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Chapitre 1

1

Un petit couac perso, une erreur en prenant le tram et la soirée qui était à perdre se déroule comme s'est déroulée la vie, entre projets, incidents, chassés-croisés et rencontres aléatoires et nécessaires, pour y voir plus clair ou ne plus être ébloui. Carte tirée: Le Diable.
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De passage dans une ville capitale, un soir de lumière chaude quand les ombres se cachent. Comment ai-je fait pour prendre le mauvais tram ? Celui qui ne mène pas au centre-ville. C’est pourtant ce que je souhaitais, ce à quoi je m’attendais. J’y suis monté pour ça et me retrouve marri au terminus dans une impasse derrière le stade. Le conducteur m’en dit plus schwyzerdütsch, d’une façon amusée qui ne m’irrite pas. Une soirée à perdre, entre deux auditions de police, dans une ville qui n’est pas la mienne . Je crois avoir compris, par ses gestes plus que par ses mots, que je peux attendre, qu’un autre conducteur viendra et que le tram repartira vers mon hôtel puis vers le centre. Méprise, j’attends donc. Neutralisé par les circonstances avant même qu’elles ne surviennent. La vie, occasionnellement, nous laisse de l’espace autant qu’elle le laisse en nous se réduire. J’accepte et garde jalousement vivant, dans une lumière épaisse et poisseuse, mon petit projet vespéral de me rendre au centre-ville.

 

Une autre personne est restée dans le tram. Un homme assis devant moi, pas encore blanchi mais courbé déjà par les ans, qui transporte avec lui trois sacs vert et gris dont il ne doit pas se séparer souvent. Il semble tendu, intérieurement tendu, et ça se voit comme pour nous tous. Je fais inconsciemment, mais clairement, le choix d’ignorer sa présence peu apaisante, comme si l’on devait se charger du faix d’autrui. C’est bien le cas mais ce ne peut l’être constamment. Le nombre de gens qui voyagent ainsi, tournent, restent sur place, repartent et ne fuient pas, provoquent avec les passants, autant qu’avec eux-mêmes, un face-à-face devenu jeu d’esquives, s’encombrent physiquement de tous les fardeaux qui déjà pesaient en leur être. Rééquilibrage absurde ou logique psycho-sensorielle. Nous les voyons ainsi dans toutes les villes et devenons leur lien social anonyme, leurs silhouettes de rencontre sans prétention ni prétextes. Ils nous fuient autant qu’ils nous cherchent, s’anonymisent autant qu’ils nous dépersonnalisent à l’aune de la réalité sociale à laquelle participent tous les pronoms par eux démultipliés. Il existe un problème de distinction de ce « eux » et de ce « nous » qui se présente à chaque passage et disparaît dans la nuit, avec eux et avec nous. Je n’ose pas lui dire que je me sens bien dans ma peau ni même bien sûr, par respect et par compassion, en d’autres termes par peur de la vulnérabilité d’autrui, que je n’aimerais pas être dans la sienne.

 

Deux femmes, blondes, de rouge vêtues, au milieu de leurs âges, soeurs ou amies plutôt que mère et fille, montent dans le tram. Il fera plus chaud encore la semaine prochaine, mais ça cuit déjà. Elles sourient puis redescendent aussitôt et le mec surchargé profite de l’ouverture de la porte pour s’en aller. Il et on ne sait où. Je me retrouve seul dans le tram. Suis-je dans l’erreur ? Que m’a dit le chauffeur en suisse allemand ? Montent une femme et son enfant, une fille de six ou sept ans. J’hésite à sortir à mon tour, mais nous sommes loin du centre, loin de tout, dit-on, peut-être à tort. Les heures comptent en effet que l’on soit au centre ou loin de celui-ci et que l’on sache ou non ce que cela signifie. Arrive dans la lumière sèche de cet endroit, sur ce quai de terminal un autre homme, ployant sous ses vains bagages, en continuelle partance alors même qu’il semble, gestuellement, n’en finir jamais d’arriver. Tout le contraire d’un endimanché, une allure blanche ainsi que sa barbe et ses cheveux, triste père Noël décoloré ou pâle diable désorienté, il marche, penché vers l’avant tout autant que tiré vers le côté. Epreuve de l’existence et détermination lasse. Son regard brillant et profond croise le mien un très bref instant et je m’en trouve déconcerté. Il paraissait décidé marchant tout d’un bloc brinquebalant, puis, a hésité devant les portes du tram et s’en est retourné, sans l’ombre justement d’un nouveau regard puissant. Une forte présence et plus encore d’indifférence. Ni Dieu ni diable, homme avec les autres dans un cul-de-sac, très incommodément.

 

Je suis troublé. Est-ce la journée, la ville, la chaleur ou les ombres voire l’une de mes fragilités ? Je n’ai pas ressenti, devant cette nouvelle et vagabonde apparition, la mise à distance dont j’ai habituellement le réflexe. Saisi d’une émotion secrète et profonde, d’une stupeur, je crois comprendre que, cet homme là: c’est moi. De l’intérieur autant que sur le dos, je transporte les baluchons de mon existence. Il ne se voient pas, mais ils sont là. Les siens comme les miens. C’était un Diogène ambulant de plus, j’ai oublié de mettre en action mon repoussoir et me voici atteint d’un syndrome de la similitude. Curieusement, cette sensation se fait apaisante. Je croque un morceau du réel et lui rend une part de son mystère. Figure générale et marginale, il dit de ses yeux le vide après l’espoir, le pas de charge en sens contraire. Les mots ont la force – qui me surprend encore – de descendre avec le réel au fond de tous les puits. L’imagination en fait souvent la rude expérience.

 

L’enfant parle en français à sa mère. Lui demande: « tu connais mon papa ?». La femme n’est pas gênée, esquissant un sourire, elle dit à sa fille qu’elle ne doit pas recommencer, qu’elles en ont déjà parlé. Qu’elle le connait très bien. Le tram repart enfin. L’enfant semble respecter le silence imploré gentiment par sa mère puis laisse s’envoler ces mots : « les hommes sont beaucoup ». Personne n’est monté à l’arrêt suivant, il n’y a dans le tram que cette femme, sa fille et moi. Depuis un moment. J’espère fortement qu’elle ne m’adresse pas la parole et garde autant que possible un maintien avenant en sculptant, de l’intérieur, sur mon visage un début de sourire et profitant des rayons de lumière qui défilent, par le jeu du mouvement du tram, pour me protéger avec la main droite en guise de visière. L’enfant se met à courir et tombe devant moi. Je peux la retenir, la femme la prend par le bras. L’une et l’autre pleurent. Elles sortent à l’arrêt suivant. Je suis seul dans le tram revenu à l’endroit où je l’avais pris, devant mon hôtel.

 

Tout ce temps perdu, qui ne l’est pas vraiment. J’étais statique dans un tram en mouvement et la vie a continué de me raconter des histoires. L’enfant est une parfaite inconnue, une gamine anonyme qui, pour son âge mais pas seulement, tient des propos étonnants. A la voir et à l’entendre, j’en viens à penser à tant d’autres situations et tourments dans les cœurs juvéniles et les corps sans âge.

 

Quelques hectomètres plus loin, dans ce même soir de juillet, le tram s’est rempli, ombres et silhouettes nous ont envahi. Les images semblent s’être figées. On voit venir un pont, historique certainement, qui nous mènera à la vieille ville, des tours ancestrales, présence massive et subtile des grès et d’argile, un fond aux tonalités vertes et sombres. Au loin les Alpes, le moine et la jeune femme, très imperturbablement et variablement blanches. Mélanges de roches civilisées et de couleurs divergentes. Une constance autant qu’un renouvellement. Ces gris, ce rose dans les profondeurs et les bleus que je n’aurai su décrire, pas plus que la blancheur. Je décide de descendre et de franchir le pont en marchant, pour me libérer un peu des lourdeurs de la journée et de ces séquences de vie que je souhaite oublier. Juste un moment de calme, pas besoin de grandes réflexions ni de profonde méditation. Un moment libre comme on aurait dit à l’armée et comme on dit aussi en temps de paix, toujours meurtri.

 

A peine suis-je descendu, que les deux jeunes femmes qui étaient montées tout à l’heure, mais avaient choisi de ne pas attendre, arrivent à ma hauteur sur le trottoir juste avant le pont. Ont-elles marché si vite ? Peu vraisemblable. Sont-elles remontées sans que je m’en soit aperçu ? Plus probable, mais alors je n’étais pas seul. Croyance de l’instant, réel de la situation. Je ne connais personne ici. Je me balade dans la capitale, qui l’était avant que je naisse et le sera quand j’aurai retrouvé l’état d’inexistence et ce qu’il porte en lui d’indéterminable et d’inconnu. Je ne sais pas pourquoi il m’a paru nécessaire de préciser cette évidence. Il est bien entendu que l’on doit pouvoir « questionner le dogme de l’immortalité »(1) en jouant avec les mots sans se tromper, ce qui est à jamais illusoire. C’est le passage des villes et des pays dont nous ont toujours parlé nos parents et d’ autres voix qui martèlent en nous les sensations, les faux espoirs et les incertitudes d’une vie pour sédimenter enfin les vestiges de son silence et l’inéluctable adoucissement de ses sonorités. Les deux femmes m’ont vite dépassé puis se sont arrêtées, l’une semble saigner de la main. L’autre la panse avec une patte blanche. Je les dépasse à nouveau. Encore un petit effort sous cette chaleur et j’aurai franchi le pont. Une fois au centre-ville je déciderai probablement de rentrer, mais pas en tram. Nous verrons.

 

Alors que j’ai franchi quelques dizaines de mètres de ce pont dont je ne connais pas le nom, j’entrevois une silhouette blanche pareille à celle du vagabond chenu, et frisé dans mon souvenir, entrevu tout à l’heure lors de l’attente dans le tram et  qui m’était resté à l’esprit, à qui je m’étais identifié. On entretient nos souvenirs, s’ébrouent en nous des sentiments saccageurs que l’on appelle aussi émotions, mouvants justement et indéfinissables. De l’autre côté du pont, ce diable d’homme, qu’il me semble être en instant devenu, me rejoindra bientôt. La ville encore, qui vient à nous, de pierres médiévales constituée, ou paraissant l’être, cette dominance de tons sombres, la rivière au-dessous, le vide et les forêts. Eléments et substances entourant et conditionnant la vie. Les rencontres ont cessé d’avoir lieu, c’était l’enfance et les jeunes années, aujourd’hui le possible s’étiole et le réel s’étire. Rien ne le retient et rien ne le fera nous retenir. Mais mon regard reprend de la vigueur et cette silhouette qui s’approche m’offre quelques semblants de réponse. Lourd et lent l’homme garde en lui une force étrange qui le fait avancer, non plus seulement dans le monde mais dans un monde à lui. Il arrive à ma hauteur. Ce regard sidéral devient fixe. Il accompagne une esquisse de sourire. J’étais cet homme à l’instant et ne le suis déjà plus. On endosse un poids qui est endossé par tous, mais l’on endure une expérience qui nous est singulière. Si je me ris d’une situation, ce rire et cette situation sont communs, mais si je souffre – et tout le monde souffre – la persistance est la mienne. Cette fixation bleue et grise, aquarellisée, cette volonté de se savoir regardé et toujours vivant, me forcent à être plus présent et moins capricieux devant la destinée. L’impatience est l’ancêtre du caprice et de la pusillanimité. Arrivé à ma hauteur, d’un air soudain familier, l’homme me tend une carte postale que, décontenancé, je ne saisis pas. Elle tombe à mes pieds. Il sourit enfin.

 

Je ramasse la carte postale. Il est déjà quelques pas plus loin. Je vois l’image recto, les mêmes Alpes dans le bleu découpé du soir, comme on les voit d’ici, il se retourne et me fait un signe de la main. Ma passivité, aussi lourde que son pas, m’étonne et me déçoit. Je ne suis plus de ce monde et ne réagi pas. Je retourne la carte, c’est mon écriture au verso, adolescente, une carte maladroite que j’avais adressée à une amie, en dessinant un petit diable avec ces mots, peu innocents et moins encore originaux : « tu as été une merveilleuse amie et jamais je ne t’oublierai », 28 juin 1974. Mais qui est-il ? Isolé dans son être, pour m’avoir ainsi repéré. Le frère peut-être de cette amie que j’avais oubliée. J’ai tout oublié, sauf certaine chansons et le goût de la tristesse. Je ne voulais passer qu’un moment dans une ville que je ne connais que trop mal et me vois rattrapé par l’apocalypse maintenant qui vient en nous comme un fleuve rentrant.

 

On se complique la tâche c’est certain, en manquant à nos hasards et à certains rendez-vous. La fraicheur du possible ne vient qu’avec la pluie qui s’absente si souvent. L’homme penché de face et courbé de côté, c’est ainsi que ma mémoire le revoit, ne me donnera pas un mot d’explication. Il est arrivé à la hauteur des deux femmes, a fait un geste en appuyant sa main sur celle, blessée, de la plus jeune d’entre elles. J’arrive au bout du pont et revois la supposée mère et l’enfant en compagnie d’un homme qui n’était pas dans le tram tien et la main sa fille qui lui ressemble joliment. Les acteurs de la scène aléatoire de tout à l’heure réunis à l’un et l’autre bout de ce pont auxquels un homme père est venu s’ajouter. J’ose un mot à la mère: « Il lui fait le secret n’est-ce pas ». Elle porte son regard vers le vieux soigneur près des deux femmes et prend la peine de me sourire en silence.

 

Je ne me suis jamais encore baladé dans ce quartier – et peut-être ne le ferai-je jamais – que l’on voit au bout du pont, dans la direction opposée à celle du centre-ville, descendre vers la rivière. Je pense à toutes ces existences potentielles ou référencées et devine que le couple avec l’enfant tient, au haut d’une rue, une boutique d’antiquités avec des bacs au-devant, remplis de cartes postales. Je leur tends la mienne qui m’embarrasse. Ils refusent en m’indiquant qu’ils viennent de la vendre à Pierre et que celui-ci connaît le contenu de tous les bacs. « Il vous connaît bien ». Cela aussi, je l’avais deviné. « Bien », je ne sais pas, mais depuis longtemps. Figures et amis, fictifs ou véritables, que l’on croyait morts et que l’on retrouve vivants, qui viennent et s’en retournent dans le flux constant du réel disparaissant.

 

Faire le secret, très courant dans certains pays. Dans le mien, au nord de la capitale, c’était ainsi. Je me souviens, enfant, être allé à la guérite et avoir montré ma main à une dame qui l’avait prise contre son corps et m’avait dit de faire silence. La verrue avait disparu et n’est jamais réapparue. Je viens de briser ce silence en espérant qu’elle ne reviendra pas. J’ai la carte postale maintenant et une idée de l’identité de l’homme qui me l’a donnée. Je les garde pour moi, à ce stade d’existence supposée, la carte et l’idée. J’en fais un secret et reprendrai le cours interrompu de ma vie active avec la volonté ferme de me rendre sur la place fédérale. Je prendrai une photo du Palais avec, au-devant, les jets d’eau et peut-être même une vidéo que j’enverrai à quelques amis, hommes et femmes, sans oser leur dire que je ne les oublierai jamais, car ce n’est pas vrai.

 

L’homme père s’est approché plus encore de moi, révélant un regard fatigué et une angoisse en suspens. Il me dit n’être là que depuis trois heures et devoir repartir avant le soir « en institution ». Puis il s’assoie sur le trottoir et jette ses sandales. « Pierre m’a dit que c’est bien que vous soyez venu, vous ne savez pas pourquoi mais c’était important qu’il vous ait revu ». On m’attribue un rôle que je ne connais pas et dont je ne veux pas. Je ressens des évidences tues d’enfance, des propos de tous les miens. Je vois des êtres entre espoir et désespérances, des élans, d’autres impasses, des os brisés et des avenirs époumonés. Et de cet en-delà, de ce connu, de ce qui a disparu, de cette continuité sèche et crue, dans l’inconscience de mes lucidités, me viennent encore quelques forces pour poursuivre, parmi d’autres, mon histoire personnelle. Il faudra un bout de temps encore, outre les réalités infinies, pour en faire, avec tous les autres sinon rien – et ce pourrait bien n’être rien – une destinée.

 

(1) Irène Langin, Tribune de Genève, 23 juillet 2022 (article sur le procès Flaubert)

 

 

 

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