Suivez Scalpelle, qui, pour répondre au manque de complétude de son environnement, se met en quête de corriger l’alphabet latin, la grammaire des genres et enfin, les barrières politiques de son pays ; avec l’espoir de faire naître à nouveau les mystères que sa civilisation a perdus.
Reprendre la lecture

Scalpelle est un peu différente de ses camarades. A la question “qu’est-ce que la journée du vingt-neuf février possède de particulier ?”, alors que les autres élèves de sa classe avaient relevé le retour de cette date une fois tous les quatre ans seulement, Scalpelle écrivit que ce qui la distinguait réellement se reconnaissait à ce qu’elle était porteuse du nombre deux en puissance. Elle soutint son assertion en proposant :« Vingt-neuf est composé de deux chiffres qui, additionnés donnent onze (deux plus neuf), ce dernier nombre lui-même étant composé de deux fois le même chiffre (un), qui additionné à lui-même donne deux. Quant au mois de février, c’est le deuxième mois de l’année ». Et c’était pour cette raison que, selon Scalpelle, le vingt-neuf février présentait une particularité qu’elle qualifia dans sa réponse de remarquable. Elle ajouta qu’elle-même était née le vingt-neuf novembre et qu’avec un raisonnement analogue, il était possible d’arriver à une conclusion identique. Elle précisa encore sur son devoir que ce n’était sans doute pas le fruit du hasard si neuf mois séparaient les deux dates, c’est-à-dire le temps d’une gestation pour un être humain, ce qui la rendait certainement plus sensible à ce moment précis de l’éphéméride.

Il eut été facile pour son instituteur de la rendre attentive à d’autres jours calendaires permettant une gymnastique du même style, comme par exemple le onze ou le vingt février, ou encore le deux novembre, ou même, en utilisant la division, le quatre août et le vingt-deux avril et qu’en fin de compte, la propriété que Scalpelle énonçait n’avait rien de particulièrement remarquable. Mais il préféra récompenser une réponse aussi originale en comparaison de celle des autres écoliers et, pour l’encourager dans sa créativité, il attribua à son travail la note maximale.

Ce beau geste pédagogique encouragea Scalpelle dans son élan. Elle se mit alors en devoir de  transformer le monde dans lequel elle vivait en l’organisant autour du nombre vingt-neuf, laissant le deux s’exprimer en sous-main.

 

Elle imagina que notre voie lactée faisait partie d’un groupe de vingt-neuf galaxies constituant un amas de nébuleuses qui, avec vingt-huit autres amas, constituaient un superamas et ainsi de suite jusqu’à l’infini ; vingt-neuf planètes tournaient autour du soleil et la lune tournait autour de la Terre en exactement vingt-neuf jours ; dans cet unique manège, vingt-neuf particules élémentaires régissaient vingt-neuf lois cosmiques servies par vingt-neuf constantes qui valaient toutes vingt-neuf, chacune dans leur unité spécifique. Elle ébaucha une description du paradis dans lequel vingt-neuf hiérarchies d’anges gouvernaient vingt-neuf Félicités et où l’invité de la vingt-neuvième heure était accueilli avec vingt-neuf trompettes triomphantes ; le monde avait été créé en vingt-neuf jours -ce qui laissait au Bon Dieu un peu plus de temps pour mieux se préparer, car, selon elle, il avait brûlé des étapes. En revanche, une semaine comportait toujours sept jours car neuf moins deux font sept. Et comme elle avait postulé deux comme propriété remarquable cachée du vingt-neuf février et que deux devait donc nécessairement transparaître au sein du monde qu’elle décrivait, dans chacun des groupes de vingt-neuf entités définis par Scalpelle, l’un des membres devait pratiquer des allers-retours pour permettre à la communauté de se stabiliser autour d’un point d’équilibre virtuel, vingt-neuf n’étant pas divisible par deux. Cela convenait bien à Scalpelle car vingt-neuf étant un nombre premier et deux également, ils se contrebalançaient l’un avec l’autre. Elle établit alors que deux était le point d’équilibre recherché par tout ce qui existait dans son univers ; que deux s’exprimerait plus particulièrement dans un autre nombre premier, car ainsi voilé, il aimerait à se faire connaître, tel un trésor caché.

Au-delà d’une cosmogonie qui, s’il elle n’était pas parfaite, avait le mérite de ne pas manquer de poésie, Scalpelle s’attaqua à la culture de sa civilisation et continua son développement en ajoutant trois lettres à l’alphabet latin. Ce dernier se retrouva ainsi composé de vingt-neuf symboles.

Le premier d’entre eux représentait la féminité, le deuxième la masculinité et le troisième l’équilibre intégrant les deux premiers. A nouveau, derrière ce trois qui unifiait les opposés en les réconciliant après les avoir différenciés, elle devinait le deux comme puissance en potentiel d’émergence. Ces nouveaux glyphes intégrant les substantifs, et ces derniers pouvant prendre l’un ou l’autre des trois genres à volonté, les articles devenaient inutiles. Pour faciliter la lecture, elle choisit, pour représenter le féminin, le miroir de Vénus (♀) et pour le masculin, la flèche de Mars (♂). ⊙ fût appelé à symboliser non pas le neutre, mais l’union sacrée des deux précédents.

Dans sa nouvelle grammaire, les substantifs pouvaient donc revêtir l’un des trois genres selon l’utilisation souhaitée. Par exemple, il était  possible d’écrire “je rentre ♀maison” pour dire « je rentre dans un foyer au sein duquel j’attends de recevoir les valeurs féminines qui y résident, parce que j’ai en ce moment besoin de chaleur, d’écoute ou d’attention ». Il était aussi possible d’écrire “je rentre ♂maison”, pour signifier « j’ai besoin d’y retrouver des valeurs masculines et l’énergie nécessaire au combat que je devrai bientôt livrer avec le Dragon ». Et enfin, il était possible d’écrire “je rentre ⊙maison” pour dire « je rentre chez moi, dans ma véritable demeure, c’est-à-dire au fond de moi-même, là où je recherche à m’individuer, à devenir Soi ».

 

Scalpelle se mit ensuite en charge de préparer l’environnement social et politique adéquat au développement harmonieux de son système, et imagina que le pays dans lequel elle vivait, la Suisse, n’était plus composé de vingt-trois mais de vingt-neuf cantons. Elle les nomma au fur et à mesure qu’ils émergeaient de son imagination.

Le premier de ses six cantons supplémentaires se situait sous terre et ses habitants se choisissaient parmi les vers, les pierres, les taupes et toutes les racines nécessaires à la vie en surface. “Après tout, jugea-t-elle, leur représentation au parlement et leur participation aux décisions qui influencent directement leur milieu ne se discute pas”. Et en toute bonne logique, elle appela ce nouveau canton Chtonis.

Le deuxième canton, baptisé Acqualand, était formé de tous les lacs du pays; non pas uniquement des grands lacs comme le Léman, les lacs de Constance, de Zürich ou des Quatre-Cantons, mais également de tous les autres moyens et petits lacs, jusqu’aux lacs alpins qui agrémentaient les promenades qu’elle faisait chaque dimanche avec ses parents.
“Eux aussi doivent pouvoir donner leur avis en étant régulièrement consultés lors des grandes décisions”, pensait-elle. Et  poursuivant sa réflexion, elle décida d’y ajouter les rivières et les glaciers; mais pas les stations d’épuration qui, selon elle, n’étaient pas issues du déroulement normal de l’évolution naturelle. Jugeant que les glaciers figuraient à eux seuls une entité suffisamment indépendante, incarnant un peuple qui se révélait souverain, Scalpelle leur réserva un nouveau canton qu’elle nomma Névé.

Le quatrième canton revêtait le patronyme d’Ancêtres et était appelé à faire chanter les cimetières, jugés par Scalpelle sinistres, malgré leur verdure et leur emplacement souvent ensoleillé et particulièrement tranquille.
“En créant un canton pour eux, écrivit-elle, nous conférons à nos ancêtres le pouvoir de faire entendre leur expérience et leur sagesse lors des débats entre adultes”, débats qu’elle trouvait souvent incongrus et peu sensés. En effet, les histoires contées par son grand-père se révélaient porteuses de significations et d’enseignements bien plus profonds que ce qu’elle entendait à la radio, et elle savait qu’elles lui manqueraient le jour où il s’en irait, ce qui arriverait inexorablement. (A propos des histoires de son grand-père, Scalpelle n’en revenait pas de constater combien, en comparaison de celles-là, il manquait, aux projets politiques dont parlait à table son père et ses frères aînés, de mystère, de magie, d’imagination, en bref, d’une mythologie qui aurait permis de soulever des montagnes plutôt que des fonds monétaires, de combattre des hydres plutôt que des marchés, de refouler des dragons plutôt que des réfugiés et de se marier avec un prince plutôt qu’avec un avocat).

Elle décida alors de créer un canton peuplé de tous les êtres qui vivent et meurent dans toutes les légendes de toutes les civilisations, participant aux grands mythes de l’humanité et logeant dans l’inconscient collectif. Gilgamesh et Perséphone allaient pouvoir s’épanouir dans la communauté helvétique sans risque d’un renvoi à la frontière ni d’un retour forcé en enfer. Elle voulut d’abord appeler ce canton Mythos, mais considérant qu’il y avait déjà assez de mythomanes dans le cercle des élus, elle préféra Imaginal, du nom de cet endroit situé entre le monde intelligible et le monde sensible où de nouvelles visions attendent d’être rêvées.  “Les sessions parlementaires, poursuivit-elle non sans un certain lyrisme, deviendront, grâce aux citoyennes et citoyens d’Imaginal, une grande fête où tous les élus seront amenés non pas à décrire un monde idéal auquel ils prétendent savoir comment nous faire accéder, mais au cours desquelles ils se laisseront surprendre par un univers inattendu, émergeant de leur intelligence mise en commun de manière libre et indépendante, au service d’une nouvelle société étonnante et possédant des qualités ne pouvant se révéler au niveau actuel des conflits permanents soumis à un individualisme devenu pathologique”. Ce canton lui plaisait particulièrement et elle resta un moment rêveuse sur son cahier d’ébauche constitutionnelle. C’est pendant ce lâcher de vouloir et de savoir que put éclore, dans les méandres de ses intuitions, la promesse du sixième et dernier canton qui se dévoila devant elle en se nommant “À-venir”.

 

“Je suis le canton du devenir, lui souffla-t-il, le canton constitué de tous les enfants, comme tes camarades et toi; et aussi des plus jeunes, de ceux qui ne parlent pas ou ne marchent pas encore; de tous ces enfants qui rêvent d’un monde à la fois improbable et ordinaire, comme le sont les animaux exotiques et les plantes des forêts impénétrables; réel et quasi-magique, comme le sont les phénomènes physiques microscopiques; libre et ordonné, comme le sont les danses des derviches qui cherchent à laisser la terre tourner sous leurs pieds; imaginaire et bien ancré dans l’expérience, comme le sont les intuitions des savants qui brisent les cadres usuels pour découvrir une réalité jusqu’alors cachée par la nature; créatif et raisonnable, comme le sont celles et ceux qui se laissent inspirer par les flots escaladant les profondeurs de leur être jusqu’à la surface de leur conscience pour mieux se connaître et connaître le monde; tolérant et exigeant, comme lorsque j’ouvre ma porte à celui qui a besoin de l’asile pour la nuit et que je lui demande d’ôter ses chaussures avant d’entrer. Je suis le canton de ceux qui sont à venir et à disparaître ; je suis le canton de celles et ceux qui laissent leur raison s’imaginer et leur imagination résonner; qui raisonnent librement et se libèrent raisonnablement”.

Scalpelle, encore un peu sonnée par cette brusque apparition, coucha sur le papier la naissance de ce vingt-neuvième canton -qu’elle avait sans s’en rendre compte laissé s’imaginer dans cette zone intermédiaire indéfinissable qui touche le conscient et l’inconscient- et alla se coucher pour rêver le reste de son “monde vingt-neuf/deux”, comme elle l’appelait. Et dans son rêve…

Il y eut une valse à vingt-neuf temps, dansée sur un tempo binaire par deux funambules jonglant avec vingt-neuf mondes qu’ils s’échangeaient en riant; il y eut vingt-neuf dynasties de rois œuvrant à l’unification de deux royaumes désertiques dont les vingt-neuf tribus s’étaient perdues dans les tempêtes doubles de leurs sables; il y eut deux alchimistes aux tempes et aux fronts ridés, ébauchant les stances d’un sonnet à venir, comportant vingt-neuf couleurs et autant de voyelles, rêvant de deux ailes sur lesquelles vingt-neuf soleils promettaient de venir s’effondrer; il y eut les vingt-neuf mensonges de l’humanité révélés, chacun portant sur ses branches les deux faces d’une vérité qu’il tentait de faire connaître; il y eut les deux Sagesses du Monde, trébuchant sur les vingt-neuf fleuves qui tournent autour de la montagne érigée entre l’Enfer et le  Paradis.

Et puis plus rien.

Scalpelle regarda sa montre : il était vingt-neuf heures, bientôt et demie

 

Le père de Scalpelle entra dans la chambre de sa fille, d’où finissaient de s’échapper ses rêves, et la réveilla pour la faire se lever, prendre un petit-déjeuner et l’envoyer à l’école. Scalpelle, encore toute engourdie de ses visions, n’entendit même pas son papa lorsque celui-ci, fier de voir son enfant devenir une jeune fille, lui souhaita un bon anniversaire. Elle venait d’avoir treize ans.

A la cuisine, Scalpelle parla de son projet d’ajouter ses six nouveaux cantons à la Confédération et combien cela serait bénéfique pour tout le monde. Son père la regarda un peu dubitatif et en même temps fasciné par cette imagination débordante, craignant toutefois que celle-ci ne l’emporte trop loin de la réalité.

– Scalpelle, lui dit-il, tu as aujourd’hui treize ans. Il est temps que tu deviennes raisonnable, que tu laisses de côté tes rêveries et que tu commences à affronter la réalité. A propos, ajouta-t-il, je te souhaite – car tu ne l’as peut-être pas entendu tout à l’heure- un joyeux anniversaire !
–  J’ai treize ans, lui répondit Scalpelle. Et je dois devenir raisonnable. Treize est décidément un nombre qui porte malheur.
– Et cesse de jouer avec les nombres. Apprends plutôt à t’en servir pour comprendre le monde.

Scalpelle ne saisit pas ce reproche paternel. C’était bien ce qu’elle essayait de faire, comprendre le monde. Le prendre en soi, l’intégrer ; le vivre de l’intérieur. Et les nombres l’aidaient. Mais qu’allait-elle faire avec ce treize de ses treize ans?

Elle prit le chemin de l’école, alourdie par l’inquiétude de se sentir abandonnée. Elle se voyait sur un ponton, disant au revoir à un voilier qui n’était autre qu’elle-même et qui s’en allait voguer vers les océans de son enfance qu’elle n’avait pas encore suffisamment explorée et qui lui était irrésistiblement retirée. Elle n’arrivait pas à faire ce geste de la main, qui signifie adieu, à l’intention de l’embarcation, alors que le bateau semblait très heureux de prendre le large; ne pas regretter la quitter. Elle sentit un flot de tristesse la submerger.

Lorsqu’elle arriva à l’école, son instituteur remarqua l’expression taciturne de Scalpelle et il lui demanda si c’était le fait d’avoir treize ans qui la rendait ainsi mélancolique.
– Comment savez-vous que j’ai treize ans aujourd’hui?
– Mais tu l’as écrit dans ton devoir de l’autre jour. Tu es bien née le vingt-neuf novembre?
Vingt-neuf! Voilà qui lui redonnait de la force.
– Oui, vous avez raison…merci… non, je ne suis pas triste… Je viens juste de quitter un jardin dans lequel il me reste des fruits à cueillir…mais ça va aller.

L’instituteur aurait bien encore passé un peu de temps pour comprendre ce qu’elle voulait dire mais vingt-quatre autres adolescents réclamaient son attention et il laissa Scalpelle à la contemplation de sa nostalgie.

 

Le soir, à la maison, un magnifique gâteau d’anniversaire attendait de se faire déguster sur la table. Les parents de Scalpelle et ses trois frères lui demandèrent de souffler les bougies et de partager le dessert tant convoité. Un de ses frères, celui qui aimait bien la taquiner, proposa qu’elle coupe le Saint-Honoré en treize parts. Mais Scalpelle découpa ce délice crémeux en sept tranches égales, s’en réservant deux pour elle. Puis elle exposa à nouveau son projet d’une Confédération à vingt-neuf cantons, auquel personne n’adhéra.

– Tu n’en n’as pas assez avec ce vingt-neuf et ce deux, lui dit sa mère. Il va falloir à présent que tu passes à autre chose. Tu as treize ans, tu n’es plus une enfant. Et si tu veux faire de la politique, il va falloir que tu commences à penser plus raisonnablement. Les gouvernants ne sont pas des poètes mais des femmes et des hommes d’Etat.
– Et c’est bien dommage, répondit Scalpelle. Notre pays manque cruellement de poésie.
– Nous n’allons pas nous fâcher le jour de ton anniversaire, dit son père. Après tout, il est vrai qu’un peu d’imagination et de créativité artistique ne feraient pas de mal à nos élus. Mais il va falloir que tu apprennes à leur parler. Et pour cela, il te faudra encore un peu travailler, tant sur le fond que sur la forme. Et il lui sourit.

Vint ensuite le moment des cadeaux et tout le monde se réconcilia, car c’est aussi à cela que servent les cadeaux.

Puis ce fut le moment d’aller se coucher et Scalpelle se retrouva dans son lit avec un sentiment étrange: elle ne comprenait pas pourquoi, mais elle se sentait légère, avec en elle comme une sensation de compréhension, de réconfort; de quelque chose de joyeux, en un mot, de bonheur. Ce n’était pourtant pas les cadeaux -qui lui plaisaient bien sûr- mais plutôt l’intuition de savoir l’énigme bientôt résolue ; que ses treize ans n’allaient pas l’éloigner si vite de son enfance, mais plutôt lui permettre de continuer à vivre près d’elle, et pour longtemps encore. Elle ne saisissait pas, mais elle était bien, très bien avec ce sentiment.

Et puis soudain, alors qu’elle était sur le point de s’endormir, elle comprit: treize, c’est cinq plus huit. Mais cinq et huit font cinquante-huit. Et cinquante-huit, c’est deux fois vingt-neuf !

Tout rentrait dans l’ordre. Elle pouvait s’en aller rêver sa vie, tranquille et confortablement installée, jusqu’à la prochaine bifurcation.

Commentaires (0)

Cette histoire ne comporte aucun commentaire.

Laisser un commentaire

Vous devez vous connecter pour laisser un commentaire