Créé le: 28.09.2016
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Cuisine fatale

Polar

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© 2016-2024 Sylvie Baumer

Je dédie ce livre à ma maman, qui ne s'est jamais enfermée dans le moule des modes et des conventions. Attirée par la nourriture du corps et de l'esprit, elle a su mettre du piment dans la vie de ses six enfants dont elle s'est occupée seules lors de son veuvage à 43 ans.
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Madeleine retroussa ses manches et commença. Elle avait mille choses à faire et le temps lui était compté. Sa meilleure amie venait ce soir pour une soirée entre filles et elle souhaitait lui prépare un repas digne de l’amitié qui les liait.

Madeleine travailla sans relâche, pesant, pétrissant, épluchant, le corps penché sur le plan de travail. Après une demi-heure d’activités presque hypnotiques, Madeleine releva la tête et examina son oeuvre : la pâte levée souple et élastique était prête, elle l’étala et en fonça une plaque. Elle prit dans le réfrigérateur la crème entière et la versa dans un bol pour la fouetter. Tandis que, de la main droite elle tentait de maîtriser le mixer tonitruant, de la main gauche elle suivait posément les lignes de sa recette, soucieuse de ne rien oublier :

SALEE A A CREME:

250 gr de farine fleur mélanger

1 c. à café de sel

1,5 dl de lait tiède ajouter

20 gr de levure

Laisser lever 30 minutes

Abaisser et recouvrir de liaison

Liaison : 2,5 dl de crème fouettée

3 c. à soupe de sucre

1 c. à soupe de maïzena

Cuisson à 200 degrés 15 à 20 minutes

Madeleine secoua la tête : zut ! elle avait oublié de laisser lever 30 minutes. Bah ! cela n’avait pas d’importance ! Son invitée, Isabelle, ne savait pas cuire un œuf ! Autant dire qu’elle n’y verrait rien !

Madeleine arrêta son mixer et le sortit un peu trop vite du bol, éclaboussant au passage la page déjà fatiguée de sa recette.

« Elle a du vécu, cette page ! » sourit Madeleine en contemplant le titre taché de lait, le mot sucre collant au doigt, la page entière racontant mille péripéties…

Mais l’histoire ne s’arrêtait pas là ! Autour de son livre et ailleurs, les déchets en tous genres se disputaient l’espace : cuillères maculées, pelures de carottes échappées on ne sait d’où, ustensiles à la dérive dans l’évier…

Comme à chaque fois qu’elle contemplait le champ de bataille que constituait sa cuisine, Madeleine sentit la jubilation l’envahir ainsi qu’une féroce envie envie de crier :

«Oui, je sais, grand-mère, aujourd’hui, j’ai transgressé la plupart des principes que tu m’as inculqués pendant mon enfance ; comme par exemple : une cuisine impeccable est le miroir des plats qui vont sortir ou : une bonne cuisinière doit se montrer méthodique, ou : tu dois réduire tes ustensiles sitôt

que tu les as utilisés… 

Premièrement, on ne dit pas : tu dois réduire tes ustensiles mais : tu dois ranger tes ustensiles ! … ensuite : plus jamais ta sécheresse de cœur et tes principes érigés en vertus ne réussiront à m’atteindre! »

Madeleine termina sa salée et la glissa au four. Il lui restait suffisamment de temps pour fignoler l’entrée. Elle avait préparé la veille un pâté de poulet à l’estragon et le disposa artistiquement sur une feuille de salade. Elle garnit l’assiette de tiges de ciboulettes et glissa parmi cette verdure une poule découpée à l’emporte-pièce dans une carotte. Elle examina le tableau avec circonspection : la décoration était-elle à la hauteur ? Quelques grains de maïs, peut-être.

Madeleine se redressa et huma les émanations provenant du four. L’odeur était si chargée du plaisir à venir, que Madeleine faillit défaillir. Elle prit un chiffon et sortit la salée du four. «Parfaite, elle est parfaite…» murmura-t-elle, affolée par l’envie incoercible de se jeter sur le gâteau encore brûlant.

Elle se contraint à quelques minutes d’attente puis décida que le moment de la récompense était arrivé. Elle découpa délicatement un morceau de salée et le glissa sur une assiette. Lorsqu’elle le porta à sa bouche, il lui sembla que le paradis s’installait en elle. Elle ferma les yeux et sentit le bonheur l’envahir.

**********************************************************************************************

Elle avait les yeux fermés, fermés pour toujours, lorsque son amie, Isabelle, la découvrit allongée sur le sol de la cuisine. Elle gisait sur le dos, la tête légèrement tournée du côté gauche, dans une pose alanguie. Si ce n’était l’incongruité du lieu, on aurait pu la croire endormie .

Sur le seuil de la porte, Isabelle regardait son amie à terre, incrédule. Elle voulut faire un pas, mais ses jambes ne lui obéissaient plus. Alors, elle cria.

**********************************************************************************************Il était tard lorsque l’inspecteur Carrard rentra chez lui. Il fut accueilli par le parfum envahissant du papet de poireaux qui mijotait sur la cuisinière. Sa femme vint au-devant de lui, souriante et complice :

– Aujourd’hui, menu patient pour un inspecteur…

– … impatient de terminer cette journée de fous !

– Raconte : tu as résolu l’énigme de la malheureuse dans sa cuisine ? Qui est le coupable ?

– Une peau de banane !

– Une peau de banane ! La police fait dans l’humour, maintenant ?

– Hélas, non ! Figure-toi que la victime a glissé sur une peau de banane, heurtant malencontreusement le coin de la table. Elle s’est brisé la nuque, se tuant sur le coup.

– Il s’agit donc d’un accident domestique, et non d’un crime ?

– La thèse du crime n’est pas totalement exclue, nous attendons encore les conclusions du labo. Mais l’hypothèse de l’accident me paraît la plus vraisemblable.

– Tout de même. Une peau de banane qui se promène dans une cuisine, ça ne te paraît pas …

– Impensable dans notre cuisine, oui… Mais dans la sienne, tout à fait plausible.

– Comment cela ?

– Imagine une cuisine mal entretenue, encombrée de différents objets plus ou moins insolites. Les

catelles grasses, les miettes par terre, tout dans ce lieu respire la négligence et le laisser-aller. La peau de banane sur le sol ne fait que nous conforter dans cette idée.

– Son mari ne devait pas avoir souvent les papilles gustatives en émoi, avec une telle souillon !

– Eh bien, c’est là que tu te trompes. Selon son amie qui a découvert le drame, elle était une cuisinière motivée et gourmande, jamais en retard d’une nouvelle recette. Ce jour-là, elle avait préparé un succulent repas, composé d’une entrée et de deux desserts. D’ailleurs, on peut dire que le second dessert lui a été fatal…

– Quel était ce dessert ?

– Des bananas-splits !

– Inspecteur Carrard, je constate quelques incohérences dans votre version des faits. Par exemple : comment pouvez-vous être sûr que la victime comptait confectionner des bananas-splits, alors que ce dessert ne se prépare pas à l’avance. Vous avez intérêt à avoir de bons arguments !!!

– Madame «Je ne laisse rien passer», cela vous suffit-il de savoir que son livre de recettes était ouvert à la page « banana-split » ?

– Ça se tient, mais je souhaite quelques preuves supplémentaires…

– La crème fouettée, le chocolat noir émietté dans un bol, les bananes arrosées de jus de citron, et comble de malchance, la peau de banane sur le sol…

– Bien… Deuxième incohérence : un repas composé d’une entrée et de deux desserts : est-ce normal ?

– C’est normal venant d’une personne libre, ennemie des conventions. C’est normal si l’on considère que l’invitée de Madame Maître était sa meilleure amie et que l’invitation, faite par SMS, était tout

sauf conforme aux règles.

– Que disait-elle ?

– Tu y tiens vraiment ?

– J’y tiens, surtout depuis que je sens tes réticences !

– Bon… Le SMS disait : «Je t’invite vendredi soir à 18 h pour une soirée entre filles, on se fera une petite bouffe et on se consolera des hommes, ces nuls !»

– Tu as raison, c’est parfaitement recevable !!! … Tu l’as vu ?

– Qui ?

– Ben l’homme en question !

– Si tu parles du mari, oui, je l’ai vu et j’ai pris sa déposition. Au moment du drame, il se trouvait sur la route. Il se rendait à un congrès professionnel à Zurich. Il a fait demi-tour lorsqu’il a eu connaissance de la tragédie et s’est rendu tout de suite sur les lieux.

– Quel homme est-ce ?

– Un homme pressé, un businessman. J’ai pris sa déposition et il a répondu de bonne grâce à toutes mes questions.

– Alors qu’est-ce qui te tracasse? Ne dis pas le contraire, quelque chose te tracasse!

– Oui… non… les faits concordent. Mais, je n’ai pas senti un réel chagrin… J’ai eu l’impression qu’il me présentait un catalogue des bons sentiments qui l’unissaient à sa femme. «Notre couple était très harmonieux. Notre entente reposait sur le fait que les tâches étaient bien délimitées: elle s’occupait de la maison tandis que je gagnais l’argent du ménage… Elle n’avait aucun souci à se faire

– Je crois que j’en ai assez entendu. Si on passait au salon  prendre le café?

*********************************************************************************************IIsabelle se tournait et se retournait dans son lit. Malgré la fatigue elle n’arrivait pas à dormir. Elle tentait désespérément d’arrêter le film infernal qui passait dans sa tête mais c’était peine perdue. A quatre heures du matin, elle s’assoupit enfin. Elle fit un rêve étrange : elle était dans une cuisine inconnue et s’apprêtait à confectionner un petit plat. Elle prenait le livre de recettes à côté d’elle et faisait mine de l’ouvrir à la bonne page. Impossible ! Ses doigts étaient si glissants qu’ils ne parvenaient pas à le manipuler. Elle essayait plusieurs fois, sans succès. Un sentiment d’impuissance et de rage commençait à monter en elle et le cri qu’elle poussa la réveilla.

Elle alla se faire un café. Elle s’assit dans sa cuisine, en proie à un malaise grandissant. Tout-à-coup, elle se leva d’un bond, renversant sa tasse. Elle courut au téléphone :

– Allô, inspecteur Carrard ? Ici Isabelle Morin, l’amie de Madame Madeleine Maître. Inspecteur, il faut absolument que je me rende sur le lieu du décès de mon amie.

– Madame Morin, je vais vous décevoir mais , votre requête est impossible !

– Je vous en prie, accompagnez-moi chez Madeleine, j’ai besoin de savoir !

– De savoir quoi ?

– Si mon intuition ne me joue pas des tours !

– Ah ah ! l’intuition féminine !

– Monsieur Carrard, le temps me manque pour vous expliquer combien votre attitude est minable, mais néanmoins, tellement normale ! Le monde est gouverné par une trop grande proportion de

machos… et à la police, vous faites péter le quota !

– Madame Morin, je comprends bien que vous êtes bouleversée par la mort de votre amie, mais cela ne vous donne ni le droit d’ être irrespectueuse envers ma personne ni envers ma corporation !

– Vous avez raison, j’ai dépassé les bornes, désolée ! En invoquant mon intuition, je vous ai donné le bâton pour me battre, ce que vous n’avez pas manqué de faire ! Bref, passons ! …

– Je préfère vous voir ainsi, Madame Morin. Vous avez eu une journée éprouvante, je vous suggère de rester tranquillement chez vous pour vous reposer et …

– Il n’en est pas question ! Je me suis excusée mais je n’ai pas capitulé ! Que vous le vouliez ou non, j’irai chez Madeleine et je constaterai des faits, que vous n’êtes pas à même de constater…

– Vous ?

– Oui, moi ! Je suis bien placée pour vous ouvrir les yeux sur cette affaire que vous semblez avoir classée très vite, trop vite !

– Madame Morin, si je souscris à votre demande, j’encours un blâme de mon supérieur !

– Eh bien, encourrez ! Et qui vous oblige à crier sur les toits que vous m’avez autorisée à vous accompagner ? Personne ! Allons, un peu de courage ! On y va ?

– Je sens que je fais une c… mais je vais la faire… on y va !

**********************************************************************************************

Isabelle fut assaillie d’émotion en franchissant le seuil de la cuisine de Madeleine. Tout dans cette pièce lui rappelait son amie, sa joie de vivre, son amour de la bonne chère et son désir de la partager. Le plan de travail en pagaille lui tira un sourire qu’elle musela aussitôt.Madeleine était morte, morte!

Elle respira profondément et s’obligea à scruter chaque recoin de la cuisine.

L’inspecteur Carrard la regardait, désabusé. Quelle idée d’avoir fait confiance à cette femme ! Que pouvait-elle voir de plus que la police n’avait pu voir !

– Inspecteur Carrard !!! J’ai trouvé ! J’ai la preuve que Madeleine a été tuée et que son meurtre a été maquillé en accident ! Regardez, là ! Le livre de recettes, ouvert à la page des banana-splits !

– Oui ? Et alors ?

– Et alors il est impossible que Madeleine ait préparé cette recette !

– Sur quelles preuves fondez-vous votre affirmation ?

– Eh bien voilà : Madeleine est incapable de suivre une recette dans son livre sans la maculer au moins une fois de l’un ou l’autre des ingrédients qui composent la préparation. Or, vous le voyez ici, la page est parfaitement propre !

– Doucement, Madame Morin, cela n’est pas une preuve …

– Je vous en supplie, inspecteur, croyez-moi, recherchez les empreintes sur la page des bananas-splits ! Si celles de Madeleine s’y trouvent, je considérerai m’être trompée, mais…

– Madame Morin, je vous remercie de votre aide et je vous affirme que nous ferons tout notre possible pour que la vérité triomphe. Maintenant, excusez-moi, j’ai une enquête à poursuivre. Au revoir, Madame Morin.

– Au revoir, inspecteur.

**********************************************************************************************

– Monsieur Maître, je vous ai convoqué à mon bureau, en raison d’ éléments nouveaux concernant la mort de votre femme. Ces éléments m’incitent à privilégier la thèse du meurtre déguisé en accident.

– C’est insensé ! Vous avez vu, comme moi, la peau de banane sous ses pieds !

– Oui, et j’ai vu la recette qu’elle était supposée avoir suivi. Le meurtrier a bien préparé son coup : les ingrédients sur le plan de travail, le livre en évidence… Malheureusement, il n’a pas tenu compte d’un détail : votre femme a un petit défaut : elle éclabousse et salit chaque recette qu’elle consulte. Or, celle que nous avons pu voir est immaculée, par conséquent…

– Quoi ! Je rêve ! C’est pour cette raison que vous m’avez tiré de mes occupations? Vous parlez d’une preuve ! Ah ! Elle est belle la police !

– Monsieur Maître, je vous prie de modérer vos paroles. Sachez que des preuves accablantes vous désignent comme suspect numéro un du meurtre de votre femme !

– Moi ? Tuer ma femme ? Ce serait risible si ce n’était pas si pénible. Inspecteur, j’ai le bras long, et si les preuves dont vous disposez sont uniquement celles que vous venez de citer, je vous promets une longue carrière à la circulation !

– Monsieur Maître, nous n’avons pas trouvé les empreintes digitales de votre femme sur la recette. Par contre, nous y avons trouvé les vôtres…

– Et alors ? Vous ne laissez pas d’empreintes digitales chez vous ? Je parie que vous en avez un wagon dans votre salle de bains, dans votre bureau, dans votre cuisine même… cela ne fait pas de vous un coupable, non ?

– Je suis désolé, Monsieur Maître, je suis obligé de lire une partie de votre déclaration d’hier soir :

Carrard : Vous étiez en bon terme avec votre femme ?

Maître : Nous formions un couple harmonieux. Notre entente reposait sur le fait que nos tâches étaient bien délimitées. Elle s’occupait de la maison tandis que je gagnais l’argent du ménage.

Carrard : C’est une vision, plutôt rétrograde du couple.

Maître : Pourquoi se fatiguer à exécuter des travaux qui ne nous conviennent pas ? Ma femme n’a jamais changé une roue et moi JE N’AI JAMAIS OUVERT UN LIVRE DE RECETTES DE MA VIE !

– Monsieur Maître, vous êtes inculpé pour le meurtre prémédité de votre femme , Madeleine Maître.

EPILOGUE

Le commissaire leva sa coupe de champagne et réclama le silence.

Avant de mettre un point final à l’affaire Maître, j’aimerais tous vous féliciter pour la résolution rapide de cette affaire. Je délivre une mention spéciale à l’inspecteur Carrard, qui, grâce à sa

pugnacité et à son intuition…

– Intuition féminine ! s’ esclaffa l’un d’eux.

Le commissaire leva les yeux au ciel et continua :

– …grâce à son intuition, l’inspecteur Carrard a cherché et trouvé les preuves conduisant au meurtrier, le mari de la victime.

– Tout de même, dit l’un d’eux, il a failli commettre le meurtre parfait, celui-là ! Qui aurait dit que ce « bon père de famille, soucieux de l’équilibre du couple » avait soigneusement prémédité son coup, allant jusqu’ à préparer une mise en scène dans la cuisine pour masquer son crime ?

– Oui et surtout, qui aurait dit que ce donneur de leçons entretenait une liaison passionnée avec une maîtresse à Berne ? Il lui a été facile de prétendre être en déplacement, de tuer sa femme, puis de prendre la route pour Zurich en attendant que la police l’informe de l’ « accident ».

– Je lève mon verre à nos succès passés, présents et futurs. Santé à tous ! Et rappelons-nous ceci: les apparences ne sont pas des preuves, ce sont des apparences !

FIN

Commentaires (1)

Pierre de lune
16.10.2016

Merci pour cette nouvelle légère et gourmande, dont les ingrédients mettent l'eau à la bouche !

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