Créé le: 15.08.2024
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Deuxième Vie
"Si vous pensiez que vivre était une épreuve en soi, c'est que vous n'avez aucune idée du bazar qu'implique votre mort"
Diane,
Collectrice d'Âmes,
Département de l'Après-Vie,
Souls Industry.
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« Est-ce qu’on les a toutes ?
Presque ! Il y en a une qui s’est échappée. Je suis sur le coup ! » héla Max en courant à travers la ruelle.
Mon aspirateur entre les mains, je me démenais pour capturer les âmes sans les affoler. Être une Collectrice n’était pas donné à tout le monde.
« Tu t’en sors Max ?
J’y suis presque »
Je levais la tête pour voir mon acolyte secouer son filet à papillon dans tous les sens, au grand dam de l’être évanescent qui ne cessait de s’agiter et de crier à qui veut l’entendre qu’elle allait mourir.
Update : personne ne pouvait l’entendre hormis nous, et elle était déjà morte. Mais cette prise de conscience pouvait nécessiter quelques heures supplémentaires, voir quelques décennies pour d’autres.
D’un élégant coup de filet, Max parvint à maitriser la petite affolée.
« Elle est blessée ? » demandai-je.
Max inspecta longuement l’être qui se trouvait à l’intérieur.
« RAS »
Je poussai un soupir de soulagement. Il n’y avait rien de pire pour des Collecteurs que de devoir gérer une âme blessée. Vous n’imaginez pas la paperasse qui en découlait.
« Parfait »
Je tirai la liste de ma poche et rayai le point mentionnant notre emplacement.
« On a terminé ? » s’enquit Max.
« Il nous reste le pont et l’immeuble »
« Alors en route »
Je me penchai vers le réservoir de mon aspirateur où s’entassait la dizaine d’âmes récoltées après ce tragique accident de bus.
« Encore un peu de patience et je vous promets la plus belle de toutes vos vies »
Des geignements et des cris paniqués me répondirent. J’avais employé mon ton le plus doux, mais à ce stade, les âmes n’avaient pas plus de compréhension du monde qu’un nourrisson de six semaines.
Un sourire nostalgique étira mes lèvres. Moi aussi à une autre époque, j’avais été comme elles.
Deux heures plus tard, je franchissais les portes de la Soul Industry, le réservoir de mon aspirateur sur le point de déborder. Les portes en verre coulissèrent à mon approche, me libérant sur un hall immaculé où je couvrais les trente-trois pas qui me séparaient du bureau d’accueil, un Maxime dégoulinant d’eau boueuse sur les talons.
« Je peux te laisser gérer la Pesée ? Je rêve d’une douche » supplia-t-il.
Pour récupérer l’âme du pont, il avait dû sauter dans le fleuve juste en dessous.
« Aller file »
« Je t’adore »
Sans plus de cérémonie, il me refourgua son filet à papillons et s’éloigna dans un couinement de chaussures mouillées. De l’autre côté du bureau, toujours tiré à quatre épingles, se trouvait Vanessa, notre référente en matière de collecte d’âme.
« Toujours à tirer au flanc celui-là » commenta-t-elle.
« La journée a été longue pour lui »
« Pour toi aussi Diane, et pourtant tu es toujours là pour la Pesée »
« Mais je ne saute pas dans les fleuves »
Vanessa soupira et secoua la tête avant de faire voler ses doigts sur le clavier.
« Je te laisse transférer les âmes juste ici » dit-elle en indiquant un grand panier en osier.
Je m’exécutai.
« Je te rappelle le protocole » dit Vanessa. « Interdiction d’interférer avec la Pesée. On agit uniquement à la fin »
L’étape de la Pesée était un moment très important pour les âmes puisqu’elle déterminait le Département de la Soul Industry auxquelles elles seraient affectées. On en dénombrait trois principaux, celui du Repos, du Purgatoire, et le service de Réincarnation. Et bien que ce dernier croulait sous les demandes, très peu de dossiers étaient acceptés. La Réincarnation avait ses propres règles, qui se gardaient bien d’être connues. J’y avais déposé un dossier il y a des années de ça sans jamais être appelé en retour. J’occupai donc mon temps au Département de l’Après-Vie.
L’existence de ce Département était maintenue secrète jusqu’à ce que les âmes en manifestent la volonté. Ce qui arrivait bien souvent après un certain temps passé au Département du Repos où l’ennui était parfois mortel. Le Département de l’Après Vie avait pour but de prévenir la dépression post-mortem chez les âmes en leur offrant la possibilité de s’épanouir avec un nouveau but. C’était ainsi que j’étais devenue une Collectrice.
Vanessa lança la Pesée et nous patientâmes.
Une à une, les âmes perdaient leur couleur bleutée pour se révéler telle qu’elles étaient. La grande majorité arborait des teintes claires et serait donc adressée au Département du Repos. Signe qu’elles étaient de bonnes âmes. Mais soudain, une couleur sombre attira mon attention.
« Pour elle ça sera le Purgatoire » tonna la voix de Vanessa.
Il était difficile de condamner une âme à l’Enfer. Mais pour conserver l’équilibre de la Soul Industry, c’était nécessaire.
« Purgatoire » répétai-je.
Dans ma bouche, ce mot avait un goût de cendre.
J’attendis la fin de la Pesée pour récupérer l’âme. Par bonheur ou malheur, il n’y avait qu’elle qui avait été condamnée. Sans que je ne puisse l’expliquer, je me sentis immédiatement triste pour elle.
« Je me charge de descendre » dis-je à Vanessa.
« Tu es sûre ? Ce n’est pas ton rôle normalement »
Aucune âme saine d’esprit ne ferait le choix de descendre au Purgatoire de sa propre volonté, bien trop de monde craignait de se retrouver bloqué en bas. Pourtant, j’aurai considéré cela comme un manquement envers mon devoir de Collectrice que d’assister à la condamnation d’une âme sans l’accompagner jusqu’au bout.
« Oui. J’y vais »
Le Département du Purgatoire se trouvait au plus profond de la Soul Industry. Un ascenseur était la seule porte d’entrée et de sortie du lieu auquel il était possible d’accéder uniquement après avoir rentré toute une ribambelle de code sur un pavé numérique. Les portes s’ouvrirent face à moi dans un crissement d’enfer. La cabine, rouillée au-delà du possible, avait des relents de charogne et de mort qui faisait passer à quiconque l’envie de poser un pied à l’intérieur. Un aller simple pour le Purgatoire prenait une heure entière. Une heure qui faisait regretter d’y être descendue et qui annihilait la volonté de remonter.
Je déglutis et passai le pas.
Si le Département du Repos ressemblait à un étrange croisement entre un hôtel de luxe et une crèche, le Département du Purgatoire ressemblait trait pour trait à l’image que l’on s’en faisait : des îles de roches fumantes trônant au centre d’un lac de lave.
L’ascenseur nous déployait sur la plus grande île comportant le commandement du centre pénitentiaire. Les autres îles, quant à elles, n’étaient constituées que de cellules. Les portes s’ouvrirent et le bruit assourdissant d’une alarme retentit. Le Purgatoire était en alerte maximale.
Je me trouvais projetée en dehors de l’ascenseur par une force surnaturelle avant que ce dernier ne verrouille fermement ses portes. J’étais dans la pire situation possible, coincée au Purgatoire sans aucun moyen de remonter à la surface.
J’inspirai un bon coup et régulai mon stress que je sentais monter en flèche.
Une patrouille de garde, armés jusqu’aux dents, passa en courant devant moi et je trouvai le courage de les interpeller.
« Eh ! Qu’est-ce qui se passe ici ? »
Par rapport à eux, je faisais pâle figure avec mes vêtements de ville et la boite contenant l’âme damnée.
Celui qui semblait être le chef de cette joyeuse escouade marqua un temps d’arrêt et me regarda comme si je n’avais rien à faire ici. Ce qui était probablement le cas vu la situation.
« Qui êtes-vous ? »
Je tirai ma carte de ma poche.
« Diane. Département de l’Après-Vie, Collectrice d’Âme »
« C’est la direction qui vous envoie ? »
« Non, j’étais ici pour un dépôt »
« Je levai ma boite »
« Le service des dépôts est fermé. Une âme damnée s’est échappée, on est l’équipe d’Annihilation »
Annihilation, carrément ?
« Vous avez eu l’autorisation de déploiement ? »
Il existait une politique stricte au sein de la Soul Industry. Le soin et le traitement des âmes passaient avant tout. C’était LA règle universelle dans n’importe quel Département. Seulement, dans le cas du Purgatoire, les âmes gardées n’étant pas toujours dociles, un protocole visant la conservation de la paix du plus grand nombre avait été instauré. Mais cela ne devait se faire qu’en cas de dernier recours. Autrement, la Soul Industry perdrait définitivement une âme.
« La survie du plus grand nombre prévaut sur l’âme qui s’est échappée. Nous sommes passés outre »
Une âme aussi néfaste soit-elle ne méritait pas d’être détruite. Au contraire, elle mériterait d’apprendre et d’expérimenter autre chose que ce que la vie lui avait fait subir. C’était mon avis, mais il était loin d’être partagé par le plus grand nombre.
Je ne pouvais pas laisser faire ça.
« Laissez-moi venir avec vous »
« Vous n’appartenez pas à l’équipe d’annihilation »
« Mais je suis une Collectrice. Vous êtes chargé de détruire, et moi de capturer. Ne croyez-vous pas que la direction sera heureuse d’apprendre que nous avons tout tenté avant de perdre définitivement une âme ? »
Bien que l’équipe d’annihilation avait la réputation d’être excessivement bornée, le chef me surprit en adoptant mon point de vue.
« C’est d’accord. Mais équipez-vous d’abord. Il n’est pas question que j’embarque une Collectrice faire la guerre en jean »
Cinq minutes plus tard, j’étais affublée d’une armure complète et pourvue d’un grand nombre d’arme dont je ne savais que faire. Mon but étant simplement de capturer l’âme damnée et non de l’anéantir, j’avais vidé le pot d’olives de la salle de repos pour m’en faire un contenant, mon divin aspirateur étant resté à la surface.
« Quelle âme s’est échappée ? »
J’avais embarqué sur le speed boat et nous glissions sur la lave en direction de l’île la plus éloignée du quartier général.
« Une du secteur nord »
Autrement dit, un bout d’enfer dans l’Enfer lui-même.
« Merveilleux »
Je serrai mon bocal contre moi. Pourrai-je véritablement faire quelque chose ?
« Je ne veux pas vous donner de faux espoirs, mais les âmes du secteur nord ne connaissent bien souvent pas d’autre fin que la destruction »
« Alors souhaitons autre chose pour une fois »
Nous accostâmes sur le morceau de cailloux fumant, avant de sentir la terre tremblée. Le commandant leva le poing et tout le monde s’immobilisa.
Un rugissement, aussi monstrueux que glaçant explosa sur l’île, et mon estomac chuta dans mes talons.
Puis je le vis. À ce stade ce n’était plus une âme, mais un amoncellement d’autres choses, toutes plus néfastes les unes que les autres. L’être en face de nous arborait le noir obsidienne le plus sombre qu’il m’est était donné de voir dans la totalité de mes vies.
« Il a fusionné » prononça quelqu’un sur ma droite. « On ne peut plus rien faire »
Le bruit des armes et du chargement des canons suivit. Soudain, j’étais dépassée par la vitesse des événements.
« Attendez. Vous… »
Un seul regard du commandant suffit à me faire comprendre. Ils n’étaient pas là pour sauver l’âme. Ils étaient l’équipe chargée de l’anéantir pour protéger la Soul Industry. La seule personne qui pouvait la sauver, c’était moi.
« Laissez-moi essayer »
« Vous avez trois minutes »
Je devissai mon bocal, le posai à mes pieds et me tournai vers le damné.
« Est-ce que tu veux bien entrer là-dedans ? »
L’être ne bougea pas d’un iota et me regarda sans comprendre. Je n’avais pas le choix. Je ramassai le bocal et marchai vers le damné.
« Écoute-moi bien. Je me fiche des choses horribles que tu as pu faire dans ta vie. Je me fiche des raisons qui font que tu as atterri au Purgatoire. La seule chose qui m’importe c’est que tu vives. Si tu n’entres pas là-dedans, tu mourras. Définitivement. Les gens derrière moi ne sont là que pour ça. Aujourd’hui tu as le choix. Te déchainer contre nous, contre moi, ou faire un choix différent. Essayer quelque chose que tu n’as encore jamais tenté et te laisser l’opportunité d’évoluer »
J’étais à moins de deux mètres du damné et de son obscurité abyssale, et pourtant, je ne me sentais pas en danger. Je le fixais, soutenant son regard sombre empli d’un je-ne-sais-quoi qui me bouleversait profondément.
Je m’accroupis face à lui et adoucis le ton de ma voix.
« Je sais que ce que tu as vécu ici n’a pas dû être facile. Et je ne peux qu’imaginer les souffrances que tu as endurées. Je te promets qu’il existe autre chose, au-delà de cet enfer qui mérite d’être vécu. Mais pour ça il faut que tu entres là-dedans »
L’être esquissa un mouvement vers le bocal…
« Diane il va falloir vous écarter ! »
…et s’immobilisa.
« Non. Pas encore ! »
L’âme leva ses petits yeux vers moi comme s’il ne savait pas quoi faire.
« Diane les canons sont chargés »
« Alors visez autre chose ! S’il te plait, entre là-dedans et tu ne risqueras plus rien » suppliai-je.
« Diane ! Dernières sommations. On ne peut pas prendre le risque ! »
« Non ! »
« Feu ! » ordonna le commandant.
Sans réfléchir, je me jetai sur le damné qui, de peur, entra dans le pot. Je le verrouillai tout juste quand la brûlure féroce du canon me déchira le dos. Je poussai un hurlement en le serrant contre moi. Qu’importait la douleur, aujourd’hui j’avais sauvé une âme que le monde entier avait condamnée.
Par-delà la brûlure de mon dos, je trouvai la force d’esquisser un sourire avant de sombrer dans l’obscurité.
« Protocole de réincarnation engagé. Diane, la Soul Industry vous remercie pour votre dévotion et vos loyales années de services. Vos souvenirs seront effacés, vous allez vous incarner dans un nouveau corps. Fermez les yeux et laissez-vous glisser vers la lumière »
La voix était douce, mais j’avais du mal à comprendre le sens de ses paroles. Je baignai dans une chaleur indescriptible qui chassait la douleur. D’ailleurs, j’oubliai la douleur.
Une lumière se dessina dans l’obscurité. Je coulais vers elle.
Tous mes souvenirs à la Soul Industry défilèrent, s’étiolèrent pour devenir un courant d’air insaisissable. Je les oubliai eux aussi.
J’étais tout et à la fois, rien. J’étais partout, et nulle part en même temps.
Et puis d’un seul coup, il y avait trop.
Trop de bruits, de lumières, de personnes inconnues, de sensations étranges sur ma peau.
J’essayai de me souvenir, mais de quoi ? Je ne savais pas, il n’y avait plus rien.
Un millier d’émotions prit possession de mon être, et parce que je n’avais aucun autre moyen d’évacuer ce trop-plein, je poussai mon premier cri à plein poumon.
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