Les roses d’Equateur

1

La vie est pavée de roses, avec ou sans épines. Ecoutez-les!
Reprendre la lecture

Une surface. On appelle cela une grande surface. Un espace de consommation qui nous consume. Avant même d’y pénétrer, une odeur de fond de frigo vous assaille. Comment se fait-il que malgré tous ces légumes, ces fruits, l’odeur reste morbide. Parce que ce sont des objets morts. Ils sont morts pour nous. Et puis le bruit. Sourd et constant. Pas vraiment dérangeant, mais omniprésent, sans âme. Pourtant il y a plein de gens qui marchent, vivent, parlent. Non, ils ne parlent pas. Ils lisent des étiquettes, tâtent les cadavres bien alignés, pèsent ce qui fut. Leur regard vitreux ouvre le chemin et ferme la conversation. Il y a comme un voile dans l’atmosphère. Je deviens sourd, aveugle, mécanique. Aujourd’hui, en passant devant la pyramide de fleurs aux hormones, soudain, un signe de vie. C’est comme un choc salutaire. Elles sont là, venant de très loin, encore vivantes. Belles, sauvages, indomptées. Les roses d’Equateur. Elles ne ressemblent en rien aux autres fleurs. Elles ont ce cri sauvage, une corolle lourde et pleine, un air provoquant et fier. La couleur est typique. Ce rose légèrement tâché et posé négligemment sur des pétales flétris leur donne un air romantique. Mais de romantique, elles n’ont rien. Leur passé se confond avec celui des indiens qui ont tout vu, tout vécu et que l’histoire a englouti. Elles ont côtoyé les fleurs de la jungle, pavané dans les marchés des Andes. Elles ont aspiré en elles toute la richesse d’un peuple, survécu à toutes les agressions. Leur beauté vient de là et ne cesse de grandir. J’en achète douze, une pour chaque mois de l’année. La vie revient dans mon regard et dans mon coeur. Merci l’Equateur!

 

Elles sont arrivées chez moi le 23 mars. Nous sommes le 11 avril et elles sont encore ravissantes comme pour me remercier de les avoir tant admirées. Je les ai longuement observées, leur manière de vieillir avec autant de grâce. Les feuilles sont mortes en premier. De façon discrète, elles se sont desséchées lentement en sacrifiant l’eau aux corolles. Les fleurs sont restées de la même teinte rosée que les joues d’une vierge timide. A peine, certaines commencent à pencher un peu la tête en lente agonie, sans lâcher un seul de leurs pétales. Au toucher, elles font l’effet d’un tissu soyeux, humide et un peu tiède. Chacune meurt à son rythme. Certaines plus rapidement que d’autres. Mais aucune, absolument aucune à la nuit tombée n’a tout à fait rendu son âme. D’où vient leur force ? L’une d’elle, proche de la fin, capitule enfin. Curieux et voulant percer leur secret, je tire délicatement un pétale après l’autre, en les empilant sur la table comme une robe de mariée vide. Leur nombre est impressionnant : 40 pétales fidèles, gisant dans un désordre de fin de vie, laissant le cœur à nu. Un gynécée de pistils et d’étamines, humides et gorgés d’eau comme des fruits frais gardant précieusement une promesse de jouvence. Toute la fleur s’est donnée pour transmettre la vie à nouveau. Les roses tiendront encore. Jusqu’à ce que le jour se lève. Peut-être jusqu’au printemps tant attendu. Tenir encore…

 

D'où vient ta rose?

2

Certaines roses ressemblent à des tulipes, à mon sens banales, stéréotypées. D’autres sont sauvages et retiennent l’attention pour une raison inexplicable. J’ai déjà parlé des roses d’Equateur et depuis, mon chemin est pavé de roses surprenantes.

Comme ce jour où j’achetais un bouquet dans une grande surface et j’aperçus un autre client avec un bouquet qui semblait destiné à une autre personne. Il hésitait et me demanda:

– Je peux vous demander un avis?

– Oui, bien sûr, et visiblement il était soulagé de ma réponse. Mais qu’est-ce que j’allais lui dire? Non?

Son bouquet, mélange de lys blancs, de quelques roses pâles et de gypsophil, semblait bien triste.

– Vous pensez que je devrais rajouter un peu de ça? (me montrant le gypsophil)

– Moi, je dirais que si vous voulez mettre des roses, il faut prendre les roses d’Equateur, elles sont par là. Vous voyez comme la tige est forte, et la couleur, vous avez vu leur couleur? Les feuilles sont belles et saines, définitivement, il faut remplacer vos roses par celles-ci. Et puis les lys, là, franchement, ils sont déjà abîmés, le safran a maculé les pétales… Si la personne à qui vous destinez ce bouquet a un chat…

Je vis que cette éventualité avait semé le doute et la zizanie dans sa tête…

– Le lys est poison pour eux. Remplacez-les plutôt par du gypsophil.  Ce sera plus joyeux. En choisissant les roses avec lui, j’ajoutais:

– Et elles sont Fairtraide en plus!

– ..?

– Ca veut dire qu’elles viennent directement du petit producteur en respectant une politique commerciale plus éthique.

Il avait déjà fait emballer son bouquet dans un cellophane et il demanda d’un pas décidé à la vendeuse de recommencer. Avant de partir, je lui recommandais de ne pas prendre le sachet de poudre que le magasin colle sur chaque bouquet.

Une belle fin de journée pour ce monsieur et pour moi.

La Dame aux roses de Cornavin

3

A la gare, les voyageurs trottent de leur pas stressé dans le long couloir qui mène d’une voie à l’autre. Il est toujours trop tard, n’avez-vous pas remarqué? Il faut toujours soit se hâter, soit poiroter. Le rythme imposé par une gare est, par essence, inhumain. Dans ce va et vient mécanique, une silhouette immobile et familière: la Dame aux fleurs. Si immobile avec ses trois roses dans la main, qu’elle a l’air d’une statuette rare, égarée par un transporteur de rêves. Son sourire triste et son regard fixe ont été formés il y a bien longtemps. Elle est si menue et pourtant, pour être là, jour après jour, nuit après nuit, sa fragilité ne doit être qu’une apparence. Elle a vécu tant de choses. Il fut un temps où plus jeune… mais a-t-elle vraiment été jeune… Elle vendait ses fleurs dans les bistros, se déplaçant sur son vélo. Ses roses (encore des roses…) étaient fraîches et sa présence bien accueillie. Ses joues ont toujours ressemblé à des pommes bien rondes et lisses.

 

L’expression de son visage aussi mystérieuse que sa vie. Puis, la concurrence est devenu plus forte sur le marché des vendeurs de romantisme. Absente un certain temps, elle revint et nous raconta qu’elle avait été agressée, ses fleurs saccagées, sa bourse volée, son visage tabassé. Une fois, un monsieur lui avait acheté 3 belles roses, et puis, il les lui avait offert, disant: “Elles sont pour vous, chère Madame”. Sa silhouette a continué a fréquenter les bistros, puis le territoire s’est rétréci pour se cantonner au périmètre de Cornavin. Dans les couloirs, au moins, elle est à l’abri de la pluie, mais pas du temps qui passe. Parfois, les dames des Amies de la Jeune Fille, lui apportent un café, lui offre un espace de repos dans leur local bien douillet. Son dos s’est courbé, son corps s’est fripé, elle est devenu presque transparente pour mieux filer entre les âges. Aujourd’hui, elle tient trois roses dans la main. Elles lui ressemblent, toutes fanées. Puis un jour, elle disparut.

On dit qu’elle était très riche et possédait des immeubles. On ne saura jamais.

 

Article du 8 janvier 2013 20 Minutes, fait divers. La «Dame aux fleurs» n’arpentra plus Cornavin. La nonagénaire qui vendait des roses tous les jours dans la gare est décédée en juin. Une pièce de théâtre «Digital Dalhia» écrite par sa petite-fille, s’inspire de son parcours.

 

Commentaires (0)

Cette histoire ne comporte aucun commentaire.

Laisser un commentaire

Vous devez vous connecter pour laisser un commentaire