on a pris ton rablet, ou

les pommes de terre t’attendent à la cave pour les dégermer.

Tu peux sortir le fumier des cochons, ou encore,

Nous t’attendons à la vigne des “Mandrolaires”pour tirer les tuyaux du sulfatage.”

Ainsi, les journées se trouvent remplies comme des œufs…

De ces travaux pastoraux, je garde un souvenir mémorable.

Si les génisses passent l’été sur les hauteurs du Jura, les douze veaux de l’année sont parqués au fond d’un vallon situé à un kilomètre du village. Un ruisseau permet à ces jeunes bovins de s’abreuver.

Cette mémorable journée de juillet nous a donné ses heures nombreuses de lumière. Je cours à travers les vignes et dévale la pente jusqu’au pâturage. Le soleil s’est déjà couché ; la forêt impose une sombre présence sous le ciel encore clair.

Hé! Hé! Hé! Les veaux répondent à mon appel et s’approchent du chalet…

Mais aujourd’hui, de par la gauche, de par la droite, chaque bête évite la porte de l’abri, refuse d’y entrer malgré mes effort pour les guider.

Que se passe-t-il? Ces bovins de malheur repartent la queue en l’air au fond du pacage…

Trois fois je les ramène, trois fois c’est le refus et la débandade…

Le ciel a perdu sa clarté, noire est la forêt, je me sens seul et ravale une larme, elle est salée.

Découragé, je joins les mains pour demander une aide…

Entré dans l’abri, je remarque dans la litière un grelot et sa courroie qu’un veau a perdu, je le ramasse et sans raison secoue cette sonnaille. A ma surprise, Je vois les ruminants l’un après l’autre, franchir le seuil du chalet ; passant discrètement au milieu d’eux, je peux enfin fermer la porte…

Sur le chemin de la maison, j’ai la certitude que Dieu a répondu à ma prière, donc qu’Il existe…

– Mais Grand-Papa, je sais qu’à seize ans, tu as passé une année en Suisse allemande; de retour au village faisais-tu partie de la Jeunesse?

– On en faisait partie tout naturellement. Au cours de l’été elle organisait une kermesse à la cantine.

Le 31 décembre, les tambours, grosses caisses et plaques sortent du local. Pendant trois jours et une

bonne partie des nuits, les façades des granges et demeures résonnent d’un tapage sourd, monocorde et rythmé, programmé par le sifflet d’un directeur improvisé. D’une maison à l’autre, nous souhaitons la bonne année. On nous verse un verre avec les bricelets, la hotte reçoit les saucisses aux choux, le panier est pour les œufs et le covet pour la monnaie.

Près de minuit, deux amis, se tenant par le cou, chantent à tue-tête :

“La boulangère a mis sa robe claire, elle s’en va vers le hameau voisin, près d’elle passe un joyeux militaire qui fait à pied comme elle le même chemin ; l’oiseau chantait et le ciel était bleu.”

Sans bruit, la neige s’est mise à tomber. Je vois les toits blancs du village comme une page vierge qui attend les mots de l’an nouveau…

– Grand-Papa, en ce temps avais-tu une bonne amie?

Oh, ta question me donne de revivre une histoire !…

J’ai dix-neuf ans. En avril passé, je l’ai rencontrée, nous avons parlé, nous avons dansé.

Depuis ce moment, tout a changé: un regard, une démarche, un prénom, une voix habitent mes pensées et mes rêves. Comment ce visage peut-il prendre autant de place? Comment

le ciel paraît-il plus bleu, la nature plus lumineuse, le voisin plus sympathique?

Serait-ce ce que la fleur attend pour devenir fruit? Ce que l’oiseau chante pour appeler l’aurore, serait-ce ce que l’on nomme amour?

Quelques lettres échangées m’ont permis d’imaginer, souhaiter, espérer!

Mais, au fond, que pense la dite personne? Ressent-elle un peu ce qu’elle éveille en moi? Je décide de poser la question. En trois semaines, mon crayon a rédigé un, deux, trois brouillons; à la fin, la lettre

est partie.

Ce matin, j’ai reconnu l’écriture et le sceau du village. Le soleil de juin réchauffe la terre, l’outil sur l’épaule, je descends à la vigne. Au fond de ma poche, la missive est encore fermée…

Seul entre les souches j’ouvre enfin l’enveloppe pour demander aux mots de me transmettre leurs sens.

Elle a bien reçu ma prose, m’en remercie, mais doit me dire que pour elle, nos relations sont amicales et rien de plus, et rien de plus…

C’est un nuage noir qui passe devant le soleil, c’est le poids d’un chagrin qui soudain pèse sur le cœur, c’est se réveiller au milieu d’un beau rêve…

– Pour changer de sujet, as-tu gardé un souvenir de ton école de recrue de soldat du train?

– Après deux mois en caserne, c’est dans un autre monde où le Rhône a son cours, que nous parcourons les sentiers valaisans.

L’automne est arrivé avec l’or des forêts de mélèzes. Dans la plaine, les vendanges sont faites, une première neige recouvre les sommets.

La nuit est froide, le caporal de garde m’a réveillé pour effectuer la tournée des écuries dans ce village de St. Luc. Le scintillement des étoiles dans l’air glacé les rend vivantes. La Dent Blanche domine le fond de la vallée. La porte de l’étable est abaissée à la mesure des vaches de la race d’Hérense. J’égalise la litière d’un mulet qui tourne vers moi la tête, un vieux cheval à la croupe large, dort debout. Trois coups tombent du clocher de l’église, je retrouve le confort de la couche de paille pour rejoindre le sommeil interrompu.

Dans dix jours, nous retrouverons vie et habits civils avec les souvenirs qui auront tendance à s’embellir, à s’imprégner d’imaginaire, comme un vin qui révèle son bouquet.

– Tu m’as raconté cette rencontre amoureuse terminée avant d’avoir commencé ; il ne s’agissait donc pas de ma grand-maman?

– Eh non, c’est l’année de mes vingt-cinq ans que mon chemin croise celui de celle qui permettra à notre couple d’exister. C’est une jolie noiraude, élève infirmière à qui j’ai pu dire ces mots de Marceline Desbordes-Valmore:

“J’étais à toi avant de t’avoir vu.

Ma vie en se formant fut promise à la tienne;

Ton nom m’en avertit par un trouble imprévu;

Ton âme s’y cachait pour éveiller la mienne

Mon être avec le tien venait de se confondre.”

Cependant je dois te dire que pendant toutes ces années une question profonde m’habite, une interrogation dont j’attends la réponse: Partir ou rester?

Les cloches de l’église ont sonné pour le culte de ce dimanche de Pentecôte 1961. Le soleil apporte sur la table de communion les couleurs du vitrail. L’harmonium accompagne les chants de l’assemblée.

Avant la bénédiction, l’information est donnée que les missions protestantes recherchent nonante envoyés pour servir Outre-Mer.

Alors, sans vision ou révélation extraordinaire, une conviction intérieure ou venue d’ailleurs va marquer le futur de notre existence: partir…

En été

Le soleil règne en maître sur le pays. Les orges ont été récoltées. Les grands champs de blé au jaune lumineux annoncent les moissons, l’été est arrivé. Au sommet de l’arbre solitaire, le merle improvise un chant nouveau pour proclamer cette saison de lumière.

Nos deux compagnons ont retrouvé la pierre à l’ombre du vieux chêne.

– Alors, grand-papa, nous en étions à cette conviction de devoir partir!

– C’est vrai, imagine un jour d’hiver, ce 29 janvier 1963:

La blancheur de la neige paysage immaculé, contraste avec les voies du chemin de fer. Une bise froide rend glacial le quai de la gare; la cloche a annoncé le train de quatorze heure vingt. Aucun de nos proches n’est là, à cause de l’enterrement de l’oncle Emile. Nous attendons, l’un près de l’autre, je sens dans ta main une interrogation…

Le sommet du Suchet dessine sa silhouette sur le bleu pâle de ce ciel d’hiver; reverrons-nous ce paysage familier?

Le train apparaît au contour de la voie, le bruit de frein est strident, la cloche sonne; le chef de gare

 

En été

nous salue en souriant. Les valises sont lourdes mais nous sommes jeunes. Le convoi démarre, nous voilà partis; le contrôleur pourra poinçonner nos deux billets simple course…

Une activité d’agronome au Mozambique, à l’époque colonie portugaise nous demande six mois à Lisbonne pour l’étude de la langue. Le Tage est prémices d’Océan à l’image d’un pays et d’un peuple tourné vers la mer.

Puis, six mois plus tard en septembre, le survol de montagnes, déserts, plaines immenses, paysages devinés entre le coton des nuages, du nord au sud l’Afrique se révèle.

Lourenço-Marques, un modeste aéroport, une cité capitale à deux visages, à deux réalités, le blanc et le noir:

La face claire d’une perle coloniale marquée par des siècles de la présence lusitanienne et l’arrière sombre de milliers d’habitations faites de tôles et de roseaux.

Le soir, une brise agréable venue de l’Océan, allège la lourdeur oppressive d’un climat humide et chaud.

Deux cents kilomètres d’une route rectiligne coupe une brousse arborescente. Sur le bord de la plaine du Limpopo,”Chicumbane” sera le cadre de nos deux premières années africaines. Comme on nous le demande et comme nous en voyons la nécessité, nous entrons dans l’étude de la langue locale, le tsonga. Si l’acquisition du portugais bénéficiait de certains repères par rapport au français,

cette langue bantoue se révèle tout autre: des sons inconnus, une richesse d’expression, une

grammaire inédite.

– Excuse-moi de t’interrompre, mais comment l’avez-vous apprise, sans grand dictionnaire ou livres?

– Effectivement, après quelques bases acquises avec un collègue ce sont les journées, rencontres et palabres qui font pénétrer ces expressions en nous. Par exemple: Six heures du matin, Rosa, douze ans, entre dans la cuisine, byi chile qu’elle nous dit, (ce qui veut dire le soleil s’est levé).

Près de midi, un homme me croise sur le chemin, inhlekanhi (voilà le milieu du jour).

Le soir tombe rapidement par l’absence d’un horizon rapproché, ri pelile (le soleil s’est couché.)

Et avant de nous abandonner aux bras de Morphée, je pouvais prendre congé de ta grand maman et lui dire à l’oreille hi ta pfuchana (nous nous réveillerons mutuellement…)

Nous nous retrouvons à partager la vie quotidienne d’un peuple dont la culture, la sagesse et les sourires suscitent et permettent une véritable amitié.

Assis dans la hutte ou sous le manguier, je les entends discuter, parlementer, exposer les situations d’une manière autre que directe et expéditive…

Le sujet est abordé par détours, on s’attarde sur des détails, on répète mot pour mot ce que le voisin vient de dire. Ces longues palabres permettent de trouver une solution au problème sans l’obligation de voter, chacun retrouvant dans la décision finale un écho de son intervention.

– Mais qu’avez-vous fait là-bas, toi avec tes connaissances en agriculture et grand’maman infirmière?

– En douze ans, nous mettons sur pied un cours agricole pour les exploitants adultes, une formation pratique de six mois basée sur les visites effectuées sur le domaine des élèves. Je retrouve dans ce

projet les questions, problèmes, soucis et réactions de l’homme de la terre qu’il soit du pied du Jura

ou de la plaine africaine.

Ta grand’maman visite les groupes de femmes pour des leçons d’hygiène, de tricot et de puériculture.

Il faut dire qu’avec tout cela, la famille s’agrandit: ton papa, ton oncle et ta tante ouvrent leurs yeux sur le quotidien sans TV et dans l’harmonie de l’ignorance des différences raciales…

Comme chaque matin sans un nuage, le soleil s’est levé sur la brousse arborescente. Entre les arbres et les buissons, longeant les champs de maïs et d’arachides des centaines de pieds nus ont marqué entre les herbes le chemin de l’école. Cinquante gamins disciplinés et soudain silencieux forment une longue file devant leur école qui n’est qu’un abri de roseaux édifié à l’ombre d’un grand arbre.

L’enseignement peut commencer. Je vois toutes ces têtes crépues penchées sur l’ardoise calée entre les genoux. Appliqué comme les autres, ton papa, du haut de ses six ans n’est pas conscient de la tache claire apportée dans les rangs par ses cheveux blonds. Pour lui, ce que dit la maîtresse est juste et important même si les connaissances de cette dernière ne dépassent guère la matière enseignée.

– Votre séjour de douze ans au Mozambique se passait dans une colonie portugaise; as-tu un souvenir de cette évolution vers l’indépendance du pays?

– Je me souviendrai toujours d’une manifestation populaire organisée à Magude modeste centre régional quatre mois avant la fête de l’indépendance. Mille cinq cents personnes écoutent debout des discours sous un soleil accablant. Nous sommes les seuls blancs au milieu de cette foule dynamisée. Je n’ai jamais fait de politique, mais ce jour-là, j’ai levé les bras et crié comme les autres: “Viva, viva FRELIMO, a luta continua!”

Alors que la réunion se termine, je ne peux retenir mes larmes lorsque de la foule s’élève ce chant, expression d’un grand espoir, ce chant qui est aussi prière: “Hosi katekisa Africa” (Dieu, bénis l’Afrique).

L’automne

La forêt qui fait face au vignoble familial nous propose un festival de couleurs: les aiguilles des mélèzes virent au jaune clair, les cerisiers sauvages révèlent un grenat lumineux alors que les sapins restent vert.

Les vendanges sont proches, elles donneront le ton pour un chant de la chorale: “le moût qui chantonne tombe dans la tonne, mouvement qui sonne l’heure de l’automne”.

Le vieux chêne abandonne à la bise ses premières feuilles mortes. Il allonge une de ses branches basses pour mieux comprendre le dialogue des deux amis.

– Grand-Papa, vous êtes donc revenu au village; comment cela s’est-il passé?

– Je reprends donc l’exploitation des vignes alors qu’à l’incertitude des récoltes, l’infirmière par un temps partiel à l’hôpital, permet de boucler les fins de mois.

De longs discours ne sont pas nécessaires pour convaincre les enfants de faire leur lit, de passer l’aspirateur ou de mettre la table. Pour moi, l’absence certains jours de l’épouse m’oblige à découvrir l’art culinaire, avec une de mes spécialités: apprêter le lundi tout le paquet de lentilles, ce qui permet le mardi de servir un excellent gratin de lentilles et le jour suivant une consistante soupe aux lentilles.

 

L’automne

Par cette occupation, je réalise combien les repas sont rapprochés et leur planification un souci constant, alors qu’avant cette obligation, je trouvais normal et sans problème de mettre les pieds sous la table…

En début de semaine, il m’arrive de devoir étendre la lessive. Le bruit régulier d’un tracteur annonce le passage d’un exploitant du village. Gêné de montrer à d’autres cette occupation “féminine”, je rentre dans la maison pour terminer plus tard l’alignement des chaussettes, chemises et culottes!…

– Parle-moi, veux-tu, du métier de vigneron.

– Depuis mon enfance, mes parents m’ont associé à cette culture qui offre à chacun une occupation conforme à son âge.

Les ceps enracinés sur la pente du coteau exigent du vigneron une constante présence; de la taille à la mise en bouteille, il est avec le soleil créateur du vin, cette boisson donnée à l’homme qui, avec le pain, rappelle l’amour du Sauveur et devient compagnon de la fête comme du repas partagé. D’une décade à l’autre, j’ai vécu une grande évolution dans la façon de cultiver la vigne. Dans les années qui ont suivi la dernière guerre, c’était la tradition qui marquait la façon de travailler, comme si l’on se défendait de remettre en question les pratiques du passé, comme s’il fallait respecter dans la continuité l’arbre cep que d’autres avaient planté. On restait fidèle au chasselas, au travail du sol, acceptant la récolte comme elle se présentait.

Je n’entendait pas parler de rentabilité.

Sur un sol humide et chaud, les nombreuses graines présentes dans la terre germaient et se développaient: chardons, prêles et laiterons, graminées, chiendent et dent-de-lion, mais surtout

 

L’automne

ces liserons qui rampent, s’agrippent et montent dans la souche…

La lame de mon “rablet”, souvent affutée, devenait usée…

A vingt ans donc je “raclais” ces mauvaises herbes. Aujourd’hui, on sème du gazon entre les rangs. Autrefois la plupart des travaux s’effectuaient à la main, on peut voir maintenant la pré-tailleuse, l’effeuilleuse, la cisailleuse se faufiler entre les lignes et même sur certaines parcelles peu pentues la machine remplace la joyeuse équipe des vendangeurs.

– Mais, grand-papa, pendant ces années, esclave et maître de ta vigne, toutes ces journées vécues seul à la tâche, ne trouvais-tu pas le temps long?

– Vois-tu Joël, j’ai apprécié avec mon sécateurs les heures de solitude hivernale comme celles des effeuilles sous le soleil de juin.

Ma dernière pensée avant de m’endormir se situait à l’endroit où j’avais laissé mon travail et cette vision laissait sa place au repos de la nuit.

L’année vigneronne s’écoule du 1er novembre au 31 octobre. Si la vendange avait été décevante, la taille reprise en novembre était un nouveau départ avec l’espérance d’une meilleure année…

La phrase d’Alain Housioux écrite en l693 exprime ce chemin parcouru: “Ne te compare pas aux autres par crainte de devenir vain ou amer, car toujours tu trouveras meilleur ou pire que toi, Aime ton travail aussi humble soit-il car c’est un bien réel dans un monde incertain”.

Et la vigne m’a donné ce bien réel.

Un long silence parle de complicité et d’amitié entre le jeune et son aîné… L’un repense à sa longue existence, partagée encore aujourd’hui avec sa chère Elise; sur ses lèvres un sourire.

Joël remarque devant son soulier un gland qu’il ramasse et met dans sa poche.

D’un vallon tout proche, les cloches d’un troupeau.

– Grand-Papa, tu as maintenant loué tes vignes à d’autres exploitants du village. Avec les forces qui diminuent, cela ne doit pas être facile de vieillir, que veut dire pour toi la retraite? Dis-moi que penses-tu du temps qui passe?

– Vois-tu mon ami, j’entends souvent les gens dire: “comme le temps passe”…

J’ai la conviction que c’est plutôt nous qui passons!…

Te souviens-tu qu’un jour d’hiver, ta grand’ maman et moi prenions le train?

Il y a quelques jours, à la même gare, j’accompagnais un ami qui avait remplacé sa voiture par un abonnement général.

C’est le soir, sur le Jura un nuage ourlé de lumière fait croire au soleil.

Presque sans bruit, le train s’arrête et, sans chef de gare ni cloche, repart pour disparaître à la courbe des voies.

A ce moment, une mélancolie m’étreint dans la perspective d’un voyage à vivre seul, tout laisser, ne plus être, partir vers un inconnu…

Un jour d’hiver, nous partions aussi vers un inconnu qui, sous d’autres cieux, est devenu découvertes et rencontres.

Et la vie a passé, marquée, enrichie par les amitiés vécues dans la suite des jours ordinaires, accompagné d’une présence d’un appui qui n’est pas celui du hasard. Mon existence m’a montré la rassurante beauté du mot CONFIANCE.

Entre le nuage et la montagne, un rayon illumine la campagne: l’automne donne une dernière brillance aux feuilles du vieux chêne.

Sur le chemin du village, Joël retrouve un gland tout au fond de sa poche. Il le gardera souvenir de mots échangés sous un vieux chêne.

Arnex sur Orbe, ce 26 septembre 2014

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