Créé le: 09.05.2023
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Double peine

Notre société

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© 2023-2024 Pauline Z

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En raison de son passé, un homme sorti de prison fait la une des médias. Il se confronte aux autres. (Ce texte a été réécrit dans le but de décrire la persécution subie par Micka.)
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Dans le métro le conduisant vers le centre d’hébergement où il vit sa semi-liberté, deux jeunes, des lycéens agrippés à une barre ont interrompu leurs bavardages pour le dévisager. Ils ont commencé par fixer Micka dans les yeux, bouche grande ouverte, avant de tourner la tête et de se mettre à chuchoter. Leurs regards se portent maintenant sur son crâne rasé et ses tatouages, que laissent voir ses avant-bras. Les jeunes dont les yeux écarquillés se chargent d’épouvante s’exclament : « C’est lui ! C’est lui, l’assassin de la porte de la Villette ! »

 

Quelques têtes se lèvent et il semble bientôt à Micka que tout le monde regarde dans sa direction. Il sent la sueur perler à son front et ses mains devenir moites. Ses doigts se crispent sur son jean, il ne peut s’empêcher de baisser la tête. Comment tous ces passagers pourraient-ils réagir, s’ils s’y mettaient tous ? Le passer à tabac ? Encore plus fou que lui, un homme surgi de la foule lui transpercera l’estomac d’un simple coup de couteau. À moins que la foule ne se précipite pour le piétiner dans un remous assassin et vengeur. Le nombre fait loi et peu nombreux sont ceux qui viennent en aide à leur prochain.

 

Une peur irraisonnée s’empare de lui mais il refuse de sortir à l’arrêt du métro. Il doit absolument se ressaisir, penser à autre chose, s’en remettre au comportement civilisé des gens. L’indifférence domine, la crainte est de leur côté, s’efforce de penser Micka. Alors il lève la tête. Des yeux lancent des lueurs mauvaises, des visages se détournent, des insultes fusent, sifflées entre les dents, mâchoire contractée. Pourriture. Salaud. Crève.

 

Son affaire aurait dû sombrer dans l’oubli, n’être plus qu’une vieille histoire endormie. Pourquoi déterrer son passé sinon pour lui nuire ? Il a purgé sa peine pendant vingt-cinq ans mais sa mauvaise réputation lui colle à la peau. Sa libération fait la une des journaux. Les médias, les réseaux sociaux, tous poussent les braves gens contre lui, bombardent les images de la victime criblée de balles et la reconstitution de sa folle semaine d’enlèvement tourne en boucle. « Avec l’aide de Marie et sous l’influence d’un groupuscule, les idées très penchées, il avait séquestré dans son appartement de la porte de la Villette un homme d’affaires richissime, à la tête de la filière française d’un groupe pétrolier : Alain Ascot. Dans l’idée de redistribuer les richesses autour de lui, une rançon est exigée mais la famille parle et le rapt se transforme en carnage. La police cerne l’immeuble, ils n’ont plus aucune chance, Marie abat Ascot avant de retourner l’arme contre elle… » martèlent les chaînes d’info et les stations de radio, au mot près.

***

 

 

Même France-Info projette de produire plusieurs épisodes de son feuilleton avec Marie. Elle n’est pas morte tout à fait. À travers elle, vit une foule de gens haineux et vindicatifs. Des lettres anonymes reçues en prison, qu’il a gardées, formulent très clairement des menaces : « Marie était des nôtres et nous ne te pardonnerons jamais de l’avoir accusée en plein tribunal. Tu as dit au juge qu’elle était une femme violente et sans affect, une tête brûlée, un monstre d’envie, mais t’es-tu regardé en face ? Tu n’es qu’un lâche, incapable de porter le chapeau. C’est toi l’assassin, tu as tué Marie et tu nous as clairement désignés comme étant le cerveau qui guidait tes gestes. Crains-nous, car le jour où on prendra le pouvoir, crois bien qu’on te dépossédera de tes biens et de la quiétude dont tu jouis en prison. C’en sera bientôt fini de toi. »

 

Dans le métro, certains s’éloignent en prenant soin de s’installer loin de lui. Sans s’embarrasser de murmurer, ils disent entre eux qu’il est un danger public à la cause absurde et démentielle. L’ennemi est de retour, grognent-ils en désertant leur siège. Le wagon se vide peu à peu et il s’inquiète. En sortant du métro, à peine a-t-il posé le pied dans la rue de Sèvres, avec sa tenue de sport achetée en prison et ses baskets neuves, qu’il s’efforce de rouler des mécaniques, les poings fermés et les biceps saillants. En réalité, il n’est pas sûr de lui, la foule envahit la rue et il se sent comme un moins que rien au milieu d’elle. Des passants le reconnaissent, ils s’écartent en exprimant l’effroi, d’autres, au contraire, le frôlent pour le dévisager, en saisir les traces, les rides, les crevasses que le temps a enracinées sur son visage circonspect. Micka détourne la tête. N’est-il qu’un animal de foire ? Une bête sauvage échappée de la jungle et eux d’abominables voyeurs parmi lesquels se fraient de caractériels personnages susceptibles de bondir incessamment pour un regard de travers ? Les gens parlent. L’ennemi est de retour. Il semble à Micka que la rumeur se propage d’un bout à l’autre de la rue, qu’elle enfle en secouant le flot des passants dont les voix s’élèvent de plus en plus fort. Micka zigzague sur le trottoir, il évite les badauds qui se précipitent dans ses jambes, ceux qui refusent de lui céder le passage, puis il tourne à droite, en direction du boulevard Raspail. Le centre n’est pas loin mais des gaillards le talonnent maintenant, le bousculent, le dépassent, ralentissent le pas, occupent tout l’espace, de façon à lui barrer le passage. À l’idée d’être passé à tabac, des gouttes coulent le long de son échine frémissante, ses mains tremblent et il change de trottoir en accélérant le pas.

 

Sa fuite déclenche une série de grognements. Micka ne peut s’empêcher de regarder vers les gaillards courant derrière lui. Vieux con. Déchet. Pilier de taule. Les insultent sont prononcées dans un souffle presque imperceptible, qui lui fait douter de ses sens. Les pas se rapprochent, frappent lourdement le bitume, et Micka s’apprête à se battre. Il s’est arrêté devant la porte de l’immeuble de laquelle on entre dans le centre. Haletant, il compose le digicode juste à temps puis referme la lourde porte sur laquelle s’abat une pluie de coups arrosés d’insultes sommaires et de cris haineux.

 

Dans le hall, ses jambes flageolent, il évite l’ascenseur, monte les marches de l’escalier en colimaçon, surveille les allées et venues, jette un coup d’œil à chaque étage pour s’assurer que personne ne déboule du corridor. Dans la chambre, après avoir déposé son sac à dos sur l’édredon à rayures qui recouvre le lit, Micka prend soin de fermer les portes et les doubles rideaux pour n’être ni vu ni entendu, puis entreprend de se laver. Il y a dans la salle d’eau un bac à douche, deux vasques aux canalisations béantes par lesquelles passent les propos des détenus remontant par les siphons. Il a eu chaud, mon salaud, lui, l’homme dont les journaux se bâfrent ! Vous avez vu comment ils lui couraient après dans la rue ! Pauvre Micka ! Il ne fera pas long feu.

 

Micka regarde par la fenêtre le monde se presser sur le boulevard avant que les magasins ne ferment. Demain, dimanche, il restera tapi à attendre la reprise du travail dans la quincaillerie de monsieur Geliot qui l’a embauché pour mettre en rayon les accessoires et le matériel d’ameublement. Le rideau de fer d’un café et celui d’une épicerie s’abaissent simultanément. Il se prend à rêver des temps anciens où il pouvait déambuler dans la rue sans se soucier des autres, en tout anonymat. Son retour à la liberté est un marasme dans lequel il se noie à pic, forcé d’affronter la foule dont il ignore tout mais pour laquelle il reste un meurtrier cristallisant les haines et les rancœurs.

 

Marie a retiré le gros scotch qui bâillonnait la bouche d’Ascot afin qu’il puisse se nourrir et ses cris retentissent dans l’appartement. « Fais-le taire », ordonne-t-elle. Le poing de Micka se tend vers la figure d’Ascot mais dégoûté par sa propre violence, retenu par une sorte de compassion qui s’épouvante du sort de cet homme sans défense, il desserre les doigts et laisse son bras retomber le long du corps. Les cris d’Ascot redoublent, il insulte maintenant ses ravisseurs : « Bande d’australopithèques, vous paierez ! » et Marie s’énerve. « Qu’est-ce que tu attends ? » le morigène-t-elle avant de se précipiter dans la cuisine et d’en revenir avec une poêle dont elle empoigne le manche des deux mains. Sans une once d’hésitation, elle soulève l’ustensile au-dessus du crâne d’Ascot mais Micka la repousse et la poêle rebondit sur la moquette en émettant un bruit sourd. Prise de fureur, d’un accès de violence privé de toute réflexion, Marie hurle, sa voix devenue rauque exhorte : « Vas-y, tue-le, c’est tout ce qu’il mérite. N’en as-tu pas assez d’être le persécuté de la société ? Frappe. » Les cris d’Ascot cessent, ses yeux se chargent de frayeur et de supplication mêlées. Micka enfourne dans sa bouche des cuillerées de taboulé à la menthe. Elle se tient dans un angle de la pièce, elle ramasse le revolver qui reposait sur la table basse du salon, elle joue avec la crosse, balade le canon vers les murs, et regarde Micka en disant :

— Tu n’es qu’un lâche. Que va-t-on faire de lui maintenant ?

— Il faut appeler sa femme, lui fixer rendez-vous pour qu’elle remette l’argent, répond-il, comme pour la raisonner. Son ton neutre, placide, calme sa complice, dangereuse femme fantasque passant d’un enthousiasme faussement innocent à une froideur glaçante sans prévenir. Pourtant, il a apprécié sa présence maléfique avant qu’elle ne commette l’irréparable.

***

 

Au retour du travail, Micka ressasse ces moments tragiques tout en léchant les vitrines. On annonce des trombes d’eau ne tombant pas et, dans la rue, sur le trottoir réfléchissant la chaleur, il marche vite, prenant soin de ne pas heurter la foule avançant en sens inverse. Il n’a qu’une envie, retourner au foyer, s’enfermer dans sa chambre, se prémunir d’une agression. Alors il regarde au loin en levant haut la tête, appréhende les fous dangereux, plus fous que lui, hume l’atmosphère afin de choisir un fast-food un peu humain, où l’on puisse l’accueillir avec aménité. Rien ne lui convient, ni les terrasses bondées, ni les grandes salles des brasseries alentour où les clients attablés derrière les vitres grimacent en le remarquant.

 

Une fois rentré dans sa chambre, après avoir avalé deux comprimés censés lutter contre l’angoisse, il tente de s’endormir avec en tête les affronts que lui réserveront les vengeurs de tous bords. Dans la rue, un homme hurle son nom. Avril ! Le peuple aura ta peau ! Apeuré à l’idée que ses ennemis puissent surgir, il vérifie que la porte est bien fermée à clé. Une rumeur, un brouhaha de voix a envahi la pièce. Elles proviennent du dehors, des syphons de la salle de bains, de la chambre du dessus et du couloir à l’horrible tapisserie des années soixante. Recroquevillé sous les draps, il est persuadé que ces voix s’unissent contre lui pour le détruire, lui, l’ennemi redevenant un gibier de potence.

 

Marie. Son visage danse encore sous ses paupières closes. Elle donne l’alerte, empoigne le double rideau délavé, montre à Micka les voitures de police à l’arrêt en plein milieu de la rue et les gyrophares à travers la baie vitrée du salon. Il se précipite sur la porte d’entrée, entend les pas lourds dans la cage d’escalier, colle son œil au judas, attend d’y voir quelque chose. Il se souvient des questions qui l’ont assailli alors. Une longue réflexion : tirer sur les flics puis se faire transpercer de balles ? Escalader le balcon pour atterrir sur celui des voisins du dessous ou se jeter en l’air plutôt que d’être arrêté ? Capituler, lever les bras en signe d’allégeance, supplier pour qu’ils ne l’abattent pas ? Avant même qu’il puisse opter pour l’une ou l’autre solution, retentissent de la chambre, un coup de revolver puis un cri déchirant n’ayant presque rien d’humain. Marie. Micka accourt. Ascot est allongé sur le lit, sa figure réduite en charpie, et, sans qu’il pût réagir, Marie pose le canon du revolver dans sa bouche et tire. Le sang gicle sur les murs, souille le tee-shirt de Micka qui se cache les yeux de ses paumes pour ne pas voir la tête de sa complice. Il pleure à gros sanglots, il se tient à genoux sur le seuil de la chambre, tout son corps tressaille. Les flics font irruption dans le couloir de l’appartement, après avoir fracassé la porte comme dans un jeu d’enfant. Résigné, presque indifférent à cette troupe qui cavale jusqu’à lui, il reste agenouillé, dos tourné aux policiers, et l’un d’eux, dont il sent le flingue braqué sur son crâne, crie : « Rendez-vous ou je tire ! »

 

Ses mains se lèvent au-dessus de la nuque et la bouillie écarlate que forme le visage de Marie lui apparaît entre des paupières lourdes, baignées de pleurs, entrouvertes.

 

***

 

Un dimanche matin, lunettes noires sur les yeux, il se rend au musée. Des gens le bousculent en l’invectivant. « Bientôt mort », grommèlent des passants parvenus à sa hauteur. Premier visiteur à fouler le parquet ciré du musée, au fond du premier étage, il s’attarde devant le buste de Jean-Jacques Rousseau qui trône à l’entrée de la salle d’exposition. Sous la perruque, la tête dessine des yeux méfiants et un sourire dubitatif qui répond à la persécution dont il est la victime. Non, il ne s’agit pas d’un sentiment, mais d’une réalité composée d’individus, de groupuscules s’acharnant à nuire au philosophe, à tuer sa liberté, et Micka se reconnaît dans ce regard. Plus loin, des enfants potelés aux joues rouges de colère jettent des lueurs noires, à l’image du mal qu’ils incarnent. Dans un espace réduit, les toiles des peintres nostalgiques de l’Orient parlent d’une « nature humaine » qui se dérobe aux regards. De la liberté des danseuses fumant et jouant de la guitare à l’entrée de la Médina. Délaissant à contrecœur ces œuvres d’art, il descend les escaliers en pensant aux touristes qu’il pourrait croiser, s’il s’attardait davantage. Dix heures et demie. Ils sont là, à l’accueil, attendent qu’on les reçoive en cette journée du patrimoine. Lors d’un détour aux toilettes, il croise des quinquagénaires comme lui, dont les bouches forment de petits o outrés, outragés par sa présence. Est-ce sa tenue, son jean troué et le tee-shirt d’ACDC ?

 

Dans la rue et dans le but de l’abaisser toujours davantage, les gens s’effarouchent puis s’esclaffent, comme devant un film d’épouvante dont il n’y aurait rien à craindre. Des gloussements, des ricanements, des éclats de rire nerveux et intempestifs rivalisent avec la pluie qui tombe en trombes. Encore tout imprégné des tableaux, il ne prête pas attention à ceux qui haussent le ton sur son passage, expulsent l’insulte ou la menace, comme pour mieux l’épouvanter. Leur détestation s’égosille sans l’atteindre, se plaît-il à croire. Sur le chemin, tout le monde semble s’être donné le mot, on le reconnaît, on grimace d’horreur. Il lui reste cent mètres à parcourir avant de rejoindre le centre et déjà des gens lui crachent leur venin en pleine figure. De sa chambre, lui parviennent les voix du dehors. « Je vais le tuer, ce fou », « ce malade va payer », « la balance à la guillotine ! », s’époumone un inconnu. C’est comme si les gens faisaient les cent pas sur le trottoir, juste devant le foyer, pour l’abominer. Il se retient de crier, encaisse, se résigne. Est-il devenu un homme sans affect, lui aussi ? En vérité, il craint tellement qu’on ne le tue, qu’il se statufie, jambes croisées, à les écouter parler avec sang-froid, lequel le terrifie.

 

Il préfère encore penser à Marie. À l’époque, ils travaillaient tous les deux à l’abattoir, du côté de la Villette. Marie plonge ses petites mains fines dans la tête des veaux pour en désosser le crâne, lui décapite à vif les poulets, avant d’en suspendre la carcasse aux crochets. Ils lient connaissance à la sortie des vestiaires, elle tire nerveusement sur sa cigarette, le jour mourant éclairant faiblement son visage semblant aussi blanc qu’un linceul, mais sous ses paupières en amandes ses yeux brillent fiévreusement d’un feu insoumis. Son pantalon de jean moule ses jambes fines comme des baguettes, son buste disparaissait sous un grand pullover moutarde, tout son corps se tend, crispé, comme sous l’impulsion d’un influx nerveux inexpugnable. Il s’approche à pas lents et silencieux pour ne pas la brusquer. Lui aussi a envie de fumer, mais pour ne pas paraître intéressé, il engage la conversation, l’air de rien : « Tu fais grève, demain ? » Elle lève la tête vers lui, écrase son mégot, avant de lui répondre : « Évidemment. On manifeste tous demain contre ce gouvernement de capitalistes. Tous ces pourris. On n’en veut pas. » Micka se souvient du regard fixe et électrique qui avait accompagné ses propos et de la diatribe dans laquelle elle s’était lancée. Elle est prête à marcher sur l’Élysée, sur Matignon, sur tous les symboles de cette odieuse dictature ne fonctionnant que pour les riches. La dictature n’a pas d’états d’âme, elle prospère sur la misère, sur les mêmes qui travaillent comme des esclaves pour pas grand-chose. Bosser jusqu’à soixante-quatre ans ? On n’est pas des mules ! Alors pourquoi devrait-on se retenir ? On ne veut pas d’un banquier pour chef et notre volonté doit s’exercer. Le renverser, l’écraser d’abord puis aviser ensuite, voilà pourquoi Marie ira dans la rue.

 

Micka écoute, étonné par ses yeux furibonds qui se plantent dans les siens comme des glaives vengeurs et il attend qu’elle s’interrompe pour lui demander une cigarette.

— Je t’invite, avait-il ajouté aussitôt, intrigué par les ardeurs guerrières de ce bout de femme chétif. Il n’aurait su dire si elle lui plaisait, sa rigidité le dérangeait pourtant ses convictions aiguisaient sa curiosité.

— L’abattoir, ça coupe l’appétit, mais je suis d’accord pour boire un verre.

Sur le chemin, Marie paraît se détendre, elle ralentit le pas et la flamme qui tout à l’heure dévorait ses yeux laisse place à une expression rieuse. Micka admire la fossette qui égaie son menton et le menton lui-même, légèrement avancé, affirmé.

— Et où est-ce que vous vous donnez rendez-vous demain ? demande-t-il pour relancer la conversation.

— Sur les Champs, à côté de Cartier.

— J’y serai.

 

Au café, le vin rosé qu’il a commandé leur est très vite monté à la tête. Marie, qu’un rien pousse à refaire le monde, une simple remarque, un quidam revêtu d’un beau costard qu’on voit passer à travers les vitres, récrimine contre la société. Elle écharde, vilipende, condamne toute ostentation, et il l’écoute, fasciné par sa langue comme un couteau effilé, dardant sa lame affûtée. Elle commente en montrant du doigt et en ouvrant grand la bouche, forme des expressions grotesques devant les tenues : Hermès, Vitton, Yves Saint-Laurent, derbies satinés à talons, griffés Bellamy etc. Elle dit sans s’encombrer de savoir si elle est entendue de sa victime, au contraire, elle hausse le ton, invective la première venue : « Tu as un manche à balai coincé dans les fesses, toi ! Je parierais qu’au lit, tu es une vraie planche ! »

 

Passablement ivre, il intervient parfois pour lui donner raison et elle repart de plus belle, encouragée par un regard, une moue, un rire. « Ils paieront pour ce qu’ils nous font, les flics, ceux qui les soutiennent, les politicards véreux, les bourges. Ils nous craignent tous. Qu’ils se suicident pour un mot, un geste, parce qu’ils sont lâches, vendus à un vieux système pourri, périmé. Qu’ils crèvent, qu’ils étouffent, qu’ils saignent et qu’ils nous fassent enfin place nette… »

 

Elle vient de s’interrompre, regarde en direction de l’entrée du café et il ne peut s’empêcher de fixer sa gorge au grain translucide. Au lieu de regarder ses yeux qui furètent en mitraillant les clients, il s’appesantit sur sa bouche torve et frémissante, la comparant à un cœur qui palpite et lutte contre l’oppression. Après tout, n’a-t-elle pas raison ? Ce vieux monde a assez vécu avec ses hommes de loi pourris jusqu’à l’os, incapables de prendre la défense des bannis et des cas sociaux. La figure d’ordinaire si pâle de Marie s’empourpre, il voit s’échapper les flammes de l’enfer, l’écoute citer il ne sait quel scribouillard :

« Dépêchez les démunis de désobéir, les dénaturés de détourner directives, droits et devoirs. Déconsidérés, démolissez dictats, décrets et despotes. Désenchantés, déboulonnez démiurges et disciples. Dégradés, destituez directeurs, déontologues, détenteurs de dollars, douaniers, divisionnaires. Débourreurs, débarrassez-nous des diplômés, diplomates, dictées de dernière cordée. »

 

Ses yeux fous, l’horrible rictus qui la dévisage contrastent avec ses mains d’ivoire aux doigts crochus qui tapotent le formica. Il ne prend même pas peur, il s’emballe, son palpitant clapote entre ses côtes. Il s’amourache déjà de ses cernes ombragés, de ses cheveux châtain clair, raides, qui caressent son cou comme la paille sur laquelle couvent les poules dont il saigne les têtes machinalement, dans un geste privé d’affects. Il s’émeut de son corps fluet. Ses veines bleues et saillantes enflent le plat de ses mains, celle courant dans son cou se contracte au gré de sa respiration. Il ne saurait pas dire pourquoi mais la remise en question systématique de toute chose et de son contraire l’éblouit. Il aimerait en dire autant, oser insulter le premier venu arborant une moue de mépris et des yeux éteints dont le regard s’égare au-dessus de son front.

— Les voilà, dit-elle en pointant son menton en direction de l’entrée. Mes camarades arrivent.

 

Marie lève le bras, secoue la main vers eux pour interpeller trois hommes habillés de noir, vers lesquels Micka se retourne. Les gaillards se faufilent entre les tables, déposent un baiser sur la joue de Marie, avant de le dévisager. Qui est-ce ? semblent-ils demander. Ils attendent qu’elle fasse les présentations.

— C’est Micka, un collègue, avance-t-elle. Il est des nôtres. Il sera parmi nous demain.

— À la bonne heure, répond le plus âgé. On va lui apprendre comment bouffer de la barbouze.

***

 

La juge d’application des peines, alertée par sa situation, lui a donné l’autorisation de quitter l’hôtel. Il a été convenu en présence de Micka qu’il irait vivre dans le septième où il est né pour y habiter un appartement que sa défunte tante lui a légué. Sa semi-liberté a été révoquée et commuée en placement sous surveillance électronique pour une durée d’une année. Il ne s’est pas rendu compte que les appartements sont séparés par des murs de plâtre aussi épais que du papier à cigarette. Le lendemain, les yeux noirs de ses voisins croisés dans les couloirs de l’immeuble lui font comprendre combien il est le pestiféré, celui dont on ne pardonne pas le passé, que l’on condamne dans un souffle écœuré. Il subit les grivoiseries égrillardes pendant les ébats, juste au-dessus de sa tête, les appels au secours entrecoupés de hoquets. « Appelle les pompes, appelle les pompes », crie à tue-tête le voisin du dessous dans un accès de délirium. Le soir, on mange devant la télévision et les remarques ont commencé à fuser. L’apéro délie les langues des plus malveillants, des curieux et des commères. Deux couples, après s’être envoyés en l’air, s’en donnent à cœur joie : « Il vit là. Et tu sais d’où il sort ?

— Un fou dangereux qui a tué de sang-froid Alain Ascot.

— Un fou qui cavalait en compagnie d’une terroriste.

— Il l’a abattue. Tu as vu cette justice ?

— Le Club Med.

— Vingt de vacances, oui !

— Un fils de p… »

La porte vitrée ouverte, il entend de son canapé la voix de la femme, agressive, revêche, éructer. Pour elle, il n’est qu’un criminel impuni, un sale type que quatre lustres en prison n’ont pas suffi à calmer.

« Et s’il nous entend ? Que crois-tu qu’il fera, s’il nous entend parler ainsi ?

— Peu importe le jugement d’un taré comme lui. Je me fous royalement de ce qu’il peut penser. »

Micka prend le parti de ne pas répondre, il peut, de là où il est assis, crier : « Je suis chez moi. Fermez-la. » ou « Tout à l’heure, je viendrai te tuer » ou « Tu ne perds rien pour attendre, salope. » Mais il ne dit rien, ne s’énerve pas, attend que l’orage passe et que les voisins pensent à autre chose. S’il répond, alors s’ensuit le risque d’une confrontation dans les escaliers ou d’un appel à la police.

***

 

Il n’est qu’un assassin au sang-froid, un fou tuant en fonction des invraisemblables scénarios que lui dictent les voix surgies de son cerveau malade. Un monstre susceptible de vous abattre d’un coup de couteau dans le ventre pour un regard de travers, qu’il vaut mieux éviter de saluer dans les couloirs de l’immeuble. C’est ce qu’il dira au cas où on lui chercherait des noises. Les voisins s’écartent, bouche cousue, tandis que leurs gosses reprennent en chœur les sobriquets attribués par la presse. Le cavalier décérébré de la porte de Montreuil en personne vit là, au milieu d’eux. Parfois, Micka donne de la voix, tonitrue son bonjour, et on lui répond de peur de risquer sa vie. Ou par hypocrisie. Mais, tandis qu’il s’éloigne, les commentaires reprennent. On s’indigne, on menace d’appeler les flics à la moindre entrave. Les hommes aussi bien que les femmes jurent et, de loin, il ne peut qu’essuyer leurs insultes, accélérer le pas. Certains se penchent, approchent leur visage du sien, mais les caméras de surveillance des magasins les empêchent de passer à l’acte et ils s’abstiennent de toutes représailles. Comme il sort du parking d’un supermarché, les insultes dont on se gargarise surgissent d’une voiture nerveuse, vrombissante. Crève, charogne ! hurle-t-on à travers la fenêtre. Il courbe l’échine, blêmit mais ne laisse aucune expression entacher sa figure, leur refusant le plaisir du renchérissement.

***

À l’époque, il avait enlevé Alain Ascot, parce qu’il lui en voulait de soutenir un Président tombé de son piédestal et de vendre l’essence au prix fort. Il pensait redistribuer son argent à Marie, à ses camarades de lutte et au parti. En voulant l’enlever près de l’un de ses domiciles, en face du ministère des Solidarités et de la santé, il considéra le bâtiment dont les ardoises partaient à vau-l’eau en ravalant sa révolte et les mots venant mourir au bord des lèvres : Même la santé, ils nous la volent. Il avait surpris le vieux coq endimanché en train de dégoiser avec un autre qui semblait être son voisin.

 

Ascot râle contre les ouvriers dont la camionnette est stationnée devant sa maison. « Ils bloquent l’entrée et sont là à marteler le trottoir avec des marteaux-piqueurs. Le tumulte et la caillasse s’entassent devant chez nous. C’est intolérable ! Quand va-t-on apprendre à ces malotrus à travailler pour le bien ? » Micka se tient derrière la camionnette quand il voit Ascot s’éloigner en direction du métro de l’École Militaire. Il suit le vieux qui s’est arrêté à hauteur de l’avenue de la Motte Picquet devant le kiosque à journaux, le temps d’acheter quelques feuilles de chou et de s’en retourner d’un pas traînant vers son domicile.

 

L’avenue Duquesne désormais désertée par les ouvriers et vide de monde, cet été-là, lui avait laissé le champ libre. Il s’était approché d’Ascot, avait marché à sa hauteur avant de le prendre par le bras comme on le ferait avec un vieil ami et de braquer son flingue sur son flanc droit. Avance où je te tue, menace Micka dans un souffle. L’homme d’affaires tremble au contact du canon sur sa chemise mais il ne dit pas un mot. Il se redresse et le suit, l’allure rigidifiée, jusqu’à la Citroën garée le long de l’avenue. Au volant de la voiture, Marie guette, ils s’engouffrent tous les deux à l’arrière du véhicule. Micka pousse le vieux sur la banquette et sa complice roule en direction de la Porte de la Villette. Ascot parle dans l’espoir vain de raisonner ses ravisseurs mais Micka l’interrompt en enfonçant le canon dans son ventre. Tais-toi ou je te tue. Maintenant il repense au geste de Marie, ce geste pour lequel il a payé, dressant ses ennemis contre lui. Marie est devenue la mascotte de ses partisans, tandis que lui subit leurs menaces, devenu un ennemi à abattre, auquel ils reprochent d’avoir chargé leur martyre lors du procès.

***

 

Sa solitude grandit, il évite tout lieu public, les grandes surfaces, ne fréquente que modérément les artères passantes où certaines voix s’élèvent pour le traiter d’assassin ou de pourriture. Dans un magasin, celle qui bosse derrière la caisse enregistreuse le toise avec des yeux dans lesquels se lit la fureur puis, lorsqu’il parvient devant le tapis, le tance si vertement qu’il en devient blême de colère. Une cliente lui vient en aide : « Je travaille comme caissière dans la biocop de son quartier et jamais je n’oserai me comporter de la sorte. »

De fil en aiguille, il remarque qu’elle se plaît à parler de sa vie, tandis que lui se retient, n’osant trop en dire de peur que le lien ténu qui les unit se brise. Il élude son affaire, affirme du bout des lèvres son innocence.

— Non, je n’ai tué personne. Ce n’était qu’un coup de sang, celui de ma complice, pour lequel j’ai payé.

La femme ne paraît pas s’étonner, elle connaît le sujet. Ce qui l’intéresse, ce sont ces années d’enfermement pendant lesquelles il a dû se faire une raison et la sortie semée d’embûches dans un monde transformé. Il la rassure :

— L’Homme n’a pas changé, sa cruauté m’étonne toujours.

— La prison t’a transformé ?

— Elle m’a endurci, ment-il.

 

***

Ce qu’il n’a pas prévu, c’est que les occupants de l’immeuble se sont ligués contre lui dans un même élan, au même moment, comme s’il n’était qu’un chien galeux, un sous-homme que rien n’atteint ou alors un bizut qu’on s’amuse à blesser. Dans les appartements, certains s’autorisent à roter d’un timbre caverneux. Les femmes osent maintenant glousser en martelant les insultes primaires entendues çà et là. Un matin, des coups de massue intempestifs assénés dans le logement voisin le réveillent de fort mauvaise humeur. On abat une cloison et on ramasse les gravats de l’autre côté du mur du salon. Les touristes s’en sont donné à cœur joie, fracassant le carrelage avec les pieds en fonte de la table de jardin. Pour mieux l’agacer, lui. Le décontenancer. L’affoler ?

 

Il ne les salue pas, de la même façon qu’eux semblent l’ignorer en s’évertuant à ne pas poser les yeux sur lui. En réalité, quand il a le dos tourné, ils marmonnent des paroles mauvaises. Il le paiera, lui qui a dénaturé l’image de notre parti sans s’embarrasser de le présenter comme une organisation foisonnant de terroristes. On sait très bien qu’il a pactisé avec cet ancien gouvernement tant haï. Non, on ne le laissera pas encenser les créatures du pouvoir bafouant les droits de l’homme. On attend que la vermine ait le dos tourné pour se venger. Un break érafle consciencieusement la voiture de Micka, parsemant de peinture blanche la carrosserie de cette nouvelle acquisition.

 

Les incivilités se multiplient au fil des jours. Il ne peut bientôt plus faire un pas sur la route menant au bourg sans que les commentaires, toujours les mêmes, ne fusent. Les voix au timbre d’outre-tombe filtrent des fenêtres en croassant les mots tant entendus, ressassés. Le taré de la Porte de La Villette ose encore se montrer, s’autorise à marcher et à se refaire une santé malgré les meurtres qu’il a commis et pour lesquels il a si peu payé. Sa réputation est établie, ils n’ont de cesse de le condamner à mort. Micka pourrait passer des heures à écouter ce qu’on peut bien colporter contre lui, le morne sablier des jours égrène les idées noires. Idées démultipliées comme des toiles d’araignée tissées autour de sa cervelle. Les jours suivants, la canicule s’abat sur le pays et il se claquemure, ne s’autorisant qu’une petite sortie nocturne et quotidienne. Invisible à l’œil nu, le piège de la dépression se referme. Les dires, les jacassements des gens à son propos l’obsèdent à nouveau. Le remous du quartier, les « tu n’es qu’un moins que rien !» sifflés entre les dents, les regards butés des petites vieilles, ceux parcourus de lueurs noires des malveillants engendrent l’évitement. Il refuse de marcher sur les trottoirs de peur qu’on ne l’écrase.

***

 

Lors de ses rares sorties dans la rue, des individus bien entourés se sentent assurés, autorisés, se croient tout permis, distillent leur haine vorace et contagieuse. Non seulement, il est le monstre, le cerveau qui a dirigé et commandité les opérations, la main ensanglantée et la balance, mais aussi il est le reclus, le paria qui refuse de faire sa vie, de s’insérer. Non seulement, le bruit court qu’il a pactisé depuis longtemps mais en plus certains s’écrient qu’il paiera cher son oisiveté et réclament l’usage de la corde pour le parasite qu’il est. Il vit ainsi dans le harcèlement, parmi lequel viennent se glisser les alliés de Marie, ces ennemis assoiffés de vengeance, tous ses ennemis venus pour lui trouer la peau.

 

Son pas est nerveux, rapide, pressé de fuir les commentaires, et il se retient d’émettre un mot. Il a pourtant l’envie de répondre, sent sa gorge se charger de toutes sortes de propos. « Vous me donnez la force de vivre sans vous. » ou « Vous n’êtes rien que des étrangers. » « Une fois mon dos tourné, vous n’existez plus. » Mais ces mots lui restent en bouche et il se tait, se retient de répondre, passe son chemin comme si de rien n’était, comme s’il n’avait jamais rien entendu de la vexation systématique. Après tout, pourquoi s’énerver, user sa salive ? N’est-il pas plus digne de ne rien dire, de ne pas alimenter la provocation ? Ne pas envenimer la situation. Il s’est habitué à ne laisser passer aucune expression sur sa figure. Pas même un sourire, de celui qui emmerde le monde. Pas même les yeux qui s’écarquillent d’incompréhension, se froncent de dédain, foudroient de mécontentement. Pas même la bouche qui s’ouvre d’étonnement quand il ne s’attend pas à croiser ses ennemis.

 

Pendant quatre jours, il rumine de la sorte, soupèse son existence, se demande si elle vaut la peine et, chaque fois, arrive au terme de sa réflexion en pensant aux affres qu’on lui fait subir, à l’infernale exclusion comme à un chemin au bout duquel on le crucifiera sans remords, avec exaltation et réjouissance. Il rencontrera le flic du SPIP dans un mois, celui-ci l’interrogera sur les efforts qu’il mène pour se réinsérer et sur sa recherche d’emploi. Que dire, sinon qu’il refuse de vivre au milieu de collègues vindicatifs, prêts à tout pour garder leur place, qu’il manque de cran pour se confronter au rabaissement, aux humiliations quotidiennes de la hiérarchie comme de ses paires ? La colère et l’intérêt des gens s’émousseront avec le temps, comme toute chose perd de son éclat en vieillissant. Il n’y croit pas, ressasse, cherche une échappatoire qui puisse le délivrer de la mainmise des uns et de la foudre des autres. Enfreindre les lois, transgresser les interdits lui semble tout à coup la seule solution possible et il envisage d’étrangler le premier qui lui manquera de respect. Qu’on l’emprisonne. Là-bas, il retrouvera un semblant de quiétude parmi les criminels, en leur absence de jugement.

 

 

Commentaires (1)

Cardinal de La Rapière
10.05.2023

Merci pour ce beau texte! J'aime votre prose, si vivante. J'aime votre regard sur Micka et sur la bêtise des "braves gens" qui le jugent.

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