Après les premiers émois liés à la découverte de la lecture, l’auteure analyse cette relation haine-amour avec le livre.
Reprendre la lecture

Arrivée au mitan de mon existence, je commence à dresser un bilan:
sera-t-il positif ou négatif ? Suivant ce qu’il concerne, le résultat peut être contestable, enviable, instructif ou quelconque…
Dans un secteur fort répandu, celui de la littérature, je réagis combativement car je constate que j’ai une ennemie sérieuse et que je dois me confronter avec celle qui m’a occasionné pas mal de vilenies.  Il faut que je vide mon sac et que je lui remémore tous les mauvais tours qu’elle m’a joués, les déboires engendrés et les situations parfois dramatiques dans lesquelles je me suis fourrée à cause d’elle.
C’est que cela dure depuis longtemps : des décennies et des décennies!…
Alors j’y vais, je commence par le commencement, ma tendre enfance; « tendre », le fut-elle vraiment?…

 

Toi, mon ennemie,
Dès l’âge de quatre ans, tu m’as empoignée par les cheveux – non, par le cerveau – et tu ne m’as plus jamais lâchée.
C’était d’abord un passe-temps innocent, une distraction attirante, des moments de calme et de tranquillité. Les images me parlaient, et peu après, les caractères et les lettres prirent le dessus, si bien qu’en associant les signes, qui ne m’apparaissaient pas trop cabalistiques, je me mis à déchiffrer mes premiers mots. Le lion fut associé à la lettre l et sa rigidité, le s sinuait comme le serpent et ainsi, de fil en aiguille, j’assimilais l’alphabet. Tu te délectais de mes balbutiements, tu en rajoutais, tu multipliais les tentations, les occasions, car dans la maison d’un couple d’instituteurs, on trouve forcément beaucoup de traces de la chose écrite, des contes, des albums, des récits, des brochures, des cahiers, sans compter les cartes postales, les publicités et tout ce qui peut tenir sur une feuille de papier.
Ma précocité était encouragée par mes parents, familiers de l’imprimé et enchantés de constater que leur benjamine pourrait sous peu accéder à la littérature sous toutes ses formes sans leur aide et gagner ainsi en indépendance. Oui, tu m’a tenue de bonne heure sous ta coupe et je me laissais envoûter par tes philtres et tes promesses, jusqu’à perdre parfois le contact avec la réalité. Lovée sur un divan comme l’oiseau dans son nid, tortillant et suçant une mèche de mes cheveux raides comme des baguettes de tambour – Maman dixit -, ni la faim, ni les friandises, ni les appâts en tous genres ne parvenaient à m’arracher à tes bras tentateurs…
J’étais plongée jusqu’au cou dans un monde tantôt cruel, tantôt idéal ou simplement surnaturel.
Ah ! tu m’en a fait subir, des avanies, des plaisanteries douteuses, des oublis et des incidents de parcours!
Je ne me doutais pas de ton inimitié!
Accrochée, éprise, confondue, je me délectais de tes fruits, j’en voulais toujours plus, n’importe lesquels, mais de la matière, du papier, des livres quoi!
Pendant longtemps, je continuais sur cette voie pernicieuse, délaissant d’autres domaines où j’aurais pu développer mes talents cachés,
Et ainsi mon enfance se déroula à l’ombre non pas tutélaire, mais maléfique de ton emprise inconditionnelle, qui m’empêchait de voir autre chose, de vivre autrement.
Tiens, par exemple, la réaction de Maman embarquée dans la Simca 8 de l’après-guerre aux côtés de Papa, le conducteur passionné, en route pour le domicile d’un oncle maternel qui ne se déplaçait plus guère et que la famille tenait à visiter pour maintenir le lien affectif:
– Mais ! Mais où est donc Françoise, elle n’est pas sur le siège arrière!
Et Papa de répliquer: – Elle est simplement restée tapie dans sa chambre, plongée dans les aventures des Pieds-Nickelés, alors tu sais que dans ces moments-là, elle oublie tout, l’heure, les projets, les contingences, même les repas. Et ce n’est pas la perspective de rendre visite à l’oncle Louis qui allait la distraire de son occupation favorite…
– Mais alors, il faut faire demi-tour, aller la rechercher!
– Pas question on roule déjà depuis vingt minutes, on ne va pas perdre son temps pour une gamine aussi distraite et insouciante, ce n’est plus un bébé, ça lui servira de leçon! Point final.
Autre incident de parcours : élève de sixième ou de septième, pendant le cours de math, je feignais de résoudre un problème ardu tout en me délectant des aventure de Tintin au Congo étalé sur mes genoux. Hélas Monsieur Bossey ne fut pas dupe de mon stratagème : il fondit sur moi comme un rapace sur sa proie innocente et me fit subir une cuisante humiliation devant toute la classe hilare.
Lecture, lecture, quand tu nous tiens!
Pourtant je faisais des efforts, luttant contre cette ennemie de toujours, inséparable de ma condition, pour la transformer en alliée et m’aider à conquérir une place de choix parmi mes camarades en raison du savoir acquis pendant des heures à me pencher sur des livres. Mais les livres sont surtout de la théorie, et les connaissances et les branches scolaires nécessitent aussi de la pratique. C’est ainsi que, cahin-caha, prise entre les péripéties liées à mes héros désopilants ou pitoyables et les biographies parfois dramatiques de personnages célèbres, je franchissais les étapes successives de la scolarité et aspirant ardemment aborder un autre horizon.
Et voilà qu’un autre pan de ma vie se dévoilait, signe que la lecture ne m’avait pas complètement submergée, mais aussi destinée à vivre un vrai roman d’amour. Devenue jeune maman d’un premier fils, loin d’être dépassée par le travail et les soins indispensables, je disposais d’appréciables plages de calme durant les moments d’allaitement de mon bébé. Bien calé dans mon giron, tétant goulument le sein maternel, ne nécessitant aucune précaution particulière, à part la pause rot pour décharger l’oesophage, il me permettait de me jeter sur le livre commencé et découvrir quelques épisodes passionnants, en espérant secrètement que les connaissances acquises se transmettraient à travers le lait nourricier.
En fait, pourquoi pas?
Donc, tu revenais par la bande et tu m’eus tôt reprise dans tes griffes.
Alors, ma vie a continué à dérouler ses hauts et ses bas, ses périodes d’accalmie avec ses jours intenses et je me sentais comme au sein d’un couple avec ses passions et ses refroidissements suivis de rapprochements et à nouveau de séparations temporaires…
Mais cette fois, je l’acceptais, prête à en tirer le meilleur parti possible.
Après passé vingt-cinq ans de mariage, cinq naissances et ce qu’elles engendraient, comme travail physique et mental, l’éducation qui m’intéressait grandement, je me préparais à entrer dans une nouvelle période où je pourrais me livrer sans honte ni regret à cette envie de lire, cette attirance pour la lecture, afin d’accomplir des études supérieures, un souhait trop longtemps refoulé.
Oui, même là, tu m’en as encore fait voir de toutes les couleurs, tu es devenue plus exigeante, m’imposant des indigestions de manuels qui ne répondaient pas toujours à mes critères. Mais je m’y habituais, je surmontais mes réticences et j’arrivais à les assimiler au point que les examens terminaux consacrèrent mon succès. Me voilà en possession d’un Préalable, le sésame pour entrer à l’Université. Finalement, tu devenais la voie royale à laquelle j’étais destinée, l’artisane de ma réussite.
Maintenant, j’ai surmonté tout ces aléas et j’ai appris à apprécier le talent d’un narrateur, la force des images décrites et l’habileté des écrivains novices ou aguerris.
J’ai accepté toutes ces épreuves, c’est pourquoi je peux conclure ici en te donnant ce vocable incisif: Tu es ma meilleure ennemie!
A mon tour de captiver des lecteurs et des lectrices avec mes premiers récits et mes publications diverses. Je ne leur souhaite rien de plus grave que ce que Michel de Montaigne a déclaré dans ses écrits: « Je n’ai jamais eu d’ennuis si fâcheux qu’une heure de lecture n’ait dissipés ».
Françoise Ramon

 

Commentaires (1)

Omar Bonany
02.10.2021

Vous vous interrogez sur le bilan de votre existence. J’ai relu vos récits, et il semble des plus méritoires, et digne d’être porté à plus ample connaissance, à l’image d’une Berberova. Et ce thème-ci, traité de si belle manière, conforte pleinement mon sentiment. À quand d’autres merveilles à venir, avec le même regard aiguisé et la même frappe?

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